Page images
PDF
EPUB

canard sauvage par exemple: mais pendant leur séjour ils sont de peu d'utilité, si même ils ne sont pas nuisibles.

D'un autre côté on a reconnu que tous les oiseaux de passage d'antan, ceux que la loi de 1844 a abandonnés, sauf la caille, au bon plaisir des Conseils généraux et des préfets, ne sont que de simples migrateurs, nous quittant aux approches de la saison froide, durant laquelle la nourriture leur ferait défaut, les uns pour s'arrêter dans le midi de la France ou bien en Espagne et en Italie, les autres pour traverser la Méditerranée et aller plus au sud, mais tous nous revenant avec le printemps pour nicher chez nous et y passer la belle saison. Est-il besoin de citer la caille, les hirondelles, la plupart des passereaux et notamment ces chantres ailés, formant la grosse tribu des becs-fins, dont les gosiers charment tant nos oreilles à la saison des nids.

Ce sont ces oiseaux migrateurs qui sont les plus grands destructeurs d'insectes, ce sont eux aussi qui nous rendent le plus de services, bien plus certes que les oiseaux sédentaires les plus utiles qu'on a toujours eu la prétention de protéger. Ces derniers en effet ne quittent guère la région où ils sont nés et ne nous servent d'auxiliaires que là. Les autres, au contraire, après avoir fait la guerre aux insectes sur tout leur parcours d'arrivée, en font ample moisson là où ils ont bâti leur nid, afin de satisfaire l'appétit insatiable de leur couvée, si bien que, au moment où celle-ci prend son vol, il y a nécessité pour tous de vider les lieux pour trouver leur nourriture; et, quand à l'automne ils prennent la direction inverse de celle du printemps, ils continuent et achèvent sur leur passage leur tâche incessante d'échenilleurs. Malheureusement à l'époque de ce dernier voyage ils ont une chair si délicate, si chargée de graisse, que la gourmandise humaine ne pouvait manquer de vouloir y mordre; et comme aujourd'hui le nombre des gourmands s'est considérablement accru en même temps, quoi qu'on en dise, que le bien-être général, on comprend que nos conseillers généraux, avec leur clientèle d'électeurs, aient mis le plus grand acharnement à défendre le droit funeste que leur confère l'article 9 de la loi de 1884.

La tendue, en effet, dans certaines parties de la France, l'est et le midi notamment, la tendue était devenue une véritable passion; que dis-je ? elle constituait un métier. C'était au point que, en Lorraine, une singulière jurisprudence était passée en force de loi, à savoir qu'un individu muni d'un permis de chasse pouvait, sous l'égide de ce permis et hors de sa présence, faire tendre et surveiller ses pièges par autant d'hommes à gages ou de soi-disant manœuvres qu'il voulait. Aussi l'on ne se doute pas de ce qu'étaient les destructions d'oiseaux ainsi organisées.

J'ai voulu m'en rendre compte et j'ai pu, en 1885, parmi les tendues qui remplissaient les bois de la Meuse, avoir des renseignements que j'ai tout lieu de croire exacts sur cent quarante-neuf de ces tendues. Elles comprenaient dans leur ensemble 155.955 raquettes, et, du 30 août au 1er novembre, on y a pris 160.037 oiseaux (1.03 par raquette, avec un minimum de 0.18 et un maximum de 3.70 dans deux des tendues), malgré une saison fort pluvieuse, surtout en octobre, au moment de migrations. Les tendeurs étaient pour la plupart des fermiers de chasse, mais parmi eux se trouvaient trois curés et un instituteur. Enfin une des tendues, de 19.000 sauterelles, était surveillée par sept auxiliaires, tandis que le maître chassait à tir avec un permis de chasse unique pour toute la bande.

C'était dans les arrondissements de Verdun et de Commercy que les tendues étaient le plus nombreuses. Aussi dans les hôtels de ces deux sous-préfectures le menu de chaque jour comportait-il d'énormes plats de petits oiseaux, si bien qu'en fin de saison les pensionnaires de ces hôtels étaient littéralement dégoûtés, sinon écœurés, de cette gourmandise, ainsi que j'ai pu le constater. Les raquettes d'ailleurs n'étaient pas seules appelées à entretenir cette consommation quotidienne. Les lacets à deux crins que l'on pose à terre pour prendre les alouettes étaient autorisés concurremment, et ce piège était au moins aussi usité et aussi productif que le premier. Par suite, les chiffres recueillis par moi en 1882, tout énormes qu'ils soient, ne représentent qu'une fraction des oiseaux capturés cette année-là dans la Meuse. Est-ce le tiers, le quart, le cinquième ou le sixième ? Je ne saurais le dire, mais j'opinerais volontiers pour la dernière de ces fractions. Qu'on ajoute maintenant à la destruction meusienne celle des départements, peu nombreux, il se peut, où les Conseils généraux n'avaient pas encore consenti à rompre avec les anciens errements; que l'on songe que des destructions analogues, plus considérables même, s'étaient succédées jusqu'alors et depuis longtemps; que d'autre côté on tienne compte des victimes, beaucoup plus nombreuses qu'on ne croit, que font annuellement parmi la gent ailée nos phares et nos lignes télégraphiques; et l'on comprendra que les oiseaux, en dépit de leur fécondité, à laquelle d'ailleurs font obstacle la disparition des arbres de nos campagnes, la destruction des haies et buissons, le défrichement des landes et bruyères, on comprendra, disje, que les oiseaux ne soient plus aujourd'hui ce qu'ils devraient être comme nombre et ne soient plus aptes à remplir le rôle protecteur que la Providence leur avait assigné. Et, conséquence forcée, les insectes pullulent davantage au grand détriment de nos récoltes, et chaque jour l'agriculture pâtit un peu plus.

