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maintenir la paix. Toute l'action belliqueuse s'est reportée en Orient et hors d'Europe. La question d'Orient, que la jalousie des puissances européennes avait empêché de résoudre rationnellement, s'est débrouillée peu à peu, mais incomplètement, par la formation d'États chrétiens, qui, sous des formes politiques empruntées à l'Europe, restent agités par les rivalités d'influence entre les puissances et par le conflit entre la civilisation européenne et la tradition nationale.

La guerre a cessé. Le perfectionnement de la police et l'énormité des forces militaires des gouvernements ont rendu les révolutions impossibles. Chaque État est donc resté fixé au régime où il se trouvait quand la transformation militaire s'est opérée; les gouvernements, ayant pris conscience de leur force, ont arrêté l'évolution du régime constitutionnel vers le régime parlementaire. Seule la France a pu renverser l'Empire privé de ses armées, et a établi un régime parlementaire démocratique où, après un long conflit avec les partis monarchiques catholiques, le parti radical a pris le pouvoir (1879) et fait évoluer lentement le régime vers le gouvernement représentatif direct. Les autres États ont conservé leur régime antérieur, parlementaire dans l'Ouest, constitutionnel dans le centre.

Les partis nationaux en Europe centrale (Allemagne, Italie, Hongrie), en se ralliant aux nouveaux gouvernements nationaux, ont affaibli l'opposition. Mais l'évolution intérieure, quoique ralentie, a continué pacifiquement, et les partis politiques ont subi une transformation graduelle qui les a peu à peu fait glisser vers la démocratie. Les gouvernements abandonnaient le régime absolutiste; le parti conservateur, obligé de les suivre, a passé sur l'ancien terrain du parti libéral constitutionnel. Le parti parlementaire, ne pouvant maintenir le suffrage restreint, s'est rapproché du programme démocratique. Les deux partis intermédiaires de bourgeoisie libérale se sont ainsi tondus presque entièrement, le constitutionnel dans le parti conservateur, le parlementaire dans le parti démocrate.

La Norvège a profité de l'absence d'armée et de sa constitution révolutionnaire (de 1814) pour forcer le roi à accepter un régime parlementaire démocratique. - En Angleterre, le parti libéral, désoganisé par son alliance avec le parti irlandais, s'est mélangé au parti radical. En Belgique, le vieux parti libéral, attaché au régime censitaire, a été emporté après l'établissement du suffrage universel imposé aux Chambres par la menace d'une révolution des ouvriers. En France, en Italie, en Allemagne, les anciens partis parlementaires, ne pouvant soutenir la concurrence électorale avec les partis radicaux démocratiques, sont réduits à l'état de débris. Il

ne reste guère en Europe que deux partis, conservateur et démocrate, mais beaucoup moins éloignés qu'en 1815, car l'évolution qui a entraîné les conservateurs sur le terrain libéral les a poussés aussi vers la démocratie. Bismarck et Guillaume II, Disraëli, Napoléon III et le comte de Paris ont donné la formule nouvelle d'une monarchie démocratique, dont l'idéal est le gouvernement personnel du souverain appuyé sur le dévouement traditionnel du peuple, l'accord permanent entre le prince qui dirige la politique du pays et les sujets qui ratifient ses actes par le suffrage universel

Les deux partis internationaux, catholique et socialiste, définitivement organisés, ont pris une place permanente dans la vie politique et commencent à pénétrer de leurs principes les anciens partis politiques. Le parti conservateur tend à se fondre avec le parti catholique ou à s'allier à lui dans les pays protestants pour rétablir l'autorité conservatrice de l'Église. Le parti démocratique s'imprègne d'idées socialistes, et, dans les pays où son propre programme est épuisé, tend à le renouveler par des mesures de réforme sociale. Tous les partis tendent ainsi, comme en Belgique, à se concentrer en deux masses, l'une conservatrice, l'autre démocratique, qui toutes deux tendent à recevoir leur inspiration théorique des deux partis doctrinaires extrêmes pour lesquels la politique n'est qu'un moyen. Or ces deux extrêmes enseignent dans leur doctrine et appliquent avec une rigueur logique dans leur propre organisation deux conceptions radicalement opposées qu'ils tendent à introduire dans la vie politique : l'Église reste fidèle à la tradition absolutiste de l'autorité souveraine émanée d'en haut, et exercée par des chefs investis d'un caractère sacré; les socialistes, suivant le principe démocratique, n'admettent qu'une autorité déléguée par en bas à des mandataires élus. — Mais la direction pratique de la vie politique reste partout aux partis intermédiaires, parlementaires ou conservateurs libéraux, partis de transaction, occupés d'affaires pratiques plutôt que de doctrine, qui, amortissant les chocs entre les deux conceptions opposées, maintiennent, au milieu de polémiques ardentes, une paix sociale et une liberté que l'Europe n'avait jamais encore connues.

Une tendance naturelle à attribuer les grands effets à de grandes causes nous porte à expliquer l'évolution politique, comme l'évolution géologique, par des forces profondes et continues, plus larges que les actions individuelles. L'histoire du XIXe siècle s'accorde mal avec cette conception.

Seules l'Angleterre, la Norvège et la Suède ont eu une évolution politique à peu près régulière, produite par un développement interne continu. Le reste de l'Europe, de 1814 à 1870, a subi des crises brusques amenées par des événements soudains: 1° la Révolution de 1830, qui a détruit l'alliance de l'Europe contre la Révolution, implanté dans l'Ouest le régime parlementaire et préparé l'incubation des partis catholique et socialiste; -2° la Révolution de 1848, qui a fait passer dans la pratique le suffrage universel, préparé l'unité nationale de l'Europe centrale, organisé les partis socialiste et catholique; 3° la guerre de 1870, qui a créé l'empire allemand, l'a rendu prépondérant en Europe, a détruit le pouvoir temporel du pape, a changé le caractère de la guerre et établi le régime de la paix armée.

La Révolution de 1830 a été l'œuvre d'un groupe de républicains obscurs servis par l'inexpérience de Charles X; la Révolution de 1848 l'œuvre de quelques agitateurs démocrates et socialistes aidės par le découragement subit de Louis-Philippe; la guerre de 1870 l'œuvre personnelle de Bismarck préparée par la politique personnelle de Napoléon III. A ces trois faits imprévus on n'aperçoit aucune cause générale dans l'état intellectuel, politique ou économique du continent européen. Ce sont trois accidents qui ont déterminé l'évolution politique de l'Europe contemporaine.

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