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HUSSON C. CHAMBRE SYNDICALE DES OUVRIERS MOULEURS

EN FONTE

Le sieur Husson, mis à l'index par la chambre syndicale des ouvriers ⚫ mouleurs en fonte du département de la Seine, s'est vu congédier par son patron. Pendant plusieurs mois il s'est vu, à la suite de cette interdiction, dans l'impossibilité de trouver du travail; il s'est alors décidé à demander au syndicat des dommages-intérêts. Sur quoi le Tribunal civil de la Seine, saisi de la demande, a statué en ces termes :

LE TRIBUNAL,

Sur la fin de non-recevoir tirée de ce que le syndicat des mouleurs en fonte du département de la Seine ne serait pas légalement constitué et n'aurait pas dès lors qualité pour ester en justice:

Attendu que ce moyen manque en fait et qu'il est formellement abandonné à la barre ;

Au fond:

Attendu que, soit que le demandeur ait été, ainsi qu'il le soutient, poursuivi à Paris par le syndicat des ouvriers mouleurs en fonte de Bourg-Fidèle (Ardennes) à raison de sa conduite dans l'usine Touchard-Rifflard, de Remoyer, soit qu'il ait, comme le prétend la défense, été frappé pour avoir travaillé jusqu'au 24 décembre 1893 chez Le Genissel, 28, passage Vaucouleurs, dont la maison était alors à l'index,Husson a été consigné par le syndicat des ouvriers mouleurs en fonte du département de la Seine; que celui-ci, ayant appris, le 8 mars 1894, par les délégués de Saint-Denis, qu'il était entré le 24 décembre 1893 chez Thivet-Hanctin, envoya aussitôt trois de ses membres chez ce patron pour lui demander l'expulsion de l'ouvrier consigné ; que Thivet-Hanctin fit observer aux délégués qu'il ne pouvait immédiatement faire droit à leur prétention à raison des conventions qui le liaient à Husson, mais s'engagea à leur donner satisfaction à la fin avril; que toutefois, « désireux, suivant ses propres termes, de se mettre à couvert contre les réclamations auxquelles il pourrait être exposé à raison de ce fait, en qualité de conseiller municipal socialiste, si on lui reprochait d'avoir mis sur le pavé un père de famille, quand il avait du travail à lui donner », il leur demanda de lui faire écrire, par la chambre syndicale, une lettre par laquelle elle lui réclamerait le renvoi d'Husson, et préciserait en même temps le délai qui lui était accordé pour lui donner satisfaction; que, Thivet-Hanctin, qui n'avait pas reçu la lettre dont il sollicitait l'envoi, ayant hésité malgré sa promesse à renvoyer à la fin d'avril Husson, qui était un ouvrier d'élite et qui menait à son entière satisfaction son atelier de fonderie d'acier, où ne travaillait aucun ouvrier syndiqué, la chambre syndicale, sur la dénonciation des délégués de Saint-Denis, le rappela à l'ordre par lettre du 12 mai 1894; que, devant cette insistance dont la politese n'excluait pas le caractère menaçant, il dut s'exécuter et renvoya Husson, dont le départ entraîna la fermeture immédiate de l'atelier spécial qu'il dirigeait ;

Attendu qu'en dépit des équivoques que cherche à créer aujourd'hui le syndicat, ces faits sont péremptoirement établis tant par les comptes rendus, puliés dans le Réveil des Mouleurs, des séances tenues par le syndicat les 8 et

15 mars, 10 et 17 mai 1894, que de la lettre écrite le 12 mai à Thivet-Hanctin et signée par : «< Titulaire permanent : Sauvage. Pour le syndicat et par ordre; >> qu'il est de plus prouvé par le certificat délivré par Thivet-Hanctin, le 24 juillet 1895, que la fermeture de son atelier de montage d'acier a été la conséquence et non la cause du départ de Husson et que le renvoi de celui-ci a été déterminé par les deux demandes de la chambre syndicale et surtout par la lettre reçue le 13 mai et communiquée à Husson le 17; qu'e. fin il est établi qu'aucun des mouleurs faisant partie du syndicat ne travaillait chez ThivetHanctin dans l'atelier où était employé Husson;