Il y a pourtant près de quarante ans que le mal, hautement signalé déjà, fut porté officiellement à la tribune nationale. C'est en effet le 27 juin 1861 que, sur des pétitions émanant de Sociétés agricoles et de cultivateurs, M. le Président Bonjean prononça devant le Sénat impérial son remarquable réquisitoire en faveur des petits oiseaux. A peine posée, la question se trouva complètement élucidée, grâce aux données précises fournies au rapporteur par M. Florent Prévost, du Muséum, et l'on pouvait espérer que les oiseaux utiles à l'agriculture allaient désormais jouir d'une paix démontrée nécessaire. Mais les habitudes prises sont si fortes, si puissantes, que tout se borna à des demi-mesures plus ou moins appliquées, venant en somme échouer toutes devant l'article 9 de la loi de 1844.

On avait, par exemple, invité les instituteurs à rivaliser de zèle pour inculquer à leurs élèves le respect des nids. C'était fort bien. Mais que pouvaient les instituteurs, lorsque à l'automne leurs écoliers voyaient, en vertu d'un bref administratif, détruire en masse les oiseaux sortis de ces nids, et par qui? par les oisifs et par les riches!

Ainsi certains préfets, au reçu de la circulaire ministérielle leur donnant la nomenclature des oiseaux utiles, avaient cru pouvoir, dans leurs arrêtés autorisant la chasse des oiseaux de passage, interdire la capture de quelques-uns d'entre eux. Mais les tribunaux leur dénièrent le droit de faire ces exceptions que ne comportait pas le texte de la loi, et le gouvernement se trouva dans l'obligation d'aviser. L'occasion était belle de supprimer la disposition légale cause du conflit, d'où venait en outre tout le mal dont l'agriculture se plaignait; on se contenta de la modifier par la loi du 22 janvier 1874. On avait tellement oublié le rapport Bonjean que, dans la discussion de cette loi, un membre de la commission, ayant proposé d'interdire la chasse des oiseaux de passage pendant deux ans, son amendement fut rejeté. On lui avait objecté que s'il est des pays où les petits oiseaux sont en quantité insuffisante, il en est d'autres où ils pullulent (!), et que les préfets, étant à même d'apprécier les nécessités agriculturales et pouvant prendre des arrêtés pour prévenir la destruction des oiseaux, ont dès lors le droit d'en interdire la chasse. Cette conclusion était-elle bien logique? En tout cas les préfets y gagnèrent le droit formel inscrit dans l'article 9 de prendre des arrêtés pour << favoriser le repeuplement » des oiseaux, ce droit allant sans doute jusqu'à l'interdiction de les chasser qu'on n'osait pas formuler dans la loi.

D'un autre côté ils furent obligés, dans les arrêtés pris à la suite du vote des Conseils généraux, de donner la nomenclature des oiseaux dont la capture était autorisée et d'indiquer les procédés de chasse pour les

diverses espèces. Cette dernière disposition de la loi de 1874, si on eût voulu ou mieux si l'on eût pu l'appliquer, était suffisante pour tout sauver. En effet, elle emportait la défense d'employer désormais les pièges tels que les sauterelles, lacets et collets, qui prennent indistinctement les oiseaux permis et les oiseaux réservés, et qui ne laissent même pas au chasseur consciencieux, s'il en existe, la faculté de réparer leurs erreurs, puisqu'ils ne lui livrent leurs victimes que mortes ou les pieds mutilés. Mais par quoi remplacer ces pièges inconscients? Il n'existe pas, que je sache, d'engins pour petits oiseaux ne capturant que certaines espèces à l'exclusion des autres. Prohiber les anciens, c'était défendre la chasse, que réclamaient les conseillers généraux. On vit alors les arrêtés préfectoraux défendre d'une part de capturer les fauvettes et les rouges-gorges; et d'autre part autoriser l'emploi des pièges où rouges-gorges et fauvettes se prennent journellement et en grand nombre. Aussitôt promulguée, la loi du 22 janvier 1874 est devenue ainsi lettre morte dans les départements où les tendues restaient chères aux classes dirigeantes.

