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sainte par des allégories; la morale ne roulait que sur des questions frivoles et ridicules, dont les disputes de Jean XXII avec les franciscains sur la propriété du pain qu'ils mangeaient, peuvent donner une idée. On ignorait l'art d'observer et par conséquent de raisonner; on isolait trop les sciences qui doivent se prêter un appui mutuel. Qu'on le remarque bien, la vraie logique, ou l'art de fonder ses raisonnemens sur des faits, précède les autres sciences, les guide et les éclaire. Tant qu'elle ne sera pas née, nous m'aurons ni physique, ni histoire naturelle, ni chimie, ni législation, ni même de mathématiques. Toutes ces sciences renaîtront avec elle, et à leur tour elles éclaireront sa marche et affermiront ses pas.

Tandis que notre occident languissait dans cet état d'ignorance et de dégradation, l'orient brillait encore de quelque lumière. La langue grecque si belle et si féconde n'avait point été altérée comme la latine. Malgré les persécutions de quelques empereurs iconoclastes, les sciences souvent gênées dans leur marche n'avaient pas cessé d'être cultivées, et la Grèce avait toujours eu des écrivains de mérite. L'Arabie au douzième siècle fut gouvernée par des princes amis des lettres, et sous leur empire on étudia avec succès la médecine, l'astronomie et la dialectique; mais cette der nière science produisit chez les Arabes les mêmes effets que chez nous, et jeta les docteurs mahométans dans des questions frivoles et insolubles. Athènes, Alexandrie, avaient aussi leurs écoles; mais au quinzième siècle, en 1455, Mahomet II se rend maître de Constantinople et d'Athènes peu-à-près Alexandrie succombe sous les efforts des Perses, et bientôt, par un retour qui n'est que trop ordinaire, l'ignorance la plus complette s'empare de ces contrées célèbres presqu'au moment même où les lumières renaissaient en occident pour ne plus faire que des progrès rapides et non interrompus.

L'orient, en perdant ses lumières, en communiqua du moins une partie à l'occident. Des Grecs célèbres vinrent se réfugier en Italie, et y apportèrent leur langue, leurs connaissances, leurs systèmes de philosophie, le platonisme qui triompha sous les Médicis, le péripapétisme qui eut son tour sous leurs successeurs. Ces Grecs firent connaître les anciens, et c'est à-peu-près le seul service qu'ils rendirent à l'Italie : le peuple ingénieux de cette contrée avait avant l'arrivée des Grecs cultivé sa langue avec succès.

Déjà le Dante et Pétrarque avaient produit des chefsd'œuvre et fondé la véritable gloire littéraire de l'Italie.

Bientôt séduits par les charmes de la littérature, les savans de toutes parts s'attachent à l'étude des anciens. Sénèque et Cicéron forment des enthousiastes. Tous les systèmes des philosophes grecs renaissent, et la théurgie elle-même trouve des partisans. Mais autant on prit de goût pour tout ce qui tenait à l'antiquité, autant la scholastique inspira-t-elle de mépris et d'aversion. Elle fut proscrite, et son langage regardé comme un jargon barbare et inintelligible. Elle fut sur-tont tournée en ridicule par un esprit sage et étendu, par Erasme qui dans un siècle à demi-sauvage évitant tous les excès sut tenir un juste milieu entre les catholiques trop zélés et les protestans fanatiques. D'un autre côté les partisans de la scholastique la présentaient comme le rempart de la religion, et les moines mendians dont elle faisait la gloire et la force la défendaient avec tout le zèle que donne l'intérêt et l'esprit de parti. De plus les ennemis d'Aristote donnèrent dans des erreurs pernicieuses à la morale; on crut donc ne pouvoir trouver la vérité et la vertu qu'en se réfugiant dans le sein de ce philosophe, et en respectant ses décisions comme celles d'un oracle infaillible. Dans ces circonstances où les ennemis du catholicisme établissent pour une des premières bases de leur réforme l'abolition de la scholastique, il n'en faudra pas davantage pour la faire adopter plus que jamais par toutes les écoles catholiques on la regardera comme le palladium de la foi; ou l'identifiera avec la religion, et tous les ennemis de cette méthode passeront pour des hérétiques telle est la logique des passions.