Attendu que, depuis l'époque de sa sortie de la maison Thivet-Hanctin, le demandeur, qui gagnait 7 fr. 50 c. par jour et jusqu'à 10 francs dans le travail aux pièces, est constamment resté sous le coup de la consigne qui pesait sur lui et de la surveillance des délégués chargés de le suivre; que, s'il a pu travailler chez Delattre du 4 juin au mois d'août 1894, et chez Le Genissel du 14 au 30 septembre de la même année, il lui a été impossible de trouver d'autre travail pendant les dix-sept mois qui ont suivi son renvoi de chez Thivei-Hanctin; qu'il a subi de ce chef un préjudice considérable; qu'en agissant ainsi qu'elle l'a fait à son égard la chambre syndicale a commis une faute lourde qui engage sa responsabilité; qu'elle soutient en vain qu'elle n'a fait qu'user du droit que lui donne la loi du 21 mars 1884; que si l'art. 1er de cette loi a abrogé l'art. 416 C. pén., et fait ainsi disparaître le délit que cette disposition frappait de peines correctionnelles, elle n'a porté aucune atteinte à la règle générale de l'art. 1382 C. civ.; que le législateur a d'autant moins voulu désarmer la loi civile que la liberté du travail n'est plus protégée par la loi pénale; que le Tribunal a donc toujours à rechercher, dans les circonstances de chaque espèce, si les faits dont il est saisi constituent ou non une cause de responsabilité civile; que, dans l'espèce, la faute est évidente, et qu'elle résulte de la persécution dirigée avec intention de nuire depuis dix-sept mois par la chambre syndicale contre Husson, alors qu'elle n'avait d'autre grief contre lui que d'avoir continué à travailler dans une maison mise à l'index; que si la loi du 21 mars 1884, répondant aux vœux des esprits libéraux qui voyaient en elle une semence de liberté, a autorisé la formation des syndicats pour la défense de leurs intérêts professionnels, elle n'a pas moins nettement entendu protéger et défendre contre toute atteinte la liberté du travail individuel, qui, suivant l'expression de Turgot, rappelée à l'Assemblée nationale par le rapporteur du décret du 2 mars 1791, est et doit rester la première propriété de l'homme, la plus sacrée et la plus imprescriptible; que, loin d'instituer et de permettre l'affiliation forcée au syndicat, elle a expressément consacré par son art. 7 pour tout membre d'un syndicat le droit de se retirer à tout instant de l'association nonobstant toute clause contraire; qu'on ne saurait, sans violer cette règle essentielle de la loi et cette condition mème du progrès de l'industrie, ni permettre aux syndicats de se transformer en corporations obligatoires, ni les ériger en souverains despotiques de l'usine et en dispensateurs uniques du travail au profit de leurs adhérents, à l'exclusion des ouvriers qu'ils frappent arbitrairement de consigne ou d'interdit, et condamnent ainsi au chômage et à la misère; que la prétention du syndicat, si elle était admise, n'irait à rien moins qu'à supprimer la conquète essentielle de la Révolution, l'affranchissement de l'individu, et à restaurer, en entrant en lutte ouverte contre les prin

cipes sur lesquels repose notre société civile moderne, l'oppression des chambres syndicales, aussi intolérable et aussi contraire à la justice que la tyrannie des anciennes corporations et jurandes détruites à si juste titre par la Constituante et par la Convention;