Les agriculteurs n'avaient pas cessé de se plaindre et de pétitionner, et le 7 février 1874, un nouveau rapporteur, M. Ducuing, rééditait la thèse Bonjean devant l'Assemblée nationale, qui lui faisait d'ailleurs le même accueil qu'autrefois le Sénat. Le Ministre de l'intérieur était mis en demeure à nouveau de porter remède à ce que le rapporteur avait qualifié << un fait déplorable pour l'agriculture ». Mission fut donnée en conséquence à MM. les préfets de rechercher les causes du mal; mais ceux-ci se gardèrent bien de les trouver là où elles étaient en réalité, c'est-à-dire dans les tendues qu'ils autorisaient chaque année. Selon eux, si le nombre des petits oiseaux avait diminué, c'est que l'on détruisait leurs nids et couvées; c'est qu'on les prenait eux-mêmes au moyen de pièges de toutes sortes malgré les prohibitions édictées (?); c'est qu'enfin les agents chargés de la police de la chasse négligeaient cette partie de leurs services. Le 10 août 1874, le Ministre de l'intérieur écrivit dans ce sens à son collègue des finances, et cette missive, le Directeur général des forêts en donna copie à son personnel le 15 septembre suivant.

par

Lorsque la circulaire me parvint, je fus surtout frappé de ce qu'on y disait du dénichage et je me demandai avec étonnement si hasard ce dont j'avais été témoin dans mes jeunes années subsistait encore. Il fallait s'en assurer. Les préposés que j'avais sous mes ordres m'étaient personnellement très attachés. Je ne me contentai pas de leur communiquer les instructions que j'avais reçues, je leur demandai en particulier, à titre de plaisir à me faire, de verbaliser le plus qu'ils pourraient contre

les dénicheurs. Ils me le promirent, mais en dépit de leurs efforts, ils ne parvinrent pas à eux tous à m'apporter un seul procès-verbal. Il n'est pas facile, il est vrai, de surprendre le maraudeur silencieux grimpé sur l'arbre qui porte la couvée à dénicher; mais le hasard peut vous venir en aide, surtout quand le fait se produit fréquemment. Du peu de succès de mon personnel, il m'a bien fallu conclure que, dans les bois de l'est tout au moins, il n'en était plus de même à l'époque qu'au temps jadis, soit que les arrêtés permanents défendant le dénichage depuis assez longtemps eussent porté leur fruit, soit que les populations agricoles aient mieux compris leurs intérêts ou plutôt que le métier de dénicheur n'ait plus été pour elles suffisamment rémunérateur. Depuis lors d'ailleurs j'ai vu passer sous mes yeux un très grand nombre de procès-verbaux forestiers, et, parmi eux, si j'en ai trouvé dix constatant l'enlèvement d'oeufs d'oiseaux ou de couvées, c'est beaucoup. Ce genre de délit ne se commet plus guère en forêt. Où il persiste encore, c'est dans les vergers autour des villages, le plus souvent pour mettre quelques chanteurs en cage, et surtout dans la banlieue immédiate des villes. Depuis que je suis à la retraite, je vois chaque printemps, sur les promenades publiques de la sous-préfecture que j'habite, les galopins de l'endroit détruire à plaisir les nids de fauvettes, pinsons et chardonnerets qui s'y font, sans que d'ailleurs personne y prenne garde.

Cependant les idées saines faisaient petit à petit leur chemin dans le public et les attaques contre les tendues devenaient plus nombreuses; la presse s'en mêlait. Mais le pouvoir néfaste donné aux Conseils généraux par l'article 9 de la loi de 1844 et que la loi de 1874 ne leur avait pas enlevé, restait l'obstacle invincible, comme il le sera toujours, plus ou moins suivant les temps et les circonstances, tant qu'il n'aura pas été supprimé.

Les Conseillers généraux sont des hommes comme nous tous, enclins comme nous, ainsi que l'a dit le poète latin, à faire ce que leur raison réprouve, et cela d'autant plus que d'ordinaire ils ont derrière eux, je l'ai déjà dit, une clientèle qui ne songe qu'à elle et qui se montre fort exigeante. C'est ainsi que dans la question des oiseaux insectivores l'intérêt personnel a fait échec à l'intérêt général et que nos conseillers ont eu trop souvent la main forcée. D'où l'absolue nécessité de ne pas laisser à ces conseilleurs, comme à présent, le pouvoir de mal faire.

A l'appui de cette nécessité, racontons ce que j'ai vu se passer dans la Meuse pendant une courte période de six années.

En 1883, l'arrêté d'ouverture, en ce qui concerne la petite chasse, était ainsi libellé : « La chasse des oiseaux de passage autres que la caille est

« PreviousContinue »