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gouvernement eut des motifs plus sérieux. Le maréchal Bugeaud lui-même conseilla de ne pas demander d'argent à Muley-AbderRhaman, qui n'en donnerait pas. Ce souverain, 'd'ailleurs, était menacé, chez lui, par des conspirations, par des séditions; Abd-elKader fomentait le mécontentement en disant et faisant dire que, s'il était empereur, il résisterait mieux aux chrétiens. Il fallait éviter de pousser les choses à une extrémité qui eût pu enlever le trône du Maroc à Abder-Rhaman pour le faire passer à Abd-el-Kader.

Le traité de paix, suivant les conditions imposées par la France, fut signé en rade de Tanger, le 10 septembre. Il restait à accomplir une opération délicate : la fixation exacte des limites entre le territoire français et le territoire marocain, fixation qui n'avait jamais été faite avec précision. Le général Delarue fut chargé de ce soin; il s'en acquitta avec habileté et signa, le 18 mars 1845, le traité de délimitation. Abder-Rhaman, le trouvant trop avantageux à la France, en différa pendant trois mois la ratification et ne se décida à l'approuver que le 25 juin, après des sommations comminatoires.

Le Maroc fut désormais fermé à Abd-el-Kader. Ce chef entreprenant trouva néanmoins moyen de continuer contre les possessions françaises des incursions fréquentes.

§ V. AFFAIRE PRITCHARD. - Pendant que la guerre du Maroc donnait un peu de lustre militaire au cabinet du 29 octobre, l'affaire de l'ex-consul anglais à Taïti, Pritchard, prenait une tournure qui jeta la plus vive irritation dans l'esprit public en France.

La nouvelle de l'arrestation et de l'expulsion de Pritchard arriva en Angleterre à la fin de juillet, avec la personne même de ce spéculateur en religion et en pharmacie. Les faits étaient, naturellement, présentés à l'avantage de l'ex-consul. Ce fut une explosion de colère dans le public et dans la presse. Le gouvernement luimême s'y laissa aller et, le 31 juillet, à la Chambre des communes, Robert Peel s'en exprima en termes discourtois à l'égard de la France et parla de réparation due par la France.

A Paris, la session allait finir; la Chambre des députés avait terminé ses séances, la Chambre des pairs délibérait encore. Le ministère y fut interpellé, mais M. Guizot, arguant du secret obligé de négociations pendantes, refusa toute explication. Sans révéler les correspondances diplomatiques, M. Guizot pouvait, du moins, exposer les faits tels que les racontaient les dépêches officielles parvenues au gouvernement; il les eût opposées aux récits exagérés qui couraient en Angleterre. Le commandant Bruat avait agi dans

les limites de son autorité en écartant un fauteur d'intrigue, un provocateur d'insurrection. L'opinion française aurait écouté alors, sans en être beaucoup émue, toutes les divagations de l'amourpropre et du bigotisme anglais. Le silence hautain de M. Guizot fit soupçonner le cabinet de se préparer à subir humblement quelque nouvelle exigence, et l'irritation contre lui s'en accrut.

Dans la correspondance diplomatique échangée à ce sujet après la clôture de la session, le cabinet français soutint fermement le droit du gouverneur Bruat et le cabinet anglais dut le reconnaître, d'autant mieux que l'Angleterre elle-même avait plus d'une fois usé de ce droit dans ses colonies et même à Taïti; il dut reconnaître aussi que Pritchard n'était plus consul au moment de son arrestation. Mais, ne voyant pas à cette mesure de motifs suffisants, le cabinet anglais persistait à demander une réparation qu'il faisait consister dans le retour temporaire de Pritchard à Taïti. M. Guizot repoussa nettement cette prétention.

