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MERCURE DE FRANCE, DECEMBRE 1811. 439 verbes populaires, l'autorité des anciens et l'almanach du bon laboureur; on retrouve à trente lieues de Paris les mœurs et les préjugés du quinzième siècle. Il me semble que jusqu'à ce jour l'homme des champs a été trop célébré dans nos poëmes et trop négligé dans nos institutions. Ce n'est pas assez d'avoir des maîtres, il faut encore leur donner des disciples. Avant d'établir des académies d'agriculture, peut-être aurait-il été convenable de préparer le peuple des campagnes à recevoir leur instruction. Nous avons des écoles pour les classes qui se destinent à l'étude des lettres, des sciences et des beaux arts; la munificence du chef de l'Empire en a ouvert pour les arts mécaniques, mais il nous en manque encore pour l'agriculture. J'ai toujours pensé que rien ne serait plus facile et d'une utilité plus grande que d'établir au-dessous des colléges des maisons d'éducation rurale, où les fils des cultivateurs viendraient s'associer aux lumières de leur siècle, déposer les préjugés de leur enfance, et s'instruire de toutes les parties de la science qui se rapportent à leur importante profession.

La Société d'agriculture de Paris avait proposé il y a trois ans un concours pour la rédaction d'un Almanach du Cultivateur, où l'on indiquerait avec la plus grande précision les principes les plus généralement reçus, les procédés les plus avantageux, les découvertes les plus utiles. Ce sujet a été remis pour 1809 et 1810, et n'a point encore été traité d'une manière assez satisfaisante pour mériter le prix. Ce serait cependant un don précieux à faire aux campagnes. Mais ce ne serait pas assez qu'il fût précis, il faudrait encore qu'il fût clair et sur-tout dégagé de cet étalage d'érudition, de ce pédantisme de mots grecs et latins dont nos savans agriculteurs ne surchargent que trop souvent leurs écrits.

M. Deschartres, saus vouloir concourir pour le prix, a cru pouvoir répondre aux vues de la Société en publiant son Moniteur rural. Il l'a divisé en deux parties: dans l'une il décrit tout ce qui appartient à la culture proprement dite, dans l'autre tout ce qui regarde la partie administrative d'un domaine. M. Deschartres n'est point un de ces cultivateurs citadins qui sans sortir de

leur chambre s'érigent en législateurs et prétendent regler en souverains l'empire de Pomone et de Cérès. Son ouvrage est le fruit de sa propre expérience; c'est au milieu des champs, au sein de ses propriétés rurales, qu'il a recueilli les faits qu'il nous transmet, essayé les méthodes, vérifié les observations des plus habiles agriculteurs. Il n'affiche point d'orgueilleuses prétentions. Sa marche est simple et facile; il se contente d'indiquer mois par mois les travaux qui conviennent à la culture des terres, des bois, des prés et des vignobles. J'avoue que plusieurs de ces détails m'ont semblé si connus, qu'il étail presqu'inutile de les répéter. C'est le tableau des opérations les plus vulgaires de la science agricole. Mais au milieu de ces détails communs, on aperçoit quelquefois des vues neuves, utiles et propres à donner aux cultivateurs des idées justes et étendues. Un des articles qui m'ont paru mériter le plus d'attention et offrir le plus d'intérêt, c'est celui qui regarde la carie des blés. M. Deschartres a fait à ce sujet des expériences qui méritent d'être connues, et qui jettent un grand jour sur ce phénomène dont la cause est encore incertaine et douteuse.

M. Deschartres observe d'abord, que cette maladie du règne végétal était inconnue aux anciens, que son origine ne remonte pas au-delà du milieu du seizième siècle que Champier, qui écrivait en 1560, en parle comme d'un fléau récent, et déclare positivement que de son tems les cultivateurs assuraient qu'il ne remontait pas au-delà de trente ans. Mais à quelle cause faut-il l'imputer? Olivier de Serres l'attribue à l'action des brouillards, à l'humidité de l'air, à une influence particulière de l'atmosphère. Le célèbre docteur Réad, et Geoffroi avant lui, pensent que dans quelques circonstances les étamines sont privées de leur poussière, et que, dans cet état, le grain renfermé dans l'épi, se corrompt par degrés, et se convertit en une poussière noire, grasse, et d'une odeur insupportable.

Mais M. Deschartres observe très-bien qu'il faut être étranger aux premières notions de la botanique, pour émettre une pareille opinion; car; si la poussière des éta

mines manque, il n'y a plus de fécondation, et parconséquent point de grain. Cet argument est si frappant, que le docteur Réad s'est empressé de désavouer son opinion. Il faut donc chercher une autre cause plus vraie et plus conforme à la marche de la nature. Il est constant que les variations de l'atmosphère influent puissamment sur la végétation, et qu'elles en modifient les phénomènes d'une manière très-sensible. Mais comment les brouillards produiraient-ils la carie, et comment ne la produiraient-ils que depuis deux cents ans? Les brouillards sont-ils une création de nos siècles modernes? Leur origine n'est-elle pas aussi ancienne que celle de l'atmosphère elle-même? Et comment se feraitil que de deux champs exposés à la même influence de l'atmosphère, l'un pro duisit des épis cariés, l'autre des. épis sains et vigoureux?

