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publique. Ainsi un coup de coude donné à son voisin est un libelle, puisqu'il peut provoquer ce voisin à commettre un meurtre. D'où il faut conclure encore que plus un libelle est vrai, plus il est punissable, parce que le trouble est d'autant plus certain. Si un homme nous disait que nous avons escamoté la montre de notre voisin, nous lèverions les épaules. Mais si on disait à un administrateur qu'il a volé le trésor public, qu'il a commis une grande dilapidation, p us le fait serait vrai, plus la provocation serait violente. Et il y a une autre conséquence, c'est que plus la personne provoquée est méchante, plus le libelle est coupable parce que le ressentiment est plus certain. Aussi, disait spirituellement un écrivain, d'après les lois anglaises, c'est un libelle que de porter de l'argent dans sa poche la nuit, car c'est une provocation au vol et à l'assassinat.

Maintenant, direz-vous, pourquoi toutes ces subtilités, pourquoi ces paralogismes et ces sophismes? Tout ce travail a pour but d'ariver à une distinction. et de la concilier avec les principes de la jurisprudence anglaise. Tout ce travail, au fond, n'a pour but que de distinguer deux actions, que nous distinguons aussi chez nous, l'action civile et l'action pénale. Et voici comment : c'est que, selon les idées anglaises, il ne peut y avoir droit à des dommagesintérêts ni, en conséquence, action civile, si la personne qui demande des dommages-intérêts n'a pas évidemment reçu une injure, un tort réel, un mal injuste. Lors donc que la personne qui se plaint d'un libelle demande des dommages-intérêts, la partie

contre laquelle elle agit est toujours admise à prouver la vérité du libelle. Un homme sera attaqué dans un écrit, dénoncé comme ayant commis un vol ou une autre action immorale, s'il demande des dommages-intérêts, s'il poursuit par l'action civile, le défendeur à droit de prouver qu'il n'y a pas dommage parce que le plaignant qui a été appelé voleur est en effet un voleur. Dès lors vous concevez qu'il n'est pas toujours commode d'intenter l'action civile en Angleterre. On a voulu dès lors arriver à l'autre action, à l'action pénale, et pour arriver à l'action pénale, on a cherché le trait caractéristique de l'action criminelle, le trouble apporté à la paix publique. Une fois cette idée adoptée par la jurisprudence, on a dit: peu importe de savoir si le fait est vrai ou faux, parce qu'il ne s'agit pas ici de donner des dommagesintérêts à la partie qui se prétend lésée, il s'agit de réprimer une atteinte à la paix publique. La fausseté du libelle n'est plus alors qu'une circonstance aggravante, mais le libelle serait une infraction à l'ordre public quand même il serait vrai, parce qu'il a, sans nécessité, sans motif, diffamé un individu, une administration, une corporation, etc... Si, en outre, il est faux, eh bien, il y a là une circonstance aggravante, c'est une infraction à l'ordre public encore plus grave. Voilà comment en partant d'une idée de leur droit civil qui admet toujours la preuve de la vérité des faits, quand on demande des dommagesintérêts, les jurisconsultes arrivaient à des interprétations très-vagues, parce qu'ils cherchaient les moyens d'accorder des dommages-intérêts même là

où rigoureusement, selon les principes, il ne fallait pas en accorder. Et de là ils sont passés à une autre idée, à l'idée de trouble à la paix publique, parce que l'autre idée les gênait trop et qu'ils ont voulu arriver à poursuivre le libelle quand même le fait serait vrai et sans qu'on pût en prouver la fausseté.

Aujourd'hui la formule nécessaire, pour que le libelle puisse être qualifié de crime, est celle-ci : << Tendant à exciter contre le roi et son administration, contre la constitution et le gouvernement, ou simplement contre l'administration une grande haine et un mépris public, great and public hate and contempt. » Voilà la formule pour les libelles politiques que l'on appelle libelles publics, pour les distinguer de ceux qui sont dirigés contre de simples particuliers. Mais vous voyez encore une fois qu'il reste toujours dans cette partie du droit anglais une grande latitude d'interprétation et un grand arbitraire.

