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Nous sommes heureux de pouvoir reproduire ici les termes de ces savantes conclusions :

<< Messieurs, a dit M. le procureur général MANAU, après notre réquisitoire écrit, qui résume tous les éléments de l'importante question qui vous est soumise, et surtout après le rapport si concis, et pourtant si complet, que vous venez d'entendre, nous aimons à penser que vos esprits sont préparés à accueillir favorablement notre pourvoi, et que les observations orales que nous avons le devoir de vous présenter, pour achever de le justifier, ne feront que confirmer une conviction déjà acquise.

<< Sans autre préambule, nous posons la question. Elle se formule ainsi L'art. 6 § 3 de la loi du 12 janvier 1895 relative (comme le porte son titre) « à la saisie-arrêt sur les salaires et petits traitements des ouvriers et des employés » a-t-il abrogé la loi du 9 juillet 1836, le décret du 31 mai 1862 et tous autres règlements sur la comptabilité publique, concernant les saisies-arrêts pratiquées sur les traitements des fonctionnaires et employés de l'État qui ne dépassent pas 2.000 francs?

>>

« Le juge de paix de Montlouis, dans son jugement du 4 avril 1895, a répondu affirmativement, en validant une saisie-arrêt pratiquée entre les mains d'un percepteur sur le traitement dû par l'État à un instituteur public et ne dépassant pas 2.000 francs. Le juge de paix de Lesparre, dans un jugement du 27 août 1895, a fait la même réponse. Au contraire, le juge de paix du canton est de Dunkerque, par jugement de 30 mai 1895, et celui du Vigan, par jugement du 1er août 1895, ont répondu négativement. En présence de ces solutions contradictoires, qui étaient de nature à troubler l'organisation des services dépendant de l'administration des finances, nous avons jugé nécessaire, dès qu'elles nous ont été signalées, d'user de la prérogative qui nous est attribuée par l'art. 88 de la loi du 27 ventôse an VIII, et de nous pourvoir dans l'intérêt de la loi, afin de fixer la jurisprudence. C'est le jugement en dernier ressort du juge de paix de Montlouis, contre lequel les parties ne se sont pas pourvues, que nous vous avons déféré. C'est la cassation de ce jugement que nous venons vous demander, convaincu que nous sommes qu'il a consacré une doctrine absolument contraire à la loi.

<< Pour le démontrer, il est indispensable de se demander d'abord quelle était la législation sur la matière avant la loi du 12 janvier 1895. Et notons tout de suite que, sous la réserve de la question spéciale que vous avez à résoudre, et quelle que soit la solution que vous croirez devoir lui donner, cette législation reste incontestablement applicable pour les traitements supérieurs à 2.000 francs.

« Quelle est donc cette législation? Examinons-la de près, car cet

examen nous conduira, par une logique que nous croyons irréfutable, à la solution que nous vous demandons d'adopter.

« Le siège de la discussion se trouve d'abord dans l'art. 13 de la loi du 9 juillet 1836. Le § 1er est ainsi conçu : « Toutes saisies-arrêts ou << oppositions sur des sommes dues par l'État, toutes significations de << cessions ou de transports desdites sommes et toutes autres ayant pour objet d'en arrêter le paiement, devront être faites entre les mains des << payeurs, agents ou préposés sur la caisse desquels les ordonnances ou << mandats seront délivrés. » Il faut remarquer que cette disposition ne s'applique qu'aux saisies-arrêts à faire dans les départements. Car le § 2 du même article porte : « Néanmoins, à Paris, et pour tous les paie«ments à effectuer à la caisse du payeur central, au Trésor public, «<elles devront être exclusivement faites entre les mains du conserva<< teur des oppositions, au ministère des finances. Toutes dispositions <«< contraires sont abrogées. » Enfin le § 3 du même article déclare que << seront considérées comme nulles et non avenues toutes oppositions << ou significations faites à toutes autres personnes que celles ci-dessus <«< indiquées ».