Attendu que la chambre syndicale doit à Husson la réparation du préjudice qu'elle lui a causé; que le tribunal a dans les documents de la cause des éléments suffisants pour en apprécier l'étendue, en tenant compte tout à la fois du salaire qu'il aurait pu gagner et des chances de chômage qu'il aurait pu subir; Sur le chef des conclusions d'Husson tendant à ce que le tribunal ordonne l'insertion in extenso du présent jugement dans le journal le Réveil des Mouleurs, et, comme sanction de cette prescription, condamne la chambre syndicale à lui payer la somme de 500 francs par chaque numéro de retard pendant six mois, passé lequel délai il serait fait droit ;

Attendu que, si les tribunaux ont, dans les cas prévus par l'art. 1039 C. pr. civ. dont les dispositions sont applicables devant toutes les juridictions, le droit d'ordonner la publication de leurs jugements dans les journaux, à titre, non de peine, mais de réparation civile envers la partie lésée, ils ne doivent user de ce droit qu'autant que leur prescription peut être efficace et que le refus d'y obéir peut être réprimé; que sous l'empire de la loi du 29 juillet 1881, qui a abrogé l'art. 19 du décret du 17 juillet 1852, les journaux sont absolument libres d'insérer ou non les décisions judiciaires auxquelles il sont étrangers, alors même que le prix leur en est offert, et bien que l'insertion en ait été ordonnée par la justice; que le journal constitue, en effet, une propriété privée, dont les tribunaux ne peuvent disposer en dehors des cas expressément prévus par la loi;

Attendu que, bien que le Réveil des Mouleurs s'intitule l'organe des ouvriers mouleurs en fonte du département de la Seine, Husson n'établit pas qu'il soit la propriété de la chambre syndicale ni que celle-ci ait le droit d'exiger de ce journal l'insertion qui serait prescrite; qu'elle ne peut donc être déclarée responsable du refus qui lui serait opposé et qu'elle n'aurait aucun moyen légal de vaincre ; qu'il n'y a lieu, par suite, de faire droit de ce chef aux conclusions de Husson;

Par ces motifs;

Rejette comme manquant en fait la fin de non-recevoir formulée par la chambre syndicale contre l'action dirigée contre elle;

Dit Husson recevable et bien fondé dans sa demande, et y faisant droit: Condamne la chambre syndicale des mouleurs en fonte du département de la Seine à lui payer la somme de 3.000 francs de dommages-intérêts ; Rejette le surplus de ses conclusions;

Condamne la chambre syndicale aux dépens.

Mes Challamel et Argyriadès, av.

Note.

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en ce sens : V.

Sur le premier point: Jurisprudence constante Trib. civ. Seine, 4 juillet 1895 (Gaz. Pal. 95.2.86); Lyon 2 mars 1894 (Gaz. Pal. 94.2.393); 15 mai 1895 (Gaz. Pal. 95.1.788) et les notes sous ces décisions avec les renvois à la jurisprudence antérieure.

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N° 21. LES DÉGRÈVEMENTS D'IMPÔT DES TERRAINS

REBOISÉS

La loi du 3 frimaire an VII, reproduisant les dispositions d'une loi antérieure au 23 novembre 1790, contient, en faveur des propriétaires opérant des semis ou des plantations, un dégrèvement d'impôt qui se justifie de lui-même.

L'article 116 de la loi est ainsi conçu :

« Le revenu imposable des terrains maintenant en valeur, qui seront plantés ou semés, ne sera évalué, pendant les 30 premières années qui suivent les plantations ou semis, qu'au quart de celui des terres d'égale valeur non plantées. >>

Cette énonciation de terrains maintenant en valeur s'expliquait par l'opposition aux terres vaines et vagues ou en friche, qui faisaient l'objet d'autres dispositions de la loi mais elle a motivé, de la part de l'Administration des contributions directes et du Conseil d'État, une interprétation littérale, reposant exclusivement sur le mot maintenant, qui aboutit actuellement à une iniquité injustifiable.