Maintenant plus le droit est ainsi vague et mal déterminé, plus il est important de s'enquérir des moyens d'exécution et des garanties qu'on a d'obtenir une justice équitable avec un droit si large et si peu déterminé. La garantie capitale qui fait qu'en Angleterre les publicistes, tout en reconnaissant la vérité de ce que nous venons de dire, et en se montrant disposés à plaisanter avec vous sur le vague de leur qualification du libelle, n'éprouvent cependant aucun besoin de lois nouvelles sur cette matière, la véritable garantie, dis-je, c'est le jury.

En Angleterre, tous ces procès sont portés devant le jury, et cela d'autant plus naturellement

qu'il n'y a pas là, dans le même sens du moins, la distinction faite chez nous entre les crimes et les délits, qu'il n'y a pas là, comme chez nous, une grande masse de faits contraires à la loi pénale soustraits à la juridiction du jury, par cela seul que la peine dont ils sont frappés n'atteint pas un certain degré de gravité. Les procès de presse se passaient donc en Angleterre à peu près comme ils se passent aujourd'hui chez nous, c'est-à-dire qu'il y avait une question posée à des jurés et puis des juges devant appliquer le droit. Pour arriver à un procès, il fallait le fait de la publication comme chez nous, mais il régnait assez d'incertitude et d'arbitraire sur la question de savoir quels étaient les faits particuliers qui constituaient le fait de la publication. Ainsi les juges anglais ne se sont pas fait scrupule de soutenir que la communication de l'écrit même à une seule personne pouvait être regardée comme un fait de publication, que l'envoi d'une lettre pouvait également constituer ce fait de publication, toujours par cette raison qu'il provoque celui à qui l'on fait cet envoi. Voilà donc une voie par laquelle les juges anglais ont tenté de rendre très-sévère la justice sur la presse; c'était en soutenant qu'il y avait publication quand même le fait ne pouvait pas véritablement être appelé un fait de publication.

Mais les juges anglais ne s'arrêtèrent pas en si beau chemin; ils allèrent plus loin encore, et c'est en matière de libelle qu'ils ont voulu introduire leur fameuse distinction entre le fait et le droit. Ils avaient arrangé en précédent et en jurisprudence cette

maxime-ci qu'à la vérité il appartenait au jury de décider si un écrit avait été publié, si c'était bien identiquement l'écrit dont on se plaignait et si l'auteur ou le publicateur de l'écrit était l'homme traduit à la barre, mais que là finissaient les attributions du jury, qu'il restait une autre question, la question de savoir si l'écrit contenait ou non les caractères du libelle, s'il avait ou non les caractères que la jurisprudence exigeait dans le libelle; ils soutenaient que la qualification légale du fait appartenait à la cour et non au jury. Dès lors, quand un écrit était déféré au jury et que cette question était posée : Est-il ou non coupable? le verdict du jury, en supposant que ce fût un verdict de culpabilité, était : Il est coupable d'avoir publié un écrit commençant par ces mots et finissant par ces autres mots; mais la question : « Cet écrit est-il ou non un libelle? » devait appartenir aux juges et non au jury. C'était tout simplement soustraire au jury l'appréciation des délits de la presse pour la donner aux juges. Il est bien clair que la question n'est pas de savoir qu'il y a un écrit e que telle personne a fait cet écrit, mais de savoir si dans cet écrit se trouvent des choses qui constituent ou ne constituent pas un libelle. Le jury donc était réduit à une espèce d'action négative. C'est comme si, dans les procès ordinaires, on prétendait soumettre au jury cette question : L'accusé a-t-il ou n'a-t-il pas été l'auteur d'un fait qui a causé la mort de tel individu? Vous comprenez que c'est là une question qui peut s'appliquer parfaitement à un assassin, à un meurtrier, à un homicide

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