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théorie complète de la philosophie du langage. Il a dit à quelles conditions l'étymologie deviendrait une science exacte; il a deviné le rôle important de l'onomatopée dans la formation des idiomes primitifs. A une époque où les monuments de l'histoire de l'écriture n'étaient pas encore découverts, classés et interprétés, il a déterminé la marche qu'avaient nécessairement suivie les arts graphiques. Sans avoir étudié le système ingénieux des caractères de l'extrême Orient, il a su apprécier les avantages d'une écriture idéale. Enfin, il avait pressenti quelle vaste carrière ouvriraient un jour la logotomie et la graphonomie; car il a reconnu et proclamé les principes suivants :

La création des mots roule sur quatre éléments entièrement dissemblables entre eux : l'être réel, l'idée, le son et la lettre; leur réunion en un même point prouve que, malgré leur dissemblance, ces éléments se tiennent par un lien secret, principe de leur formation et qu'il est possible de découvrir. L'anatomie du mot donne fort bien pour l'ordinaire, soit la définition de la chose nommée, soit la description du fait allégué; l'expérience confirme les inductions du raisonnement.

Par l'examen mécanique des mots, on peut arriver à connaitre les variétés de conformation anatomique dans l'organe vocal suivant les climats et les races; on peut découvrir quel était le génie particulier de chaque nation ou son degré de culture; tracer l'itinéraire des sciences sur le globe; distinguer les noms des personnes réelles

et les noms allégoriques des êtres fictifs; rétablir ainsi l'ordre et la lumière dans le chaos des mythes et des légendes, et obtenir en partie la restauration des langues perdues.

S'élevant ensuite à des conceptions plus hautes, De Brosses a entrevu le premier la possibilité de rame-ner la masse infinie des mots de toutes les langues à un très-petit nombre de racines absolues et communes.

C'est surtout pour faciliter les opérations de l'examen mécanique des mots, le dégagement des valeurs altérées et la composition d'un glossaire général, qu'il a cherché à composer un alphabet organique applicable à toutes les langues de l'univers. Voici comment il avait compris

cette œuvre :

Cette écriture doit réunir, en outre, les diverses formules des peuples de la terre, elle sera syllabique, elle sera alphabétique, elle sera par clefs d'organes et de prononciations vocales; elle aura la plus grande simplicité possible; et, comme les clefs d'organes amènent à beaucoup d'égards la connaissance des clefs idéales, elle pourra joindre, à la rapidité d'une écriture littérale, quelques-uns des avantages de l'écriture chinoise.

De Brosses avait même essayé de représenter par la figure des lettres l'organe qui les articule, afin que, l'image de la voix dirigeant le mouvement des organes, la même écriture devint immédiatement lisible partout. Il voulait que l'alphabet fut un véritable glossomètre permettant de mesurer le degré de ressemblance des langues, dans

un tableau de nomenclature générale. Car De Brosses avait pressenti, comme nous l'avons dit, l'avenir de la philologie comparée; il pensait qu'on arriverait un jour à comparer toutes les langues les unes aux autres; à les disposer toutes ensemble et à la fois sous les yeux dans une forme parallèle, dans un tableau universel, dans l'ordre des racines absolues, dans un glossaire général, où, par cela même, elles viendraient se ranger par la seule force des choses dans l'ordre chronologique.

Voici comment il essaye de réaliser cette haute conception dans son système :

La ligne droite perpendiculaire représente la lettre lèvre; oblique de 45 degrés penchant à droite par le sommet, la lettre dent; oblique penchant à gauche par son sommet la lettre gorge; la ligne courbe en forme de crosse perpendiculaire représente la lettre langue, inclinée à droite la lettre palais, inclinée à gauche la lettre

nez.

Un point à droite fait distinguer la douce; un point à gauche, la rude ou l'emphatique; on peut donc, avec trois signes, au plus avec sept, indiquer toutes les articulations simples.

La voyelle représentée par une verticale plus déliée figure le tube vocal; un petit trait horizontal indique T'endroit de la longueur où le son est frappé, et deux signes suffisent à la représentation de toutes les voix possibles. Si ce petit trait est à droite, il signale la voix finale dans la syllabe; s'il est à gauche, la voix initiale; s'il est

des deux côtés, la voix intermédiaire. De plus, comme le caractère de la voyelle est placé au-dessus de la lettre consonne, il peut représenter les points de la Massore et ceux de l'alphabet arabe; il forme ainsi une écriture syllabique.

L'aspiration labiale ou e muet est marquée par le trait voyelle plus court et incliné à droite par son sommet; de même, incliné à gauche, il marque l'aspiration gutturale. Quant aux esprits, au lieu de les figurer comme dans son premier tableau, De Brosses met au-dessus de chaque lettre le trait représentatif de l'organe étranger dont la lettre affecte l'esprit ; ce qui permet d'indiquer la dominante dans les groupes bi-lettres ou tri-lettres.

1. Cette écriture a donc l'avantage de représenter avec un petit nombre de signes très-simples des combinaisons innombrables.

2. D'indiquer la dominante dans les lettres doubles.

3. De simplifier l'étude de la lecture, en donnant aux caractères une valeur syllabaire sans laquelle les transcriptions des langues sémitiques, chinoises, et même celles du sanscrit, sont toujours imparfaites. Si l'alphabet organique ne manquait pas d'un signe de mutisme nécessaire à certaines opérations de philologie; s'il avait, à l'exemple des Samaritains, des signes pour l'accent passionnel (dont De Brosses connaissait l'existence), sa théorie serait complète au point de vue de la parole humaine. Mais si, en théorie, l'alphabet organique approche beaucoup plus de la perfection que tous les systèmes postė

ricurs; quelle que soit la simplicité de ses éléments graphiques, il n'est pas de beaucoup supérieur dans la pratique aux essais que nous allons analyser.

Le manque de liaison entre les signes et, par suite, la nécessité de lever la plume à chaque syllabe, empêche cette écriture d'être cursive.

La similitude des signes qui ne diffèrent que par leur degré d'inclinaison est aussi trop grande et pourrait amener quelque confusion; les voyelles et les valeurs labiales sont également représentées par des verticales qui ne diffèrent que par la grosseur de la ligne, différence insuffisante. L'équivalent ordinaire de chaque ligne étant formé de trois lignes superposées, composées des mêmes éléments, il serait difficile de ne pas les mêler si on écrivait avec un peu de précipitation et sans espacer suffisamment les lignes. Sous ce rapport, le premier système proposé par De Brosses avait l'avantage d'éviter en partie cette confusion, puisque les voyelles et les labiales avaient des lignes distinctes et que l'esprit faisait corps avec la consonne; mais cet avantage était compensé dans ce dernier cas par la forme trop compliquée de certaines lettres, en sorte qu'on pourrait répéter, au sujet de l'alphabet organique, l'observation faite par De Brosses au sujet de l'alphabet vulgaire. «Il est arrivé à l'auteur de cette découverte, ce qui arrive à tous les premiers inventeurs, qui, après avoir, par un coup de génie, découvert le principe originel, n'employent ensuite dans la pratique qu'une méthode assez défectueuse.

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