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Un murmure d'incrédulité accueillit ces paroles.

Les natifs secouaient la tête et souriaient ironiquement en montrant leurs dents limées ou cassées au marteau.

Liebrechts, sans se déconcerter, rectifia le pointage et fit feu. Les naturels perçurent un nuage épais de fumée et une détonation formidable; les plus rapprochés du fleuve purent voir la pirogue percée à jour s'emplir d'eau et couler à pic, tandis qu'une colonne liquide s'élevait et retombait presque simultanément au milieu du courant avec le sifflement d'une trombe soudaine.

Un tremblement convulsif courut dans l'assistance noire; les incrédules de tantôt, devenus fanatiques croyants en la mystérieuse puissance du canon, acclamaient par des chants frénétiques les prouesses du fusil fétiche et l'adresse du féticheur Liebrechts; mais quelques noirs doutaient encore des qualités de l'engin de guerre.

Le colosse Miongo, entrautres, affirmait que le mkissi de bronze, docile à la voix de Liebrechts, se montrerait rebelle aux ordres de tout autre blanc.

Brunfaut s'offrit à montrer séance tenante le ridicule de cette affirmation susceptible de faire du chemin dans cette ignare assemblée.

Un nouveau boulet fut pointé par le chef de Bolobo-Station et souleva cette fois, à une distance de trois milles, une nouvelle gerbe liquide dans le Congo.

Ce dernier essai pacifique du canon désormais légendaire de Bolobo imposa silence aux plus incrédules.

Décidément le fétiche redoutable obéissait à tous les blancs indistinctement et pouvait à l'occasion porter à d'incalculables distances la destruction et la mort.

Stanley mit immédiatement à profit l'effet produit sur les indigènes par les expériences de tir. Il rassembla les chefs et les notables de l'assistance, et tout en leur assurant que le pouvoir destructeur du canon Krupp ne serait jamais invoqué contre les villages bayanzi, si les naturels respectaient toujours les mundelés et leurs établissements, il exigea d'eux le payement immédiat de huit cents mitakos à titre d'indemnité de l'incendie de BoloboStation.

Quelques sourdes récriminations s'élevèrent devant les exigences de Boula Matari; Ibaka promit néanmoins de payer.

Deux jours après, le roi de Bolobo rançonna les villages bayanzi, et put remettre aux vainqueurs le nombre considérable de fils de laiton demandé par Stanley.

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L'agent supérieur se disposa dès lors à quitter Bolobo avec la flottille. Brunfaut, depuis longtemps édifié sur le caractère plein de rancunes des Bayanzi, fit remarquer au chef de l'expédition combien il lui serait difficile de renouer désormais des relations courtoises et amicales avec les sujets rançonnés d'Ibaka.

« Ces gens à l'aspect doucereux, disait Brunfaut en montrant à Stanley les principaux mfoums du district venus à la station le 15 septembre pour souhaiter un heureux voyage à Boula Matari, ces êtres en apparence sociables, sont autant de créatures vindicatives, haineuses et cupides à l'excès. Ils vous ont payé récemment huit cents mitakos sans essayer de se soustraire par la force à cette exigence; mais ils comptaient ce jour-là avec les fusils et le canon dont nous disposions. La flottille partie, je reste de nouveau à Bolobo avec vingt-cinq hommes à la merci de milliers d'assassins. J'ai la ferme conviction de ne pouvoir relever de ses cendres la station de Bolobo avec un personnel aussi restreint et qui sera fatalement en butte aux attaques incessantes des sauvages. »

Les objections de Brunfaut étaient fondées. Stanley consentit à laisser à Bolobo un renfort de serviteurs ncirs sous les ordres du lieutenant Liebrechts.

« Vous vous mettrez d'accord, messieurs, ajoutait Stanley en s'adressant aux deux pionniers pour partager entre vous l'administration du domaine.

Le 16 septembre, la flottille s'éloignait du district d'Ibaka et emportait vers l'Équateur Stanley et Roger.

Liebrechts et Brunfaut restés sur le plateau ruiné par l'incendie, et désireux de faire face au danger probable de nouveaux conflits avec les indigènes, se divisèrent les charges du gouvernement de Bolobo.

L'officier accepta les portefeuilles de la guerre, de l'intérieur et des travaux publics, Brunfaut géra le ministère des affaires étrangères.

Le rôle de diplomate n'était point une sinécure chez les peuplades de cette région; rien n'était plus malaisé que de décider les natifs à permettre la reprise des travaux de construction de la résidence des mundelés. Stanley avait malhsureusement manqué de tact en exigeant le versement des huit cents mitakos. Tout peuple vaincu, rançonné, appauvri par le vainqueur nourrit contre lui une rancune que les années n'effacent pas. Cela est vrai surtout, pour les peuplades incultes de l'Afrique centrale chez qui la question d'intérêt prime tout.

Les Bayanzi, grands trafiquants sans foi ni loi, avaient accordé aux mundelés le droit de vivre et de bâtir sur leurs terres, dans le but de se créer

LES BELGES. III.

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des voisins généreux et riches, taillables et corvéables à merci. En d'autres termes, la station de Bolobo devait être la vache à lait du district, ou bien elle ne devait jamais exister.

Mais Brunfaut et Liebrechts, n'étant pas autorisés à encourager les mauvais penchants de ces peuplades, endossèrent courageusement les imprudentes revendications de l'agent supérieur de l'Association et maintinrent envers et contre tous les chefs de la contrée leurs droits à reconstruire la station incendiée.

Les Bayanzi refusèrent d'aider en quoi que ce fût à la reconstruction du poste; ils persistèrent à rôder par groupes armés dans les parages de la station et allumèrent à diverses reprises des incendies dans les herbes environnantes, pour brûler les pans de bâtisses en bois et en mortier que les travailleurs de Liebrechts élevaient péniblement, l'outil d'une main et le fusil de l'autre.

En découvrant ainsi une vaste étendue de terrain, les indigènes ne se doutaient pas qu'ils rendaient un véritable service aux pionniers. L'incendie en dévorant la savane supprimait les sombres cachettes d'où les bandits de Miongo pouvaient, sans être vus, tirailler contre le personnel de la station.

Brunfaut et Liebrechts se gardèrent bien de contrarier leurs ennemis dans cette tâche soi-disant malveillante.

Lorsque les flancs du morne escarpé où campaient les travailleurs furent entièrement dénudés, il devint impossible aux Bayanzi de s'approcher en rampant sans être découverts et d'éviter le tir des winchesters.

Les natifs comprirent trop tard la maladresse stratégique qu'ils avaient commise; ils cessèrent d'inquiéter les équipes laborieuses des blancs et Bolobo-Station fut rebâtie sur l'emplacement de l'ancien poste.

Le bâtiment principal, qui mesure douze mètres de longueur sur quatre de largeur, s'étend au centre du plateau, dominant le Congo d'une hauteur de cent quatre-vingts mètres. C'est une maison à simple rez-de-chaussée, construite en bois et en mortier, recouverte d'un toit de loango à double pente et entourée d'une véranda; elle est divisée en trois appartements.

A quelque distance de cette construction s'élevèrent successivement une maison de logement plus petite, destinée aux blancs de passage, les chimbecks des hommes de couleur, la cuisine, une étable pour les chèvres et un poulailler.

Des bananiers, des plants de canne à sucre, des jardins furent disposés autour de ces diverses fabriques. Dix hectares de terrain furent successivement défrichés, on y planta des pommes de terre, on y sema du maïs,

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