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Cependant les Allemands, les Génevois, les Anglais, en rejettant-la scholastique, gagnèrent beaucoup du côté des études. Adoptant peu-à-peu les principes de Bacon, ils prirent l'expérience pour base de leur philosophie, et étudièrent la théologie dans les sources. Avant la formation de l'Université impériale, nous n'avions rien en France qui égalât les établissemens d'instruction publique de l'Alle magne et de Genève. Là toutes les sciences, la bonne littérature, la saine philosophie, sont enseignées sur le plan le plus vaste. Là se trouvent réunis les savans les plus distingués dans tous les genres. Aussi a-t-on dit avec quelque raison que les études des Allemands commencent où les nôtres finissent.

Montaigne et Charron avaient déjà introduit le bon sens

dans la philosophie, et fait sentir l'utilité du doute. La dé couverte du Nouveau-Monde, la réforme, l'invention de l'imprimerie, avaient mis dans toutes les têtes une activité que rien ne pouvait arrêter. Il ne fallait qu'une imagination ardente et forte pour opérer une révolution dans la philosophie, même au sein du catholicisme. Descartes paraît, combat la scholastique, change la face des sciences, et pour en hâter les progrès, pose quelques principes qu'il ne suit pas toujours. Il rendit aux mathématiques des services. essentiels, mais presque tous ses pas dans les sciences philosophiques furent marqués par des erreurs. Au lieu de. commencer par des faits, il avait eu recours à des abstractions et à des principes.

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Descartes eut pour partisans en France tous ceux qui n'avaient aucun intérêt à soutenir les opinions des scholastiques; les plus distingués furent les solitaires de PortRoyal seuls ils eussent suffi pour faire une révolution dans les sciences, mais au moins ils contribuèrent forte--ment à leurs progrès. C'est à eux que l'on est redevable d'une multitude d'écrits qui ont fixé la langue française et qui dureront autant qu'elle; de ces Provinciales si purement écrites et où se trouvent réunis tous les genres d'éloquence; de ces grammaires grecques et latines où sont approfondis. les principes des deux langues; de cette logique si différente de celle des écoles, et qui renferme tout ce qu'Aristote a dit de meilleur sur le langage, et tout ce que Descartes a de plus juste sur la méthode; de cette grammaire générale où la vraie métaphysique paraissait pour la mière fois, et de tous ces traités de morale où les principes de la philosophie chrétienne sont exposés avec fant de force et de netteté. Ils dûrent leurs succès à la justesse de leurs méthodes et à l'habileté avec laquelle ils manièrent la langue française. Tant de mérite devait porter ombrage aux jésuites alors dominans, et chargés presque partout de l'éducation de la jeunesse. Ils jurèrent la perte de cette école rivale où fut formé Racine. Il était impossible d'attaquer les solitaires de Port-Royal du côté de la science, il fut aisé de les prendre sur les opinions religieuses. Ne pouvant les faire ignorans, on les fit jansénistes; mais les jésuites n'y gagnèrent rien. Pour se justifier du crime d'hérésie et continuer de poursuivre leurs adversaires, d'un côté les port-royalistes combattirent vigoureusement les protestans; de l'autre, sans vouloir rompre l'unité, ils sou mirent aux règles d'une saine critique les droits des papes,

et éclaircirent les principes qui servirent de base aux quatre fameux articles de l'église gallicane. Les jésuites ayant pour eux la raison du plus fort, vinrent à bout de détruire Port-Royal en 1708; mais moins de soixante ans après cux-mêmes avaient disparu.