<< Ils nous paraît essentiel de vous rappeler que le paragraphe 1er de cet article a été introduit dans le texte de la loi pour remédier aux inconvénients graves qui pouvaient résulter de l'arrêt rendu, le 21 décembre 1835, par la chambre civile de la Cour de cassation, contrairement aux conclusions de M. le procureur général Dupin (Dalloz, v° Vente, n° 1797, note 2). Vous savez que cet arrêt avait décidé que des oppositions formées entre les mains de l'agent du Trésor, à Paris, c'est-à-dire du conservateur des oppositions, étaient un obstacle légal au paiement, même pour un autre agent que celui entre les mains duquel l'opposition était formée. Que pouvait-il résulter de là? Ce qui en était résulté dans l'espèce jugée par la Cour de cassation: c'est que, si le conservateur ne transmettait pas l'exploit d'opposition au payeur du département chargé d'acquitter la dette de l'Etat, en vertu de l'ordonnance ou du mandat dont le créancier de l'État était porteur, le Trésor était exposé à payer, au mépris d'une opposition dont l'agent payeur n'avait pas et ne pouvait même pas avoir connaissance, et se trouvait ainsi exposé à payer deux fois sur l'action intentée contre lui par l'opposant. Nous espérons que les explications que nous allons vous fournir vous démontreront que, si la doctrine du juge de paix de Montlouis trouvait grâce devant vous, les inconvénients et les responsabilités que la loi de 1836 a voulu éviter se reproduiraient. D'où nous tirons par avance cette conséquence, qu'il est bien peu vraisemblable que la loi du 12 janvier 1895 puisse avoir pour

but et pour résultat de les faire revivre. Nous reviendrons plus utilement sur ce point lorsque nous nous serons bien rendu compte de la portée de cette loi de 1836.

<< Voyons donc ce que veulent dire ces mots de la loi : « les payeurs, << agents ou préposés sur la caisse desquels les ordonnances ou mandats << seront délivrés. »

« Le sens de ces mots a été précisé, non par des décisions judiciaires, mais par des textes législatifs réglementant l'organisation de la comptabilité publique. A cet égard, nous trouvons déjà une indication bien précieuse dans l'ordonnance des 1°r-24 novembre 1829, antérieure, vous le voyez, non seulement à la loi elle-même, mais à l'arrêt de 1835. Cette ordonnance a été destinée, ainsi que le porte son titre, « à réorganiser le service des payeurs du Trésor royal ». Son art. 1er est ainsi conçu : « Il « ne sera point pourvu aux places de payeurs spéciaux de la marine et « des ports, qui deviendront disponibles pour quelque cause que ce soit. << A mesure des vacances, le service sera remis au payeur du département << qui demeure ainsi chargé d'acquitter toutes dépenses des divers minis« tères. » Ainsi, voilà qui est clair. Déjà, à partir de 1829, il ne devait y avoir, dans chaque département, qu'un « seul » fonctionnaire ayant le titre de « payeur », quelle que fût la dette à payer pour le compte de l'État, c'était le payeur du département. La loi de 1836 n'a pas modifié cette réglementation en parlant des « payeurs, agents ou préposés sur la «< caisse desquels les ordonnances ou mandats seront délivrés ». Toutes ces expressions sont synonymes. C'est une formule générale comprenant tous les payeurs des départements, une application sans restriction de l'ordonnance de 1829.

<< La preuve de ce que nous disons résulte des documents législatifs qui suivent Les 31 mai-26 juin 1838, il est intervenu une ordonnance du roi portant « règlement général sur la comptabilité publique », et ayant pour but, comme le dit le préambule, « de présenter, suivant un << ordre méthodique, la série des divers articles, extraits de tous les actes «< antérieurs qui ont déterminé successivement les règles et les formes << prescrites aux administrateurs et aux comptables pour la recette et l'emploi des deniers de l'État ». Or, nous lisons dans l'art. 306 de cette ordonnance la disposition suivante, placée sous le § 4, intitulée « Payeur du Trésor » : « Le paiement des ordonnances et mandats délivrés sur « les caisses des paycurs est effectué par un payeur unique dans chaque « département, par un payeur central du Trésor à Paris (voilà pour les « services civils)... et par des payeurs d'armée» (voilà pour les services militaires). Continuons: Art. 307. « Les fonds nécessaires au paiement

<< de ces ordonnances sont remis à ces comptables, au fur et à mesure << des besoins du service, par les receveurs généraux, et par le caissier «< central du Trésor, auxquels ils délivrent des récépissés à talon, visés << par les fonctionnaires délégués à cet effet, soit dans les départements, << soit à Paris, soit aux armées... » Donc c'est sur les caisses des payeurs que les mandats sont délivrés. Et ces payeurs sont les payeurs uniques des départements. Nous n'avons à nous occuper que de ceux-là en ce moment. Or, cette ordonnance porte, dans son art. 125, les mêmes dispositions que l'art. 13 de la loi de 1836. Donc les expressions dont s'agit, << payeurs, agents, ou préposés », ne représentent que les payeurs uniques, sur lesquels les saisies-arrêts doivent être faites, à peine de nullité. S'il en était autrement, il y aurait dans l'ordonnance même des dispositions contradictoires, ce qui est inadmissible.

