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CINQUANTE-DEUXIÈME LECON

SOMMAIRE

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Les mesures préventives contre la presse en vigueur avant 1648, maintenues pendant la Révolution et renouvelées à la Restauration. Statut de 1662; abrogé en 1679, remis en vigueur avec un redoublement de sévérité sous Jacques II, et maintenu six ans encore après la révolution de 1688. - La presse libre à dater de 1694, non par une disposition expresse, mais par l'abrogation du statut préventif qui fait rentrer la presse dans le droit commun. Qu'est-ce qu'un libelle dans la législation anglaise? Singulière définition; subtilités ayant pour but d'arriver de l'action civile à l'action pénale. Tous les procès de presse portés devant le jury. — Distinctions établies par les juges anglais pour enlever au jury l'appréciation des délits de presse; general et special issue. — Célèbre plaidoyer d'Erskine en 1773 à l'occasion de poursuites contre un écrit du doyen de Saint-Asaph. Bill de 1792 rendu sur la proposition de Fox et qui restitue au jury tous ses droits en matière de délits de la presse.

MESSIEURS,

Toutes les mesures préventives qui avaient été en vigueur, en Angleterre, avant la révolution de 1648 et tous les décrets et actes rendus pendant la révolution elle-même contre la liberté de la presse, furent renouvelés à la Restauration anglaise, sous Charles II, ils furent renouvelés par le statut de 1662. Là il fut posé en régle que nul ne pourrait, sans une patente, exercer la profession d'imprimeur, que le nombre

des imprimeurs serait déterminé et fixe. La censure préalable fut établie de nouveau, ou pour mieux dire, confirmée dans toute son étendue. Il y avait même une répartition assez bizare de fonctions entre les diversses autorités auxquelles on avait attribué le droit de censure. Ainsi pour imprimer des ouvrages de droit, il fallait les soumettre à la censure préalable du chancelier d'Angleterre, ou bien d'un Chief Justice, c'est-à-dire d'un des présidents des cours anglaises. S'agissait-il d'ouvrages d'histoire ou de politique, il fallait les soumettre à un secrétaire d'État. Enfin s'agissait-il d'imprimer des livres sur la théologie, sur la physique ou sur la philosophie, ou bien des nouvelles et des livres érotiques, il fallait alors s'adresser à l'archevêque de Cantorbéry ou à l'évêque de Londres. Le nombre des imprimeurs maîtres (il y avait le système des jurandes et des maîtrises comme dans toute l'Europe d'alors), le nombre des imprimeurs maîtres était fixé à vingt. Ils devaient fournir un cautionnement. De plus, il était défendu d'imprimer quoi que ce fut partout ailleurs qu'à Londres, à York, à Cambridge et à Oxford. Et toutes ces prohibitions, toutes ces défenses, toutes ces restrictions, toutes ces mesures préventives étaient accompagnées des sanctions pénales les plus exorbitantes et les plus arbitraires dans leurs applications. Et le grand censeur, celui auquel les pouvoirs que nous venons de citer étaient essentiellement délégués, car il est inutile de dire que ce n'était pas le grand chancelier d'Angleterre ni les évêques qui s'amusaient à examiner les livres qui leur étaient soumis, le grand censeur était

un certain Roger Lestrange, dont le nom a acquis ainsi une grande célébrité, censeur d'autant plus inexorable qu'il avait été lui-même pamphlétaire et libelliste. On poussa l'exagération jusqu'à élever des objections contre quelques passages d'un poëme celèbre, du Paradis perdu.

Le statut de 1662 fut abrogé en 1679, mais cette abrogation ne fut que momentanée; le statut fut bientôt remis en vigueur et exécuté avec un redoublement de sévérité sous Jacques II. Bref, cette loi préventive et d'une si excessive rigueur a gouverné la presse anglaise jusqu'à (la date mérite quelque attention), jusqu'à 1692, ce qui veut dire qu'elle a gouverné l'Angleterre même après la révolution de 1688, qu'elle l'a gouvernée quatre ans après cette révolution et même encore deux années de plus en vertu d'un statut de la quatrième année de Guillaume et Marie. On fit même des tentatives ultérieures pour la maintenir en vigueur: ces tentatives se renouvelèrent chaque année jusqu'en 1698, mais elles vinrent expirer devant la vigoureuse résistance du Parlement.