Quelques auteurs ont écrit que les symptômes de la carie se manifestaient dès l'instant de la germination, et qu'avec des yeux exercés on pourrait d'avance distinguer ceux des pieds qui devaient être atteints de la carie; que la maladie se connaissait à la pâleur des feuilles. Ces faits ont même été avancés avec une telle assurance, qu'ils sont aujourd'hui reçus comme des articles de foi chez la plupart des cultivateurs; mais M. Deschartres les a soumis à l'expérience, et il en résulte que les médecins du règne végétal ne sont guères plus infaillibles que les nôtres, et qu'ils se sont complètement trompés quand ils ont donné la pâleur des feuilles comme le signe pathognomonique de la carie.

« Pour m'assurer, dit M. Deschartres, si la blancheur » des feuilles était un signe réel de la carie, je semai du » blé dans un terrain argileux, compact et froid. Je fais » ordinairement emblaver le plus tard possible ce champ, » de la contenance de huit hectares environ. Le blé qui » à la fin de décembre n'avait encore que deux feuilles » offrait un quart de plan vergeté, marqueté de taches >> blanches et, comme on dit, panaché. Le champ voisin, >> au contraire, qui avait été semé cinq à six semaines » avant, présentait un ble fort, vigoureux, d'une vera dure franche, bien prononcé et sans tâche, et couvrant

>> en un mot toute la terre mais aux approches de la ré< >> colte, ce bled avait au moins un sixième de carié, tan» dis que mon champ à feuilles panachées a produit un » blé sain et de la couleur la plus belle. J'ai renouvelé » cette observation plusieurs fois, et j'ai constamment >> remarqué les mêmes résultats. Il ne m'a pas été difficile. » de reconnaître que ces caractères n'ont d'autre cause » que l'action de la gelée sur un blé qui n'a pas encore acquis assez de vigueur pour la supporter, mais qui » se répare aisément lorsque la température devient plus >> élevée. »

Virgile avait raison quand il disait :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas.

Nous connaissons à peine les choses les plus simples, et cette maladie des blés, devenue si commune, est en¬ core l'objet de mille opinions diverses et opposées. Les docteurs en agriculture, forcés de renoncer à leurs accusations contre la nature de l'air, se sont rejetés sur les mauvaises qualités de la terre; ils ont soutenu que la carie ne provenait que du vice du terrain, et pour justifier leur opinion, ils ont produit des pieds entiers dont toutes les tiges étaient attaquées du même mal. Le fait paraît constant. Il a été vérifié par M. Deschartres, qui déclare qu'en effet la carie n'est point un accident particulier à une seule tige, mais qu'il est commun à toutes les tiges qui partent de la même racine, et qu'ainsi le mal est dans la racine ; mais s'ensuit-il que ce soit à la nature du terrain qu'il faille attribuer cet accident? Si le terrain était le seul coupable, pourquoi trouverait-on à côté d'un épi carié un épi sain et vigoureux? pourquoi la maladie atteindrait-elle si souvent les individus les plus beaux et les mieux nourris? Ces réflexions ont engagé M. Deschartres à se livrer à de nouvelles recherches, et comme les insectes jouent un très-grand rôle dans toutes les maladies qui attaquent les plantes, il s'est persuadé qu'à l'époque de la fructification, quelques insectes inconnus attaquaient les racines des blés, portaient le désordre dans le système organique de la plante. et y produisaient la carie.

« Dès l'instant de la lésion, dit-il, la substance laiteuse » et sucrée qui crée le gluten n'étant plus alimentée, entre >> en fermentation par le contact de l'air se décompose » et amène la carie.» Cette opinion n'est encore qu'une conjecture; mais elle n'est point sans vraisemblance, et si jamais l'expérience la vérifie, on expliquera facilement pourquoi les anciens n'ont pas connu la carie, et pourquoi le chaulage garantit les grains de cette funeste maladie. M. Deschartres a fait d'autres expériences qui sont également intéressantes. Il s'est assuré, par exemple, que la carie n'est point une substance grasse et oléagineuse, comme on l'a cru; qu'elle n'est point contagieuse; qu'elle n'infecte ni les pailles avec lesquelles elle se mêle, ni les grains sur lesquels elle pent tomber. Toutes ces observations sont d'un grand intérêt pour l'agricul ture, et ce n'est que de cette manière qu'on peut parvenir à dégager les connaissances humaines des préjugés qui en retardent si souvent les progrès.

M. Deschartres s'est aussi occupé de l'influence des phénomènes météorologiques. C'est la partie de la science la plus suspecte. Les anciens étaient, à cet égard, d'une erédulité excessive. Le grand Hippocrate lui-même regardait les météores du ciel comme les signes manifestes de la volonté des Dieux. Combien de croyances puériles et superstitieuses dans les ouvrages de Pline de Virgile, de Manilius, et des écrivains de l'antiquité qui ont écrit sur l'astronomie ou l'agriculture! Ce n'est qu'au dix-septième siècle que la physique et l'histoire naturelle ont commencé à prendre un caractère plus raisonnable. Si l'on veut prendre une idée de toutes les rêveries que la crédulité avait consacrées jusqu'alors, il faut lire un petit livre intitulé: Ephemerides aëris perpetuæ, seu popularis et rustica tempestatum astrologia ubique terrarum vera et certa, autore Antonio Mizaldo: c'est-à-dire, Ephémerides perpétuelles de l'air, ou la véritable astrologie populaire et rurale pour tous les lieux de la terre; par Antoine Mizauld, en 1560. L'auteur y a rassemblé tous les pronostics connus de son tems, avec l'explication que le peuple des campagnes leur donnait. Il paraît lui-même fort pénétré de leurs

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