« Cependant, la même ordonnance a prévu qu'il pouvait y avoir impossibilité matérielle pour le payeur unique de pourvoir à toutes les opérations relatives au paiement des dépenses publiques.Et alors elle lui a permis de réclamer le concours des autres comptables du département. Voici comment l'ordonnance a organisé cette délégation: Art. 388. « Les receveurs des finances et les percepteurs sous leurs ordres doivent «faire, sur les fonds de leurs recettes, tous les paiements pour lesquels <«<leur concours est jugé nécessaire. Les autres receveurs publics peuvent << être appelés à concourir de la même manière au paiement des dé<< penses pour le compte du payeur. » Et qui a cette qualité pour demander ce concours? Comment ce concours doit-il être demandé et assuré? Le voici : Art. 30g. « Ces paiements ne peuvent être vala<< blement effectués que sur la présentation, soit des lettres d'avis ou « des mandats délivrés au nom des créanciers, soit de tout autre pièce << en tenant lieu et revêtus du Vu bon à payer apposé par le payeur. >>> Enfin, les art. 310 et 311 règlent dans les termes suivants la responsabilité des comptables délégués : Art. 310. « L'accomplissement de ces << formalités et conditions et la quittance régulière et datée de chaque << partie prenante suffisent pour dégager la responsabilité du comp<< table qui a effectué des paiements de cette nature. Art. 311. Les << acquits constatant les paiements faits par d'autres comptables pour le << service des payeurs doivent être compris dans leur plus prochain << versement à la recette particulière. Les receveurs particuliers les << transmettent au receveur général, avec les acquits des paiements faits « par eux, et le receveur général reste chargé d'en effectuer la remise << au payeur, qui en délivre des récépissés à talon. » Toutes ces dispositions ont été reproduites textuellement par le décret du 31 mai 1862,

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qui n'a pas introduit des règles entièrement nouvelles, et qui n'a fait les coordonner et les codifier, en quelque sorte, dans un seul acte (art. 148, 352 à 357).

que

<< Mentionnons toutefois une précision faite par l'art. 355 relatif au Vu bon à payer, apposé par le payeur unique sur le mandat remis au créancier de l'État, qui préfère recevoir son paiement à la caisse d'un autre comptable que le payeur unique : « Ce visa ne doit jamais être conditionnel. »

<< Que résulte-t-il de tous ces documents législatifs? Il en résulte que l'État débiteur n'a qu'un seul mandataire chargé de payer le payeur unique, et que ce mandataire a, par suite, seul, la responsabilité de ce mandat. Il en résulte aussi que les receveurs particuliers, les percepteurs, les receveurs des régies diverses ne sont que des agents d'exécution matérielle du paiement, lorsque le payeur unique, sur la caisse duquel le mandat est tiré, fait appel à leur concours dans la forme du «< Vu bon à payer ». Il en résulte, enfin, que ces comptables délégués pour le paiement n'ont aucun contrôle à exercer sur la créance, qu'ils n'ont aucune qualité pour en modifier le chiffre, puisque le « Vu bon à payer » n'est jamais conditionnel.

« Cette organisation a permis une application pratique des plus avantageuses, sans aucun inconvénient possible. Vous avez appris, en effet, par la lettre adressée à M. le garde des sceaux par M. le ministre des finances, comment les choses se passent en fait : Lorsque le créancier de l'État a obtenu du payeur du département le « bon à payer », par exemple, par le percepteur d'une commune, ce créancier n'en conserve pas moins la faculté de le faire payer à la caisse même du payeur. De plus, il a la faculté de se faire payer à la caisse du receveur particulier, à celle même des receveurs des produits indirects (enregistrement, contributions indirectes, douanes et postes). De cette façon, le créancier est bien sûr de recevoir son paiement au jour et à l'heure qui peuvent lui convenir, puisqu'il a sept caisses différentes à sa disposition. Mais pour qu'une organisation semblable, si utile et si commode, ne présentât aucun inconvénient, et n'exposât ni les intérêts de l'État ni ceux des créanciers personnels du créancier de l'État, il fallait nécessairement «< centraliser >> les oppositions et les transports et par conséquent exiger que ces oppositions et ces transports ne fussent signifiés qu'au payeur unique, à celui qui, seul, a qualité pour délivrer le bon à payer. Car, sans cela, le choix de la caisse laissé au créancier de l'État pouvait trop facilement rendre inefficace une opposition ou un transport signifié à une autre caisse.

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