Pritchard n'était ni un héros, ni un martyr. Dès le début de l'affaire, il avait donné à entendre qu'en véritable commerçant, il préférerait un dédommagement pécuniaire à toute espèce de réparation politique. Le gouvernement français, admettant que l'arrestation et l'emprisonnement avaient eu lieu dans des circonstances qui eussent pu être évitées et constituant un certain dommage, offrit une indemnité en argent. Il y avait, sur ce point encore, l'exemple de l'Angleterre, de Pritchard lui-même, qui, en 1836, ayant fait expulser de Taïti par la reine Pomaré deux missionnaires catholiques, leur avait fait obtenir de la reine, sur la réclamation de Dupetit-Thouars, une indemnité en argent. Le cabinet anglais accueillit cette idée et il fut convenu que le montant de l'indemnité serait déterminé par les deux commandants des stations anglaise et française dans l'océan Pacifique, les amiraux Hamelin et Seymour. Le 5 septembre 1844, la reine d'Angleterre, à l'ouverture de la session du Parlement, put faire dire : « Sa Majesté s'est trouvée récemmen! engagée dans une discussion avec le gouvernement du roi des Fran çais sur des événements de nature à interrompre la bonne entente et les relations amicales entre ce pays et la France. Vous vous réjouirez d'apprendre que, grâce à l'esprit de justice et de modération qui a animé les deux gouvernements, ce danger a été heureusement écarté. »

L'affaire Pritchard resta entre les mains de l'opposition une puissante machine de guerre contre un ministère qui affectait trop de

dédain pour l'opinion publique. Le nom de Pritchardistes resta attribué aux députés qui avaient voté l'indemnité.

Le 12 septembre, Louis-Philippe alla rendre à la reine Victoria la visite qu'il avait reçue d'elle l'année précédente.

§ VI. ENSEIGNEMENT. LETTRES. SCIENCES. INDUSTRIE. Une loi sur l'instruction secondaire fut présentée et votée par la Chambre des pairs, puis retirée par le gouvernement. L'Université fut attaquée avec passion dans la Chambre haute et défendue avec autant d'éclat que de constance par Victor Cousin. Dans le pays, la lutte continuait avec acharnement entre les cléricaux et l'Université, c'est-àdire l'enseignement laïque.

Achille de Vaulabelle fait paraître le premier volume de son Histoire des deux Restaurations.

Deux romans-feuilletons, de genre très-différent, les Trois Mousquetaires, par Alexandre Dumas, et les Mystères de Paris, par Eugène Sue, excitent au plus haut degré la curiosité publique.

Émile Burnouf publie son remarquable livre: Introduction à l'histoire du bouddhisme indien.

Exposition des produits de l'industrie nationale, la plus brillante qui ait encore eu lieu, attestant le développement artistique et commercial de l'industrie française, qui est alors dans une de ses plus belles époques de prospérité.

La création des chemins de fer donne aussi un grand essor au crédit public, mais provoque des entreprises aventureuses, des spéculations périlleuses pour la moralité publique.

Les questions de salaire qui agitent les classes ouvrières sont trop dédaignées par les autres.

Le 26 mai, Jacques Laffitte mourut à Paris. La Chambre des députés, dont il était membre, assista tout entière à ses funérailles, que suivirent un très-grand nombre de citoyens. Louis-Philippe, qu'il avait contribué à faire roi, y envoya des voitures de la cour.

Peu après mourait à Goritz le duc d'Angoulême, fils de Charles X. La science zoologique fait une grande perte : Étienne Geoffroy Saint-Hilaire meurt le 19 juin.

Mort de Charles Nodier, écrivain délicat, conteur exquis, critique plein d'une finesse et d'une bienveillance, qu'il ne porta pas 'toujours dans la discussion politique.

§ VII. EXTÉRIEUR. Les expositions françaises sont imitées à l'étranger. Berlin en ouvre une pour l'industrie germanique; Vienne en prépare une pour l'industrie autrichienne. L'Allemagne s'occupe

aussi des questions de salaire. Il se forme en Prusse une association centrale, pour le bien-être des ouvriers; d'autre part, la misèredes Ouvriers de manufactures, suscite des troubles dans la Silésie prussienne et en Bohême.

En Angleterre, O'Connell est condamné par le jury de Dublin. John Russell demande une enquête sur l'état de l'Irlande. La Chambre des communes vote une protestation en faveur des libertés irlandaises.

En Espagne, Marie-Christine reprend le pouvoir. Une révolte, provoquée par le général Zurbano est suivie, comme toujours de sanglantes répressions.

