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cette mission avec autant de respect que de fermeté. Mais, le roi persistant dans sa volonté, Fouché prépara docilement une liste de coupables comprenant cent dix noms, parmi lesquels Talleyrand fit observer que se trouvaient tous les amis du duc d'Otrante. Le conseil des ministres réduisit la liste à quatre-vingts noms; le roi effaça celui de Benjamin Constant; Alexandre fit biffer celui de Caulaincourt; enfin, à la suite de quelques autres radiations, il ne resta plus que les 57 noms inscrits dans l'ordonnance du 24 juillet.

Après avoir préparé la liste primitive, Fouché ne se fit pas scrupule d'avertir un certain nombre des inscrits, de leur procurer des passe-ports et même de l'argent prélevé non pas sur sa propre bourse, mais sur les fonds de la police, c'est-à-dire du gouvernement qui proscrivait. Était-ce absence complète de sens moral? était-ce l'effet d'une grande satisfaction personnelle? car Fouché, alors âgé de plus de 60 ans et veuf, allait épouser une jeune fille qu'une ancienne famille patricienne livrait au vieux régicide.

L'ordonnance de proscription produisit une vive impression su l'armée de la Loire, qui y voyait les noms de quelques-uns de ses chefs les plus aimés et les plus illustres. Davout réclama avec énergie, rappelant que quelques-uns ne pouvaient avoir été frappés que pour des actes commandés par lui; son nom devait donc être aussi sur la liste. Il faisait remarquer, en outre, que le général Dejean n'était pas même en activité au 20 mars. C'était vrai, mais lorsque l'ennemi était devant Paris, ce général, convaincu que Fouché trahissait, avait proposé de l'arrêter et de le fusiller. Fouché s'était souvenu.

A la lettre contenant ces observations, Davout joignait sa démission, qui fut acceptée. Ce maréchal, dont on ne peut mettre en doute ni l'habileté, ni le courage, dont on ne voudrait pas suspecter le patriotisme, avait eu le malheur d'attacher son nom à la capitulation de Saint-Cloud et de ramener derrière la Loire l'armée frémissante de n'avoir pas combattu devant la capitale. La douleur de dissoudre cette armée, de démentir toutes les illusions qu'il avait eues et données, cette douleur lui fut épargnée.

Macdonald reçut le commandement de l'armée de la Loire avec la mission d'en opérer la dissolution. On disloqua successivement les divisions en brigades, en régiments, en bataillons et en escadrons; puis, les troupes ainsi dispersées, disséminées, lorsqu'on ne craignit plus la rapide communication des ressentiments, l'ordonnance

royale fut rendue publique (le 12 août) et le licenciement s'effectua graduellement et par corps isolés.

Ces « brigands de la Loire » rentrèrent paisiblement dans la vie civile. Ils portèrent et entretinrent, sur tous les points du territoire, ce mélange confus de souvenirs de la République et de l'Empire, des guerres de la liberté et des guerres de la gloire, qui, avec le souvenir de l'invasion qui avait ramené les Bourbons, firent plus de mal à la Restauration que ne lui en eût fait une révolte ouverte de l'armée de la Loire.

Conformément à l'ordonnance royale du 16 juillet, le ministre de la guerre, Gouvion Saint-Cyr, organisait des légions départementales au nombre de 86 (infanterie), plus 47 régiments de cavalerie et 12 d'artillerie, formant un effectif de 180,000 hommes, tous jeunes soldats n'ayant pas encore servi: pour anéantir les traditions et les habitudes militaires contractées depuis vingt-cinq ans, on ne voulut admettre aucun homme ayant appartenu aux armées de l'Empire. C'était, croyait-on, une bonne précaution contre un nouveau 20 mars. Plus tard, en septembre, cette armée fut augmentée d'une garde royale comptant 40,000 hommes.

§ IV. MASSACRES A MARSEILLE. Si les brigands de la Loire s'étaient retirés pacifiquement après avoir été licenciés, bien différemment avaient agi les volontaires royaux, compagnies franches, gardes urbaines qui avaient formé la petite armée du duc d'Angoulême et que ce prince avait licenciés avant de partir pour s'embarquer à Cette. Tous étaient rentrés dans leurs foyers, en conservant leurs armes; renforcés par des réfractaires de la conscription et de la garde mobile, en relations avec les comités royalistes, ils formaient une armée prête pour une révolte dès que l'invasion en donnerait le signal.