Malgré leurs lumières, ni Descartes, ni les solitaires de Port-Royal, n'avaient découvert la véritable logique et la marche naturelle de l'esprit humain; ils n'avaient dissipé qu'en partie les ténèbres qui couvraient l'horizon des sciences cet honneur était réservé à nos voisins. Bacon, le vrai Socrate moderne, et né trente-six ans avant Descartes, portant un regard juste et profond sur toutes les connaissances humaines, avait commencé à débrouiller le chaos dans lequel elles étaient plongées, avait fait sentir le vide et l'inutilité des anciennes méthodes, et posé pour unique base des découvertes et de la certitude l'expérience et l'observation. Trop éclairé pour son siècle, il n'en fut pas assez entendu; mais un de ses compatriotes, né trentesix ans après lui, devait avoir la gloire de développer ses principes. Locke, profitant des vues de Bacon et de celles de Descartes, appliqua l'observation aux opérations de l'entendement, découvrit l'origine et la filiation des idées, marqua avec précision les forces et les limites de l'esprit, moutra l'influence du langage sur les idées, distingua les abstractions des objets réels, el fut ainsi le fondateur de la vraie philosophie.

Gassendi avant Descartes et Locke, marchant sur les traces de Bacon, avait donné une logique dont le plan simple servit depuis de modèle aux auteurs de celle de Port-Royal. Il place l'origine des idées dans les sens, et insiste sur le danger de l'abus des mots. Buffier, dans son Cours des Sciences, a suivi la même doctrine et montré un esprit vraiment philosophique. Enfin Voltaire à qui les sciences, les lettres et la philosophie ont presqu'une égale obligation, Voltaire par ses lettres sur les Anglais acheva d'accréditer les sentimens de Locke, comme il avait donné à la physique et à l'astronomie une impulsion salutaire par ses Elémens de la philosophie de Newton: mais bientôt la France ne devait avoir plus rien à envier aux étrangers. Elle possédait dans son sein un disciple de Locke qui ne tarda pas à égaler et même à surpasser son maître. Condillac, esprit juste, profond, méthodique, plein de clarté, invariable dans sa marche, mit à la portée de tous les esprits ce qu'il y a de plus caché dans les profondeurs de la philosophie. Il eut

beaucoup de partisans et ne fit pas d'enthousiastes. Il ne parla qu'à la raison, et c'est par l'imagination que l'on en flamme les esprits. Il n'eut que du bon sens, et l'on ne séduit que par des erreurs brillantes. Excellent observateur, son système fut celui de la nature. Au même moment où cet auteur célèbre, dans un de ses meilleurs écrits, animait une statue pour découvrir les idées que nous devons à chacun de nos sens, Bonnet à Genêve concevait un pareil ouvrage et l'exécutait à-peu-près sur un plan analogue. Les mêmes principes de philosophie qui ne trouvaient qu'un seul écrivain en Espagne et en Portugal, un petit nombre en Italie, se propageaient par des écrits nombreux en Allemagne, en Ecosse, en Angleterre, et dans d'autres contrées de l'Europe.

En France, cette philosophie pénétra dans toutes les Académies et fut adoptée par tous les hommes instruits. Elle contribua à introduire dans tous les ouvrages plus d'ordre, de suite et de clarté; mais elle fut toujours exclue des écoles publiques. La méthode des scholastiques, sauf quelques modifications et un peu de carlésianisme, continua d'être la base de l'enseignement philosophique dans les colléges et les universités.

La révolution arrive. L'assemblée constituante, composée de tout ce qu'il y avait de plus éclairé dans tous les ordres, ne tarda pas à porter ses vues sur l'instruction. Aussi bon écrivain que philosophe et politique habile M. Taleyrand-Périgord fut chargé de rédiger un plan sur cette partie. Ce plan fut brillant, vaste et méthodique. L'art de raisonner, dans les écoles de district qui correspondaient aux lycées, était lié avec la rhétorique et par conséquent dégagé de la rouille scholastique. La logique et la morale avaient deux chaires dans l'Institut qui devait remplacer les anciennes académies. On peut remarquer que le plan des écoles de district pour les études littéraires est à-très-peu-près le même que celui des lycées. Malheureusement l'assemblée constituante se sépara trop tôt. Elle forma beaucoup de projets et en laissa l'exécution à des successeurs infidèles qui s'empressèrent de détruire son

ouvrage.

Les opinions n'eurent bientôt plus de mesures. Les idées exagérées prirent rapidement la place des idées justes el raisonnables. L'assemblée législative, oubliant les travaux de ses prédécesseurs, se fit présenter un nouveau rapport sur l'instruction. Condorcet lui servit d'organe.

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