L'Administration a prétendu que l'article 116 visait ainsi uniquement les terrains en valeur, c'est-à-dire cultivés ou cultivables, au moment même de la loi ou tout au moins au moment de la confection du cadastre. Dès lors, suivant elle, une demande en réduction d'impôt n'est pas susceptible d'être accueillie, si elle concerne un terrain figurant déjà comme bois au cadastre, puisqu'il ne constituerait pas un terrain maintenant en valeur au sens de la loi fiscale.

Elle ajoute que si un propriétaire a jugé à propos de faire perdre au terrain son caractère de bois, il l'a fait à ses risques et périls, et ne peut pas, en lui donnant à nouveau ce caractère, se créer un droit à un dégrèvement d'impôt.

Le Conseil d'État, à diverses reprises et tout derniérement encore, par son jugement du 8 février 1896, a sanctionné la doctrine de l'Administration des contributions directes, de telle sorte qu'actuellement le propriétaire qui reboise un terrain est tenu de payer l'intégralité de l'impôt par cela seul qu'en 1820 ou 1830 ce terrain était classé comme bois,

1.

Comme suite au no 17 de ce Répertoire, on trouvera un excellent exposé de la question dans le rapport ci-dessus présenté par M. Bouquet de la Grye à la Société nationale d'agriculture, le 11 mars 1896, et montrant que toutes les difficultés soulevées par l'Administration des contributions directes reposent sur l'interprétation étroite du mot maintenant.

TOME XXII. MAI 1896.

X. — 5

quand même cette énonciation cadastrale aurait, depuis quarante-cinq ou cinquante ans, cessé d'être exacte.

Cette jurisprudence étroite et byzantine est aussi critiquable en ellemême que dans ses résultats.

C'est jouer sur les mots que de prétendre que l'expression maintenant en valeur doit s'apprécier au moment de la confection du cadastre, c'est-à-dire vingt, trente ou quarante ans après la loi même qui renfermait cette expression. C'est au fond attacher une portée abusive à cet adverbe qui n'avait pas pour objet impératif d'exclure toute appréciation de la nature des terrains à l'avenir.

Au fond, c'est mutiler arbitrairement l'œuvre du législateur que refuser la détaxe de reboisement à une catégorie de terrains non boisés, alors que le reboisement des terres anciennement boisées est tout aussi digne d'intérêt que celui d'un terrain n'ayant jamais porté de végétation forestière.

Enfin il est puéril de faire allusion à des défrichements qui seraient opérés en vue d'obtenir la détaxe attachée au reboisement.

Qu'il s'agisse de résineux parvenus à maturité, dont la coupe a replacé le terrain à l'état nu, le blanc étoc; qu'il s'agisse d'essences à feuilles caduques dont le défrichement, soumis en principe à autorisation, a été opéré avec ou même sans cette autorisation, n'est-il pas évident, dans tous les cas, que le propriétaire se proposant de semer ou de planter le terrain dénudé dont il s'agit est tout aussi digne d'intérêt que le propriétaire de terres n'ayant jamais été boisées? Dès lors, comment iustifier une différence de traitement fiscal entre les deux propriétaires?

Les charges ne sont-elles pas les mêmes pour l'un et l'autre? Le service rendu par le reboisement du premier est-il moins important que celui du second? Si la meilleure appropriation du terrain consiste dans le reboisement, qu'importe qu'il ait déjà été boisé ou non? Enfin, s'il y a eu faute à le déboiser jadis, est-elle de nature à peser à perpétuité sur les détenteurs actuels des terrains à titre de fin de non-recevoir à une détaxe d'impôt, alors que ceux-ci veulent réparer précisément l'erreur de leur auteur?

Évidemment, ces courtes considérations suffiront à montrer que la solution consacrée par le Conseil d'État est injustifiable.

L'urgente nécessité du reboisement s'impose aujourd'hui partout en France, tant au point de vue de la richesse de notre pays qu'à celui des influences climatériques. Il s'agit aussi de la conservation de la population, dont la diminution est constatée par les statistiques dans les départements déboisés. Nous courons certainement à un péril national, dont

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