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sollicita du colonel la permission de revenir pour le jour de son hymen. Laissons le-partir, nous le rejoindrons bien plus tard.

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C'était, ainsi que je l'ai dit, le jour où nous avions fait les honneurs du fameux chapon, que j'avais eu la folie de le présenter comme mon mari. L'homme au chapon m'avait quittée pénétré de joie; s'il avait sacrifié soixante mille francs et un rouleau de doubles louis, il s'en allait du moins avec une excellente place. Que fit-il pour la perdre? Je l'ignore; mais un matin que j'étais bien loin de penser à lui, je le vois arriver avec une figure désolée : « Ah! madame, me dit-il, je suis un homme ruiné, perdu; trois mois après avoir été nanti de la place que vous m'a*«< viez obtenue, on me l'a ôtée. Je n'attribue pas << mon malheur à M. de M***, il n'en est sûrement << pas la cause; mais puisqu'il n'a pu me conser<< ver cet emploi, je dois croire qu'il ne balancera << pas à me remettre la somme qu'il a reçue et << que je ne dois considérer que comme un prêt. » « Je suis désolée moi-même, lui répondis-je, «de votre malheur, et j'ai comme vous la per<«<suasion que M. de M*** ne voudra pas conser<< ver un argent qui vous a profité si peu de << temps; je ne crois pas pouvoir mieux vous le a prouver qu'en vous restituant moi-même votre

« aimable galanterie. Je ne vous demande pour « cela que deux jours.

<«< Non, madame, me répondit-il, je sais par« faitement que c'est de tout votre cœur que vous « Vous êtes employée pour moi; ce serait me << faire la peine la plus sensible que de me parler « de cette bagatelle: vous ajouteriez à mon mal<< heur. >>

Ce bon solliciteur était venu chez moi en cabriolet. << Veuillez, monsieur, lui dis-je, me prêter « votre voiture, et de ce pas je cours chez M. de << M** plaider votre cause et savoir pourquoi vous « ávez éprouvé un pareil désagrément? >>

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« De tout mon cœur, me dit-il, » et me voilà en course. Je trouvai chez lui M. de M**, je lui contai toute l'affaire, et le priai de prendre ses arrangements pour restituer les 60,000 fr. « Bah! me dit-il, me croyez-vous assez simple pour cela ? n'ai-je pas tenu ce que j'avais promis? Est-ce « ma faute à moi s'il n'a pas su garder la place « que je lui ai procurée, s'il a des ennemis, si «l'on a écrit au ministre qu'il était une créature « de Bonaparte, s'il est accusé d'avoir tenu des « propos très-indiscrets pendant les Cent jours? « Le ministre m'a fait des reproches de lui avoir <«<< donné un pareil homme. J'ai eu à ce sujet ún « différend fort désagréable. J'ai employé dans

«< cette affaire une dame moins scrupuleuse que <«< vous; par son entremise, tout s'est arrangé « comme vous désiriez. Votre protégé a obtenu «< ce qu'il désirait; je ne sais pas ce que j'avais à << faire de plus; je ne tiens point bureau d'assu

<< rance. >>

<< Comment, monsieur, lui dis-je, pouvez-vous << me tenir ce langage? songez dans quel embarras <<< vous me mettez. Que voulez-vous que je fasse, « et que dois-je dire à ce malheureux qui attend «< avec empressement votre réponse? Non, je ne reparaîtrai devant lui qu'avec la somme qu'il « réclame, dans les mains. >>

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Eh bien, reprit-il, vous ne reparaîtrez pas << desi tôt, car je ne rendrai certainement pas cette << somme; j'ai d'ailleurs fait, ces jours-ci, des << pertes considérables, et n'ai pas le sou. »>

-- << Puisqu'il en est ainsi, monsieur, vous ne << trouverez pas mauvais que je m'adresse au mi<«<nistre, que je lui fasse part de votre déloyauté <«<< et de la situation où vous me mettez. >> «Comme vous voudrez, madame, je m'en moque. »> Lorsqu'on me parle avec douceur, on obtient de moi tout ce qu'on veut. Lorsqu'on me parle avec hauteur, mon amour-propre s'irrite, et je ne ménage plus rien. Je connaissais le ministre; j'étais tourmentée de l'idée de ce pauvre hommè

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frais pour lui, mais il assurait toujours que je ne le conserverais pas.

Au moment de prendre le café, une folie me passa par la tête, folie excusable dans ce moment de gaîté et d'abandon, et que pourtant j'ai payée bien cher. J'ai dit que M. de N** m'avait témoigné le plus vif désir d'obtenir ma main, et assurément je n'avais nulle intention de répondre à ses vœux; mais en ce moment, excitée par les plaisanteries du colonel, piquée dans mon amourpropre, la coquetterie me donna un conseil perfide: je pris M. de N** par la main, et élevant la voix, je le présentai à mon oncle le Commandeur, comme son futur neveu; j'en fis autant à une de mes tantes, sœur de ma mère qui se trouvait

avec nous.

Je ne pourrais peindre les transports de ce jeune officier; il était enivré de bonheur, et moi je jouissais de mon triomphe; j'étais charmée de rendre l'ironique colonel témoin de cette scène dont il ressentait un vif dépit. Ce n'était de ma part qu'une étourderie, mais j'avoue qu'elle était trop forte, et que n'ayant nulle envie d'épouser M. de N**, c'était passer toutes les bornes que de me la permettre. Combien cette aventure n'at-elle pas été défigurée ? quelles fâcheuses interprétations ne lui a-t-on pas données? je l'ai entendu

raconter dans une société où j'étais inconnue, et il n'y avait pas un mot de vrai dans ce qu'on disait. Je viens de la décrire fidèlement, telle qu'elle s'est passée.

Mon oncle, à qui le jeune homme plaisait, me félicita de mon choix. Je reçus un compliment semblable de ma tante, qui me dit : «Tu vas bien faire enrager ta tante de N**, en portant le même nom qu'elle; cela me fait plaisir. Ma tante avait des dispositions à la dévotion, et le trait n'était pas mal pour une dévote.

Tout le monde fut content de sa soirée, excepté moi qui sentais vivement la faute que j'avais com

mise.

Le lendemain le jeune Alphonse de N*** vint me revoir, ivre, comme il le disait, de son bonheur. J'étais à son égard dans une position assez difficile. Je ne voulais pas le tromper, je n'avais la veille commis qu'une étourderie. Je crus devoir lui en faire franchement l'aveu: « Écoutez,

1 On a prétendu dans le monde que c'était moi qui avais fasciné l'esprit du jeune homme, qui l'avais poussé à m'épouser; que j'avais tissu le réseau dans lequel il était tombé; que j'avais nourri artificieusement son amour, et abusé de son extrême attachement pour arriver à ce dénouement. Si l'on se donne la peine de me suivre dans la continuation de ces Mémoires, on se convaincra que si je n'avais pas eu un éloignement invincible pour de nouveaux nœuds, rien ne m'eût été plus facile que de contracter ceux-la.

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