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MÉMOIRES Â12

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On l'a dit bien des fois, mais il est toujours à propos de le redire, nous sommes trop inattentifs à la signification des mots de la langue usuelle et littéraire. Habitués à nous en servir de mémoire et comme par routine, nous nous contentons, sans plus de curiosité, d'éprouver qu'ils répondent aux besoins de notre vie intellectuelle, comme l'air et l'eau satisfont à ceux de notre vie physique, sans nous mettre en peine de connaître leur

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nature et leur composition élémentaire. Cela prouve qu'il n'est pas absolument nécessaire d'être philologue ou chimiste; et de fait, ce serait une condition d'existence trop au-dessus de la portée du plus grand nombre. Toutefois, un peu de chimie et de philologie në peuvent pas nuire, et sans être linguiste de profession, il n'est personne de nous qui ne se soit bien trouvé d'avoir réfléchi quelque peu à la valeur et à la force expressive des termes qu'il emploie tous les jours instinctivement. On s'aperçoit alors que les mots sont quelque chose de merveilleusement puissant, et qu'il y a en eux comme une double lumière qui envoie un rayon à chacun des deux organes de notre faculté de connaître, aux sens et à la raison, et qui nous donne, à la fois, la double forme sous laquelle nous pouvons percevoir les objets, la forme abstraite et la forme sensible, celle du sens propre et celle du sens figuré, celle de l'idée et celle de l'image. Et quand on a enfin pénétré et approfondi le mot, on sent aussi qu'on a pénétré et approfondi l'objet et qu'on sait bien mieux s'en rendre compte.

C'est ainsi, Messieurs, qu'en y pensant, pour la pre¬ mière fois, à l'occasion de la tâche que j'ai à remplir aujourd'hui devant vous, j'ai été singulièrement frappé de la justesse expressive du terme que le langage ordinaire emploie pour désigner ces réunions d'hommes sa→ vants ou lettrés qui se forment pour traiter ensemble des choses de l'esprit. On les appelle des corps, des corps

savants. L'idée matérielle que représente cette expression, dans son sens propre, n'a rien qui rabaisse l'objet qu'elle désigne, et l'image qu'elle offre à la pensée donne la meilleure définition possible de ce que sont les académies, de leur mode d'existence, de renouvellement et de perpétuité. Oui, la langue vulgaire a trouvé le mot juste en nous appelant des corps, et par ce terme elle représente à l'instant, dans son ensemble, toute la loi de notre existence et celle de tous les phénomènes qui la signalent. Une académie est bien en effet un corps vivant, composé de membres ou plutôt de molécules intellectuelles ayant leur action distincte, et dont la réunion constitue la vie du tout, se succédant les unes aux autres, se renouvelant bien rapidement, hélas! dans le corps qui conserve son identité de forme et de substance, malgré le mouvement qui entraîne les parties composantes, et qui, après un terme plus ou moins long, en renouvelle intégralement toute la matière. Nous sommes des corps, et c'est fort bien dit, car nous vivons de la vie des corps, restant nous-mêmes chaque année, tout en per→ dant et en acquérant chaque année quelqu'une des parties qui nous composent.

Pardonnez, Messieurs, cette introduction un peu longue au secrétaire annuel, dont la tâche périodique est dé vous raconter, tous les ans, l'histoire de votre renouvellement substantiel, et de vous faire le tableau des pertes et des acquisitions de votre corps académique. Mais on n'est pas académicien pour ne rien dire, et cha

cun tire parti de sa matière comme il le peut. Pourtant, de peur que vous ne m'accusiez de ne vous dire que des riens, j'en viens immédiatement au fait, c'est-à-dire, à l'exposé des modifications subies par votre personnel depuis l'année dernière.

En commençant par le côté pénible de mon sujet, je me hâte de dire, afin qu'une idée consolante le domine, que nous avons à saluer beaucoup plus de nouveaux membres, que nous n'avons à en regretter d'anciens. Je trouve six noms seulement au chapitre des pertes et douze à celui des acquisitions. Il est vrai que quelquesuns de ceux qui ont disparu, ont laissé parmi vous un grand vide, car vous perdiez en eux non-seulement des confrères, mais des compatriotes et des amis.

Ainsi, j'ai pu constater, non sans m'y associer moimême, l'émotion douloureuse produite parmi vous par la mort du vénérable Jean-Baptiste Mougeot, le doyen des botanistes français, votre correspondant depuis 1811. Dès cette époque, M. Mougeot s'était déjà fait un nom dans la science; il avait herborisé pour la première fois en 1795, et il n'a cessé de le faire qu'à la veille du jour où il a cessé de vivre. Comme le sage de la sainte Ecriture, il savait tous les noms des plantes de la terre depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, et il n'y avait pas sur les sommets et sur les pentes des Vosges un brin d'herbe qu'il ne connut personnellement. Heureuse vocation que celle du botaniste à qui il est donné de passer sa vie dans la douce intimité des simples qu'il est si facile de

classer, de caractériser et de décrire! Qu'elle fait envie à l'historien condamné à user la sienne dans l'étude du monde tumultueux, où s'agitent les hommes! Il avait donc été donné à M. Mougeot de pouvoir se consacrer à la culture de la plus pacifique de toutes les sciences. Devenu le patriarche des Vosges, planant des hauteurs du Hohneck sur tout le monde botanique, il voyait tous les ans de nombreuses phalanges d'herborisateurs se réunir autour de lui, et il dirigeait leurs expéditions scientifiques à travers les montagnes et les vallées. On allait à lui, non-seulement pour puisér dans les trésors de sa riche expérience, mais aussi pour jouir du charme de son caractère et de l'agrément de sa conversation. Grâces à ce double attrait, Bruyères, sa ville natale, qu'il ne voulut jamais quitter, était devenu le rendez-vous de tous les savants qui s'intéressent aux progrès de la Flore française. Mais, je m'arrête, Messieurs, il y en aurait trop à dire sur cette existence si féconde et si bien remplie par les travaux du savant, par les services du bon citoyen, par les œuvres du chrétien charitable. Car M. Mougeot a été véritablement un homme de bien, et du nombre de ceux qui ne peuvent quitter la terre sans être pleuré de beaucoup et regretté de tous.

Une autre perte, également sensible pour la Lorraine comme pour l'Académie de Stanislas, est celle de M. Boulay de la Meurthe. La destinée de Boulay de la Meurthe offre un contraste frappant avec celle du paisible botaniste vosgien. D'un caractère énergique et résolu,

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