La presse donc n'a été libre en Angleterre qu'à partir de 1694, c'est-à-dire six ans après la révolution de 1688. Ainsi, vous le voyez, des deux grandes révolutions qui se sont succédé en Angleterre au xvII° siècle, l'une à la moitié, l'autre à la fin, ni l'une ni l'autre n'a voulu renoncer aux lois préventives contre la presse, ni l'une ni l'autre n'a voulu déposer ces armes; il a fallu six ans d'efforts après la révolution de 1688 pour qu'enfin le statut préventif cessât d'être en vigueur. Dès ce jour, je le répète,

la presse a été libre en Angleterre, non, comme vous pourriez peut-être le croire, en vertu d'une disposition constitutionnelle expresse, écrite quelque part, elle a été libre par l'abrogation du statut préventif; on est rentré dans le droit commun à l'égard de la presse, on est rentré sous les principes de ce que les anglais appellent la Common Law. Chacun a pu imprimer à ses périls et risques, sauf à encourir les peines et condamnations aux dommages intérêts conformément aux lois.

Il vaut maintenant la peine de se demander: Quelle est donc cette loi commune des Anglais, quelle est cette loi non plus préventive mais répressive contre les délits de la presse? Quels sont les périls et risques auxquels on s'expose en se servant de la presse, quelles sont les garanties données aux citoyens pour qu'on n'abuse pas de la loi contre eux.

Les Anglais ont un mot générique, technique, pour exprimer un délit de la presse, ils appellent cela un libelle. Ainsi celui qui commet un délit par la presse tombe sous l'application de la loi sur les libelles, loi qui n'est écrite nulle part, si ce n'est dans les coutumes et dans les précédents. Or qu'est-ce donc qu'un libelle en Angleterre ? Lorsqu'on présente un écrit et qu'on le dénonce comme étant un libelle, à quels caractères reconnaît-on si c'est ou non un libelle? Que doit-il renfermer pour mériter cette qualification et pour que l'auteur en devienne responsable?

Un libelle, rigoureusement parlant, est en Angleterre tout ce que vous voudrez, il y a à peu près

autant de définitions que d'auteurs et de juges ayant énoncé leur avis. Je dis de juges, car je crois vous avoir dit déjà que les juges opinent publiquement, ils disent tout haut, en audience publique, leur avis et les motifs de leur avis, et quelquefois ce sont des modèles de dissertation. Lord Ellenborough, un des grands juges d'Angleterre, disait qu'un libelle, c'est tout ce qui choque les sentiments de qui que ce soit, qu'un libelle est tout ce qui fait de la peine à quelqu'un; la définition est naïve, elle a pourtant un fond de vérité quand on la rapproche de la jurisprudence anglaise. Un autre jurisconsulte définit le libelle « une » diffamation malicieuse faite publiquement par la » presse, par l'écriture, par des signes ou par des >> peintures, tendant à noircir la mémoire d'un mort » dans le but de provoquer un vivant, ou bien la » réputation d'un vivant pour l'exposer à la haine » publique, au mépris, au ridicule. » Et vous serez bien étonnés d'entendre après une pareille définition le même jurisconsulte procéder gravement à une division des libelles, en libelles contre les individus, contre la morale publique, contre la constitution, contre la religion. Ailleurs nous trouvons indiqué comme caractère punissable du libelle, sa tendance à troubler la paix du roi, la paix publique. Et pourquoi cela? Voici le raisonnement des jurisconsultes anglais : c'est que lorsque vous lancez un libelle contre quelqu'un, la personne qui se croit offensée en aura du ressentiment, et dans son ressentiment pourra se porter à des voies de fait contre vous. Dans ce cas, il en résultera telle ou telle chose qui troublera la paix

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