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un jury spécial, de sorte que la spécialité portait même sur la procédure et sur les moyens d'administrer la justice.

Eh bien, c'est ce troisième système qu'on a appliqué à la presse. On a dit: Ici l'instrument est le point capital, la considération du moyen doit l'emporter sur la considération du but auquel tend le moyen; il faut donc une législation à part, une répression particulière. Et il y a eu des pays où les délits de la presse étaient renvoyés devant un jury spécial, parce qu'on croyait que, pour l'appréciation de cette nature de faits, il fallait une capacité autre que celle qui suffisait à l'appréciation de faits criminels ordinaires.

Voilà donc les trois systèmes: 1° le système préventif, qu'on peut traduire par un mot très-énergique, qui est la prévention à sa plus haute puissance : la censure; 2o le système répressif ordinaire, et 3° le système répressif spécial.

Après ces considérations générales, il est inutile, sans doute, d'ajouter que le premier système, le système préventif était le système en vigueur en Europe jusqu'à ces derniers jours; les gouvernements comme l'Église, l'autorité civile comme l'autorité ecclésiastique, les ordonnances du roi comme les canons disciplinaires du concile de Trente s'étaient trouvés en cette matière parfaitement d'accord, et dès que la puissance de la presse fut entrevue, on crut nécessaire de la soumettre au système des moyens préventifs, de la soumettre à la censure. C'était là, je le répète, un système général. Il y avait en Europe

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avant 1789 des républiques à Venise, à Gênes, à Lucques, à Berne, dans le reste de la Suisse, en Hollande, etc.; mais il ne faut point se faire d'illusion, le système préventif était en vigueur dans ces pays-là comme dans les autres. Sans doute, on imprimait en Hollande, en Suisse, à Genève, des livres qu'on ne pouvait pas imprimer en France, en Espagne, en Italie, mais c'étaient des livres ou sur la monarchie ou contre le catholicisme, c'étaient des spéculations commerciales que ces pays autorisaient chez eux, mais c'était toujours sous la condition sine quâ non qu'on ne se permettrait pas d'imprimer même des choses, je ne dis pas contre, mais sur les seigneuries qui gouvernaient l'État, et le moindre écart à cette règle aurait été aussi sévèrement puni qu'il pouvait l'être dans les autres États. C'était donc le système préventif qui était en vigueur partout, c'est un fait connu et sur lequel il est inutile de s'arrêter.

Il y a un seul pays sur lequel on pourrait concevoir des doutes à cet égard, où l'on pourrait croire qu'un autre système a dû être en vigueur. Ce pays est l'Angleterre, où existait déjà le système représentatif, ce système qui s'allie si bien avec la liberté de la presse. Il vaut la peine d'examiner brièvement quel était en Angleterre l'état de la législation à l'égard de la liberté de la presse.

Il faut distinguer deux. grandes périodes, la période antérieure à la révolution de 1688, et la période postérieure.

La période antérieure à la révolution de 1688, ne nous faisons aucune illusion, n'offre pas un état de

législation particulier. L'Angleterre était sous le régime des mesures préventives, régime appliqué d'une manière aussi sévère et même presque plus brutale qu'il ne l'était sur le continent. Je dis presque plus brutale et au fond la raison en est facile à comprendre. Sur le continent où désormais le pouvoir absolu s'était établi sans contraste, sur le continent où ce qu'il restait de républiques n'était à peu près que des républiques d'une aristocratie étroite, ou bien de petites démocraties de montagnards, en Suisse, où il n'était pas question de presse parce qu'on n'imprimait rien du tout, sur le continent, dis-je, la censure était un fait universellement accepté, surtout si vous vous reportez à une époque pas trop rapprochée de la révolution française. Mais en Angleterre où le système, représentatif existait, sinon avec tous ses développements, au moins en principe, même avant 1688, en Angleterre où, même avant 1688, il y avait des chambres délibérantes et un jury, il était impossible que ces faits ne produisissent pas quelques-unes de leurs conséquences. Or partout où vous aurez des chambres délibérantes et un jury, l'établissement de la censure, d'un système préventif complet, ne pourra jamais s'établir sans produire un certain frottement; cela est dans la nature des choses. Il devait donc y avoir ce frottement, cette espèce de résistance, et de là il résulte que les mesures repressives en Angleterre devaient être encore plus acerbes que sur le continent luimême.

L'Angleterre donc, avant 1688, avait sa censure

préalable et ses lois de police. Et la censure préalable était appuyée de ce qu'on a appelé la Chambre étoilée, en d'autres termes des commissaires, des jugements par commissaires, des jugements arbitraires, avec une législation qui n'en était pas une, comme nous le verrons, parce que la loi qui définit les délits de la presse, au fond, n'existait guère ; c'était donc une jurisprudence arbitraire confiée à des commissaires qui en faisaient souvent des applications excessivement sévères; amendes énormes, emprisonnement, fustigation, mutilation même. Ainsi sous Élisabeth, il avait été question d'un projet de mariage entre la reine et le duc d'Anjou; un écrivain qui avait fait une brochure pour détourner Élisabeth de ce mariage, fut condamné pour libelle à avoir le poing coupé, et cet homme était tellement loyaliste que, mutilé d'une main, il se servit de l'autre pour jeter son chapeau en l'air en criant: Vive la Reine. Vous voyez à quel degré de sévérité arrivaient les jugements de la Chambre étoilée contre ceux qui résistaient au système des mesures préventives et de la censure. Et quand on portait quelque affaire devant le jury, la garantie n'était guère meilleure, car il ne oublier que le jury alors n'était pas ce qu'il

faut pas

a été plus tard.

Si vous ouvrez les jurisconsultes anglais, qu'y trouvez-vous sur l'époque dont nous parlons : Écouter un libelle, l'entendre chanter, en rire, s'en amuser, c'était un fait de publication. Il n'était donc pas nécessaire d'avoir composé un écrit, de l'avoir imprimé, de l'avoir publié, l'auteur n'en était pas

seul responsable, tous ceux qui l'avaient entendu chanter ou lire, ceux qui en avaient ri étaient complices du délit de publication du libelle.

Tel fut l'état des choses jusqu'à Charles 'Ier. Sous Charles Ier la Chambre étoilée fut abolie ainsi que d'autres juridictions arbitraires qui existaient en Angleterre. Mais il ne faut pas s'y tromper, c'était là une réaction contre Charles Ier plutôt que des manifestations d'un véritable esprit de liberté publique. C'était un moyen de battre en brèche le pouvoir de Charles Ier, mais on n'arriva pas à établir une législation rationnelle sur la presse. Il y a plus, le long Parlement se mit lui-même à la place de la Chambre étoilée, les décrets du long Parlement se fondaient, et on ne laissait pas de le dire, sur les décrets de la Chambre étoilée, et ce fut en vain qu'une voix puissante, la voix de Milton, s'éleva en faveur de la liberté de la presse pendant la révolution anglaise.

Voilà le point où en étaient les choses à l'époque de Charles II.

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