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On a vu jusqu'à présent si ma vie mérite quelque blâme, si elle est celle d'une femme qui dût être un jour frappée d'un jugement dont la nature empoisonne et flétrit aujourd'hui mon existence. Il n'est pas, dans tout ce que j'ai fait, un seul jour dont j'aie à rougir; il en est beaucoup dont j'ai à me glorifier.

En traçant la seconde partie de ces Mémoires, j'ai la juste et légitime espérance que je ne pa- . raîtrai pas plus coupable que dans la première, et que l'on sera bien plus disposé à me plaindre qu'à me blâmer. Un jour viendra où les portes qui me retiennent s'ouvriront, pour me rendre à la société ; ce jour-là ne cesse d'être présent à ma pensée, c'est sur lui que tous mes regards sont fixés; je veux sortir pure de tout reproche; je veux reparaître dans ce monde dont je n'ai jamais mérité d'être séparée, sans avoir à baisser les yeux, et parée de la robe d'honneur que je n'ai jamais quittée. Je me le dois à moi-même; je le dois au nom que je porte et surtout à la mémoire d'un père que je n'ai cessé d'honorer, dont les vertus ont toujours été présentes à ma mé

moire.

Il est temps enfin de parler et de secouer le fardeau dont je me suis laissée accabler. Que chacun prenne sa part dans le drame dont il s'a

git ici. Je ne sacrifierai pas ma réputation plus long-temps, pour ménager cellé des gens qui m'ont poussée vers l'abîme où je suis tombée, et qui peut-être ont goûté une secrète satisfaction dans mon malheur; je déchirerai donc les voiles et je dirai la vérité au risque de faire pâlir ceux qui ont de légitimes motifs pour la redouter. Qu'ai-je besoin en effet de ménager les individus que j'ai connus dans la prospérité et qui m'ont abandonnée dans l'infortune?

Jusqu'à l'époque que je vais retracer, je m'étais produite dans le monde sous le nom honorable de mon père; dorénavant je serai désignée sous celui de mon fils, et ce changement ne sera point une combinaison de ma part, mais le résultat d'un conseil que je devais respecter. Mon oncle le Commandeur qui, après s'être éloigné de moi pendant quelque temps, était revenu me voir et me témoignait alors le plus vif intérêt, une tante qui voulait bien aussi ne pas me regarder comme étrangère à ma famille, me représentèrent que mon fils qui grandissait portant le nom de Campestre, il était plus convenable que je portasse le même nom que lui, et leurs observations me parurent judicieuses; mais je ne voulus point le reprendre sans en prévenir la famille de mon mari. J'en reçus une lettre très

flatteuse; non-seulement on trouvait bon que je reprisse ce nom, mais on me priait de le faire; la lettre même qu'on m'écrivit à ce sujet était adressée à Madame de Campestre. La famille fit plus; elle me pria de vouloir bien suivre l'affaire, déjà si infructueusement entamée avec M. le duc d'Orléans et quelques autres. On m'offrait, si je voulais m'en charger, une procuration générale et spéciale et tous les fonds nécessaires. Ces lettres ont été déposées avec beaucoup d'autres, mais je n'ai pu encore m'en remettre en possession, malgré les demandes réitérées que j'ai faites et la requête que j'ai présentée à ce sujet.

les gens que

En reprenant le nom de mon fils, je n'avais assurément aucune vue d'intrigue et d'ambition; celui de mon père était si beaų! l'autre si obscur! Il est vrai infatués de vanité croyaient me flatter en y ajoutant un titre, mais j'en riais la première et n'y attachais aucune importance; cependant, j'en fais l'aveu de bonne foi, et sans pouvoir en définir le motif, j'avais quelque plaisir à laisser faire.

Je n'aurais certes jamais pensé qu'une qualifition que je ne prenais pas, qu'on me donnait librement et qui n'avait rien qui ne pût se concilier avec ma naissance, fût un assez grand tort

pour devenir le sujet d'une accusation criminelle. Il fallait donc, pour être conséquente, me faire autant de crimes des titres qu'on me donnait; car on m'appelait tantôt baronne, tantôt comtesse, souvent marquise; il n'y avait que le titre de princesse qui manquât, et avec un peu de vanité n'aurais-je pas pu croire que j'étais du bois dont on les fait? Mais ces titres que la flatterie me donnait, que je n'avais aucune raison de repousser, peut-on citer un seul acte public où je les aie pris? Il faut vraiment avoir grand besoin de sujets d'accusation pour les chercher dans des motifs aussi frivoles.

Mais laissons ces tristes réflexions, sauf à y revenir. Me voilà donc avec mon nouveau nom, suivant les affaires que j'avais commencées, c'està-dire me livrant à mon penchant décidé pour rendre service. J'avais à cœur de couronner ceux que j'avais rendus à MM. Louvet. Je désirais voir M. Élie de Périgord. Madame Louvet, qui ne le désirait pas moins vivement, me proposa une partie pour Versailles et je l'acceptai de bon cœur. La partie fut charmante et d'une extrême gaîté; le colonel des cuirassiers me reçut avec beaucoup de grace, et me témoigna le regret de ne pouvoir rien faire pour m'obliger, son régiment étant au grand complet. « Mais, ajouta-t-il, vous avez,

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« madame, un parent dans les chasseurs de la garde, M. de N... qui pourra remplir vos in« tentions; voyez-le, je suis persuadé qu'il se fera << un vrai plaisir de vous être utile. Je ne le connais point personnellement; mais il sera sùrement frappé de la justice de votre demande. » Je le remerciai de son conseil et le quittai bien convaincue que je n'obtiendrais rien. Que pouvaisje me promettre de mes parents? ils en agissaient de si mauvaise grace avec moi! Cependant tourmentée par madame Louvet, je voulus bien consentir en riant à écrire à mon cousin que je n'avais jamais vu, et qui ne me connaissait probablement que sous les rapports les plus désavantageux. Contre mon attente, je reçus le lendemain une lettre signée de M. de N... Eh! mon Dieu, m'écriai-je, avant de la lire, est-ce que ce cousin ne ressemblerait pas aux autres? je lis: « Je me ferai un vrai plaisir, madame, me disait << M. de N..., de vous être utile et agréable, si cela dépend de moi, quoique je n'aie l'honneur pas << d'être votre parent ainsi que la ressemblance «< des noms a pu vous le faire croire. Mon ser« vice ne me permettra pas de me rendre aujourd'hui auprès de vous; mais demain, si vous « voulez le permettre, j'irai me mettre à vos « ordres. >>

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