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sa nature sur tous les êtres qui l'environnent; elle se révèle, dis-je, par le langage, par des signes dìvers, mais la valeur de ces signes, la valeur du langage lui-même est souvent difficile à saisir nettement et toujours plus difficile à saisir et à caractériser que d'autres faits complétement matériels.

Voilà une première difficulté qu'offre la législation sur cette matière importante. Et une autre difficulté résulte de la nature même de cette action intellectuelle et morale de l'homme sur les autres hommes. Aussi voyons-nous que les abus auxquels on a pu se livrer en exerçant cette action intellectuelle, les délits qu'on a pu commettre en abusant de la parole, en abusant des écrits, sont, même aux yeux de l'offensé, d'une nature particulière. Sans doute, il y a un mal physique, un mal matériel grave dans les violences physiques, dans les blessures corporelles, mais il est dans la nature humaine d'être, s'il est possible, plus sensible encore aux blessures' d'une autre nature. On pardonne plus difficilement une injure qu'on n'oublie une violence matérielle.

Il est donc aisé de comprendre que, de tout temps, les hommes investis du pouvoir aient dû fixer d'une manière particulière leur attention sur ces faits, parce que ces faits pouvaient les frapper, les atteindre plus encore que les faits matériels, et que précisément parce qu'ils étaient dans une position sociale supérieure et investis du pouvoir, ils devaient être. d'autant plus sensibles à ces manifestations hostiles de l'opinion à leur égard.

Aussi trouvez-vous même dans l'antiquité, et il

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serait facile d'en faire ici l'énumération, bien des lois, bien des dispositions législatives contre certains délits qui ne sont autre chose que l'abus de cette manifestation de la pensée, contre ces délits qualifiés de libelles, d'injures, d'outrages, de diffamations, tous mots par lesquels on a voulu désigner plus ou moins exactement des faits de la nature de ceux dont nous parlons, qui rencontraient la limite des droits d'autrui ou des exigences de l'État. Vous trouvez des dispositions de cette nature dans les Douze Tables, pour ne parler que de la jurisprudence romaine. Lorsque l'élément populaire commença à prendre une certaine consistance dans l'État romain, lorsque l'ancien patriciat souverain se trouva en présence de cette classe nouvelle, se développant et aspirant à la conquête des droits qui lui manquaient, à la conquête de l'égalité civile, il dut se former une sorte d'hostilité permanente entre ces deux classes. Et cette hostilité ne devait pas toujours se révéler par des émeutes, par des séparations, par des retraites, elle devait souvent aussi se révéler par la satire, par l'épigramme, par l'injure, toutes choses auxquelles le pouvoir établi devait se montrer sensible.

L'aristocratie romaine donc ne pouvait pas ne pas prendre des mesures contre cette nature de faits. Vous trouvez un édit du préteur dont le texte ⚫est conservé même au Digeste, au titre : De injuriis et famosis libellis. Et là si vous parcourez le long fragment d'Ulpien où se trouvent ces paroles, de l'édit du préteur, vous y verrez des dispositions qui

ont une analogie frappante avec les lois modernes. Ainsi le jurisconsulte distingue le convicium de la simple injuria. Il veut que pour qu'il y ait convicium il y ait une espèce de proclamation de l'injure. Cela répond un peu à nos idées sur le fait de la publicité des outrages. Ces idées vous les trouvez également développées dans le quatrième titre du cinquième livre des sentences de Paul, De injuriis.

Mais il est inutile d'insister sur ces faits des temps anciens, relatifs à la répression des délits d'injure, d'outrage, de diffamation, de calomnie, résultant de manifestations extérieures de la pensée et des opinions des hommes; car entre l'antiquité et nous il est intervenu un fait immense, un fait dont peutêtre encore nous ne connaissons pas toutes les conséquences, mais qui a, en quelque sorte, jeté un abime entre la civilisation du monde ancien et la nôtre, entre les moyens du monde ancien et les moyens du monde moderne relativement à l'influence de la pensée humaine, je veux parler de l'imprimerie.

L'imprimerie a donné, si je puis parler ainsi, des ailes à la pensée de l'homme, l'imprimerie a, en quelque sorte, supprimé les distances, les éléments de lieu et de temps, l'imprimerie a, en quelque sorte, transformé tout le monde civilisé en un seul et vaste théâtre où l'acteur est entendu de tout l'univers, où l'acteur a tout le monde civilisé pour spectateur et pour auditeur. Les distances, je le répète, ne sont plus un obstacle, les temps éloignés ne sont plus un obstacle, les langues diverses elles-mêmes,

ce grand obstacle à la propagation des idées du monde ancien, ne sont plus qu'un obstacle secondaire.

Et voyez quels caractères l'imprimerie a donnés aux manifestations de la pensée humaine; durée, ubiquité et facilité de se répandre avec une grande rapidité. La feuille imprimée se glisse partout, elle ne s'arrête pas dans le cabinet du savant, elle pénètre dans l'atelier, elle s'introduit également dans le salon, dans le boudoir, dans la chaumière. La pensée que vous livrez à l'impression, si elle mérite d'être conservée, est éternelle. Nous avons perdu une grande partie des monuments littéraires de l'antiquité, nous les aurions tous si l'antiquité avait connu l'imprimerie. Et supposez un cataclysme comme celui du moyen âge, il eût été impossible qu'il détruisît une masse d'exemplaires aussi grande que ceux que l'imprimerie multiplie. On a pu perdre des ouvrages de l'antiquité, parce que les copies n'en pouvaient jamais être bien nombreuses, parce que c'était une marchandise trop difficile à produire pour qu'elle pût être produite en grande quantité. Il a donc pu arriver que plusieurs de ces monuments aient été presque entièrement perdus. Mais aujour- . d'hui on ne pourrait imaginer des événements tels qu'ils fissent disparaître de la face du monde jusqu'au dernier exemplaire d'un ouvrage digne de traverser les siècles. L'imprimerie est plus forte que tous ces événements. Lorsque le grand poëte, lorsque Virgile voulant personnifier la renommée lui donnait cent bouches, il faisait un grand effort d'imagi

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nation eh bien, aujourd'hui cet effort de l'imagination du poëte appliqué à l'imprimerie serait audessous de la vérité.

De ce fait d'ailleurs que les moyens de communication de la pensée étaient réduits à des écritures longues à faire, chèrement vendues, il résultait une autre conséquence importante, c'est que ce moyen ne pouvait être appliqué un peu en grand qu'aux choses qui en valaient la peine. Sans doute, on pouvait multiplier les écrits d'Aristote, les écrits de Cicéron, sans doute on pouvait multiplier l'Iliade et l'Énéide, mais il n'y avait pas moyen, il n'y avait pas possibilité physique de multiplier par l'écriture une quantité de productions d'une importance secondaire, mais cependant précieuses pour l'histoire. Nous, au contraire, si nous péchons peut-être, c'est par le côté opposé. La presse chez nous peut s'emparer de toutes choses, elle peut s'appliquer aux choses minimes comme aux choses de la plus haute importance. Elle peut élever aux honneurs de la renommée, non-seulement l'histoire mais l'anecdote, non-seulement les grands événements, mais les accidents même les plus futiles, non-seulement l'histoire de la vie des nations et des héros, mais même l'histoire de la vie d'un simple particulier. Ainsi, qui de nous ne connaît, pour ainsi dire jour par jour, heure par heure, je ne dis pas la vie intime de Louis XIV ou de tel autre grand personnage, mais, si l'on veut bien s'en donner la peine, la vie intime d'une quantité d'autres personnes nobles ou roturières, magistrats, prêtres, laïques, etc... Il suffit de

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