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Marseille prit l'initiative des assassinats. La nouvelle de la défaite de Waterloo y parvint le 25 juin. Des groupes se forment dans les rues et vont crier Vive le roi! devant les postes occupés par la troupe de ligne, accompagnant ce cri d'injures auxquelles les soldats répondent par le chant de la Marseillaise. Un jeune homme s'avance, pistolet au poing, sur un des postes, le sommant de mettre bas les armes. Un coup de feu le renverse. Aussitôt la foule se répand dans les rues, la générale bat, le tocsin sonne.

Le général Verdier, commandant de place à Marseille, avait des forces suffisantes pour comprimer ou réduire toute insurrection. Mais, au lieu de chercher à rétablir l'ordre, il rassemble ses troupes

et quitte Marseille pour aller joindre l'armée du Var, aux ordres du maréchal Brune.

Maitresse de la ville, la foule furieuse se jette sur les maisons où demeurent des bonapartistes, enfonce les portes, massacre les personnes, pille on brise les mobiliers. D'autres bandes envahissent un coin de la ville occupé par des Mamelucks et autres Orientaux, revenus d'Égypte avec l'armée française. Il n'y avait là rien à prendre; on égorge tout, hommes, femmes, enfants. Quelques-uns de ces malheureux se jettent à la mer pour échapper aux assassins; ils sont tués dans les flots. Le carnage et le pillage durèrent toute la nuit, toute la matinée du 26. Il fallut, pour y mettre fin, que la garde nationale, redoutant de plus grands malheurs, prit les armes et employat la force pour faire céder les pillards.

§ V. ASSASSINAT Du maréchal Brune. - Pendant les Cent Jours, Napoléon avait donné le commandement d'un corps d'armée destiné à couvrir la frontière du Var au maréchal Brune, qui n'avait accepté qu'avec une certaine répugnance : « Je ne sais, disait-il à un ami, en montrant sa lettre d'acceptation, il me semble que c'est mon arrêt de mort que je viens de signer. Alors pourquoi acceptezvous? L'Europe est en armes, elle nous menace; quel que soit le poste que l'empereur m'assigne, mon devoir est de m'y rendre. >>

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Brune exerça son autorité avec modération et ne permit aucune réaction. Après la rentrée de Louis XVIII, il fit sa soumission et fit prendre par ses troupes la cocarde blanche; puis il remit son commandement au représentant du gouvernement royal dans le Midi, le marquis de Rivière, et, muni d'un passe-port délivré par ce gentilhomme, il partit pour Paris, dans la nuit du 31 juillet au 1er août. Arrêté un instant à la porte d'Aix, injurié, menacé, il parvint à passer et refusa de se détourner de la route directe, comme le lui conseillaient ses aides de camp. Arrivé à Avignon, il descendit pour déjeuner à l'hôtel du Palais-Royal, où se trouvait la poste. L'entrée de la voiture avait attiré un groupe d'oisifs qui s'enquéraient quel était le voyageur. Un jeune homme, appelé Soulié, s'écria : « C'est le maréchal Brune!» Etil raconta qu'en 1792, Brune avait été un des assassins de la princesse de Lamballe et avait promene dans les rues de Paris le cœur de cette infortunée. C'était une odieuse calomnie, inventée ou accueillie sans examen par un historien anglais, car Brune, à cette époque, n'était pas à l'aris. Lorsque le maréchal fut nommé commandant de l'armée du Var, des pamphlétaires royalistes exhumèrent cette calomnie et la mirent en circu

lation. Soulié ajouta que Brune allait chercher l'armée de la Loire pour châtier le Midi.

Ces paroles, rapidement colportees, amènent devant l'hôtel un rassemblement nombreux et menaçant. Le préfet de Vaucluse, M. de Saint-Chamans, arrivé le matin même, était descendu et se trouvait encore à l'hôtel du Palais-Royal. Grâce à son intervention, la voiture peut repartir, devançant la foule, qui se jette, pour la rejoindre, dans des rues latérales. Malheureusement, à la porte de la ville, il y avait un poste de gardes nationaux, dont le chef, nommé Verger, se fait exhiber le passe-port du maréchal et, sous prétexte de l'omission d'une formalité, refuse de laisser la voiture continuer sa route. Pendant ce débat, le maire, M. Puy, le préfet, le souspréfet, M. de Balzac, avertis, accourent pour dégager le maréchal et le ramener en ville. Ils sont suivis d'une foule, grossissant d'instant en instant, qui escorte la voiture avec des cris de mort. On arrive néanmoins à l'hôtel, la porte se referme sur la voiture et est solidement barricadée.