La Russie continue à détruire l'ancienne administration de la Pologne pour y substituer le régime exclusivement russe.

En Suède, le roi Charles XIV (Bernadotte), meurt le 27 janvier: son fils Oscar Ier lui succède.

Les sept cantons catholiques de la Suisse forment entre eux l'alliance dite Sunderbund; Lucerne appelle les jésuites et leur livre ses écoles.

Établissement du premier télégraphe électrique régulier aux États-Unis d'Amérique.

CHAPITRE XXII

Session de 1845. Les jésuites.

Godefroi Cavaignac.

Coalitions d'ouvriers. Algérie. Lettres.

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· Droit de visite.Extérieur.

Sciences.

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§ I. SESSION DE 1845. Le roi ouvrit la session le 26 décembre 1844. Le passage saillant de son discours fut celui où, parlant des discussions avec l'Angleterre, « qui auraient pu devenir graves > il constata qu'un mutuel esprit de bon vouloir et d'équité avait maintenu entre les deux puissances le bon accord qui assurait la paix du monde.

L'affaire de Taïti devait être et fut le texte des plus vives délibéra tions dans l'une et l'autre Chambre.

Au Luxembourg, l'attaque fut commencée par M. Molé, l'aspirant à la succession de M. Guizot. Il accusa les ministres du 29 octobre d'être des « comprometteurs de paix » par le désir de la conserver à tout prix; il leur reprocha la prise de possession des îles de la Société, se plaignit du droit de visite, du traité avec le Maroc.

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Quant au droit de visite, M. Guizot coupa court à la discussion en annonçant que d'autres mesures seraient prises prochainement pour la répression de la traite. Il repoussa avec habileté les attaques de son compétiteur au sujet de Taïti et du Maroc. En ce qui concerne la paix, M. Guizot répondit avec une hauteur dédaigneuse que ceux-là seuls compromettent la paix et surtout l'alliance anglaise qui, en cas de dissentiment entre les deux pays, accueillent ou ne repoussent qu'à moitié les attaques de l'opposition, et qui, tout en parlant de leur amour pour la paix, du maintien des bons rapports avec l'Angleterre, prêtent de loin, de très-loin et indirectement, un certain secours, une certaine force à ceux qui veulent brouiller les deux pays. « Voilà, dit-il en terminant, les vrais comprometteurs de paix. Eh bien, nous les combattrons les uns et les autres. » M. Molé ne répliqua point.

Au palais Bourbon, M. Guizot rencontrait une opposition plus redoutable que celle d'un rival personnel. Le premier orateur qui prit la parole contre lui fut, il est vrai, le chef du cabinet auquel lui même avait succédé; mais M. Thiers était alors désintéressé dans la question des portefeuilles et, à côté de lui, se trouvaient d'autres adversaires qui n'avaient aucune perspective de devenir ministres sous Louis-Philippe.

Le débat commença le 20 janvier. M. Thiers signala, dans la politique du 29 octobre, trois faits principaux : Taïti, le Maroc, le droit de visite, trois fautes, dit-il.

Ce qu'on avait fait au Maroc ne pouvait produire aucun effet sur la population de l'empire, puisqu'on n'occupait aucun point du sol et qu'on n'avait exigé aucune rançon. On avait donc sacrifié le Maroc, et à qui? A l'Angleterre, à l'Angleterre puissance politique? Non, mais à de basses jalousies. A un personnage infime, à Pritchard. Puis, parcourant la correspondance officielle, M. Thiers y voit un jeune diplomate facile à effrayer, s'effrayant, en effet, et effrayant aussi son ministre qui, après avoir constaté et fait reconnaître le droit des agents français, la culpabilité de l'ex-consul d'Angleterre, s'empresse d'accorder une indemnité au fauteur de révolte, sous le singulier prétexte qu'on a pu lui faire tort en l'arrêtant et l'expulsant. C'est pour faire accepter cette réparation pécuniaire que l'on sacrifie, le cœur léger, les légitimes avantages que la France pouvait, devait tirer de la guerre du Maroc.

Assurément, ni Pritchard, qui était un misérable marchand de drogues, ni les intérêts maritimes ou commerciaux que la France

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