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VINGT-NEUVIEME LEÇON

SOMMAIRE

Liberté individuelle considérée dans ses rapports avec la pnissance publique. Obligations et droits qui se rattachent à cette question. Réfutation de l'opinion qui représente les hommes réuuis en société comme saerifiant une partie de leurs droits pour conserver le reste. Il ny a pas de lois arbitraires, mais de bonnes et de mauvaises lois, et celles qui sont un moyen de conserver l'ordre social sont moralement obligatoires comme celles qui défendent le crime. Les moyens d'ordre sociaux plus ou moins nécessaires selon que les moyens d'ordre individuels sont plus ou moins grands. La société se maintient par les services qu'elle exige et par les contraintes qu'elle impose. Services publics au point de vue de la justice et au point de vue de la défense sociale. Contraintes de police et contraintes de justice.

MESSIEURS,

Nous avons dit que la liberté individuelle peut être considérée sous trois points de vue divers : dans ses rapports avec la personne même qui la possède, dans ses rapports avec les autres individus, dans ses rapports avec la puissance publique. Sous le premier point de vue, nous avons cité d'abord l'esclavage ou le quasi esclavage volontaire, la soumission de l'homme à l'homme déterminée par le besoin ou par la crainte. Nous avons ensuite parlé des vœux reli

gieux perpétuels; nous avons examiné ce fait d'individus qui, par un motif religieux réel ou apparent, se soumettent aux volontés d'un supérieur et abdiquent toute idée de propriété et même de possession personnelle. Nous avons recherché quelles sont les restrictions apportées par les lois à cet usage ou à cet abus de la liberté individuelle.

Nous avons à examiner maintenant la liberté individuelle sous le second point de vue; nous avons à considérer la perte de la liberté individuelle non plus comme un sacrifice volontaire fait par son possesseur, mais comme une usurpation faite par les autres, comme un empiètement de l'homme sur l'homme, comme une exploitation de l'homme par l'homme. Et cela prend deux termes bien connus : l'asservissement domestique proprement dit, et l'asservissement domestique dans un sens plus large; en d'autres termes, l'asservissement de la femme et des enfants au chef de famille et l'esclavage proprement dit, l'esclavage ou le servage volontaire; en d'autres termes encore, comme le dirait un romaniste, la puissance paternelle, ou le pouvoir du chef de la famille sur chacun de ses membres, et la puissance dominicale ou le pouvoir du maître sur l'esclave.

Vous trouvez l'exemple de la première forme d'asservissement dans l'organisation de la famille ancienne où les enfants et la femme elle-même étaient, en quelque sorte, la chose du père de famille. J'ai déjà cité ce fait etje ne m'y arrêterai pas. L'asservissement domestique n'est plus reconnu par nos lois. La famille aujourd'hui est organisée selon les lois natu

relles et rationnelles. Ce sont des liens de respect, d'obéissance, d'affection, de protection qui rattachent entre eux les membres d'une même famille. Les intérêts de tous sont également pris en considération par la loi lorsqu'elle règle les conditions de l'état de mariage et les conditions de l'état de paternité et de filiation, les obligations et les droits respectifs du mari et de la femme, du père et de l'enfant, du chef et des membres de la famille. Et l'homme qui, aujourd'hui, dépasserait la juste limite de ses droits, qui abuserait de sa condition de chef de famille, de sa condition de mari ou de père, serait exposé aux répressions de la loi. Voyez quelle différence entre la famille ancienne et la famille moderne. Aujourd'hui, le chef de famille qui se trouve dans la malheureuse nécessité de pousser la correction paternelle au delà de ce que peut être l'administration du père de famille, est obligé de recourir à la puissance judiciaire. Sans doute il y a là des formes particulières, sans doute le père obtient de la puissance judiciaire une confiance qu'elle n'accorderait pas à un étranger, mais enfin la loi ne donne pas au père le droit de priver son enfant de la liberté, si ce n'est avec l'autorisation du magistrat. Et la protection que la loi accorde à l'enfant, elle l'accorde, à plus forte raison, à la femme. On peut donc dire que chez nous l'asservissement domestique n'existe plus.

Quant à l'asservissement non domestique, quant au servage, quant à l'esclavage proprement dit, nous en avons longuement parlé en traitant de l'égalité civile. Nous n'avons plus à nous y arrêter.

Il nous reste donc à considérer la liberté individuelle sous le troisième point de vue, il nous reste à la considérer dans ses rapports avec la société, avec la puissance publique. C'est là le point de vue le plus important, c'est là l'ordre d'idées qui offre à la fois le plus de complications et le plus de gravité. La liberté individuelle placée vis-à-vis de la société en tant que corps moral, placée vis-à-vis de la puissance publique en tant que cette puissance est chargée à la fois de protéger l'individu et de maintenir le corps social, la liberté individuelle, il est facile de le concevoir, donne souvent matière aux questions les plus compliquées et les plus délicates. L'individu, d'un côté, a besoin que la société lui garantisse sa liberté. La société, en même temps, a besoin que chaque individu contribue au maintien, à la conservation du corps social, voilà l'autre face de la question. L'une et l'autre n'ont besoin que d'être indiquées pour qu'on en comprenne toute la gravité, toute l'impor

tance.

Or les questions de liberté individuelle, soit qu'on les envisage sous le point de vue des obligations de chacun envers le corps social, soit qu'on les envisage sous le point de vue de la garantie des droits de chacun, garantie que le corps social doit donner, s'offrent à l'examen du publiciste comme les questions les plus importantes et les plus utiles, et celui qui, séduit par tout ce que d'autres questions peuvent avoir de spécieux ou de brillant, négligerait les questions de liberté individuelle, ne ressemblerait pas mal à l'enfant qui, séduit par quelques douceurs et

désirant les obtenir à tout prix, se livrerait à toutes sortes d'impatiences au lieu de souhaiter ce qui doit former la nourriture la plus salutaire pour lui. C'est la liberté individuelle, ce sont les droits qui en découlent qui forment l'aliment le plus substantiel, si je puis parler ainsi, de notre vie, de notre existence publique. Être esclave de ses obligations civiques, être en même temps fier de ses droits, toujours prompt à remplir les premières, toujours prêt à réclamer, à défendre les seconds, voilà la véritable qualité du citoyen. C'est alors et alors seulement qu'il peut se dire à bon droit homme libre et digne de l'être.

J'ai parlé des obligations et des droits qui se rattachent à la question de la liberté individuelle. Ce serait, en effet, une erreur grave que de n'envisager la liberté individuelle que sous le point de vue des droits de chaque individu, sous le point de vue des garanties que la société doit à chacun pour le libre exercice de ses droits. Je viens de le dire, la société nous doit sans doute la garantie de nos droits, mais la société elle-même et, avec elle, cette même garantie serait impossible, si, à leur tour, les individus ne contribuaient pas, par l'exact accomplissement de leurs obligations, au maintien et à la conservation du corps social. Il y a donc obligations d'un côté, droits de l'autre. Il faut envisager la liberté individuelle et pour connaître à la fois ce que l'on peut faire et ee que l'on ne doit pas faire, par l'obligation que chacun de nous a de contribuer au maintien de la société et de ce que la société nous garantit.

Et quand je parle de nos obligations sociales, des

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