Il était dix heures du matin. Toutes les autorités, secondées par un faible peloton de gardes nationaux, luttent au péril de leur vie contre les émeutiers qui veulent envahir l'hôtel. Vers deux heures, une double détonation retentit à l'intérieur. Tous les regards se portent sur l'hôtel. «Ils sont entrés par les toits, » s'écrie la foule. En effet, des assassins ont, par le toit d'une maison voisine, gagné celui de l'hôtel et ont pénétré dans la chambre où se tient le maréchal, lisant des lettres de sa femme. « Que me voulez-vous? » demande-t-il à deux hommes qui viennent d'entrer; pour toute réponse, l'un d'eux dirige vers lui un pistolet que le maréchal dé-tourne. « Je vais, dit l'autre, te montrer comment il fallait t'y prendre », et, d'un coup de carabine, il étend le maréchal raide mort. Deux balles l'avaient frappé au cou et à la tête. Aussitôt l'assassin se présente à une fenêtre et annonce la mort du maréchal; la foule applaudit.

La fureur de ces forcenés royalistes n'était pas assouvie. Lorsque sortit de l'hôtel le cercueil contenant le corps de la victime, ils l'arrachèrent aux porteurs et le précipitèrent dans le Rhône.

Le cadavre fut roulé par le fleuve jusqu'entre Tarascon et Arles, à 12 lieues d'Avignon, vis-à-vis d'un domaine appartenant à M. de Chartrouse. Caché dans un fossé profond, par les soins de trois serviteurs du domaine, il resta là deux ans. La veuve du maréchal connut alors le secret de cette retraite et le fit rapporter à Paris, le

6 décembre 1817. Mais ce fut seulement le 19 mars 1819 qu'elle put obtenir l'autorisation de poursuivre les assassins de son mari. Un seul fut condamné à mort par contumace, et, comme il était insolvable, la veuve de l'assassiné dut payer elle-même les frais du procès.

§ VI. EXÉCUTION DE LABÉDOYÈRE.

A Paris, la « justice royale » agissait avec des formes et des apparences plus régulières.

Quelques jours après l'assassinat de Brune, le 5 août au soir, la police arrêtait, rue du Faubourg-Poissonnière, 5, le colonel Labédoyère. C'était lui qui, commandant, en mars 1815, le 7° régiment de ligne, avait, le premier, rejoint, avec sa troupe, Napoléon sur la route de Grenoble. Promu général pendant les Cent Jours, il fut attaché à un des corps de l'armée de la Loire ; il avait fait noblement son devoir à Waterloo. Inscrit sur la liste de proscription du 24 juillet, il avait tous les moyens de quitter la France. Avant de partir, il voulut rentrer à Paris pour revoir sa jeune femme, récemment accouchée. Un homme de police, qui avait fait avec lui le voyage de Riom à Paris et l'avait accompagné jusqu'à la maison où il devait loger, alla aussitôt le dénoncer. La maison fut cernée par un bataillon prussien; Labédoyère se livra. Un conseil de guerre fut aussitôt convoqué pour le juger.

Labédoyère comparut le 15. La salle d'audience était remplie d'officiers, de princes, de diplomates étrangers, de jeunes femmes en toilette appartenant aux grandes familles royalistes et d'autant plus exaspérées contre ce jeune homme d'ancienne noblesse qui avait été spontanément au-devant de « Buonaparte. »>

Labédoyère était en costume civil, sans aucune décoration. Il répondit avec fermeté et sans forfanterie à l'interrogatoire, déclarant qu'il avait agi sciemment et sans se dissimuler les conséquences possibles de sa conduite, mais qu'il avait cru devoir faire le sacrifice des liens les plus chers à la patrie, qui doit l'emporter sur tout. Après le réquisitoire, il prit la parole: « Si ma vie seule était en cause, dit-il, je me bornerais à vous dire que celui qui a quelquefois conduit de braves gens à la mort saura lui-même y marcher en brave homme, et je ne retarderais pas votre sentence. Mais on attaque mon honneur en même temps qu'on attaque ma vie, et mon honneur ne m'appartient pas à moi seul : une femme, modèle de toutes les vertus, un fils au berceau ont droit de m'en demander compte; je veux qu'ils puissent dire que, malgré le coup qui va m'atteindre, l'honneur est intact... »

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