Page images
PDF
EPUB

Cette retraite, exécutée dans un ordre parfait, s'opéra en quelques minutes et sans coup férir.

La flottille d'exploration laissa les anthropophages de Moutembo désespérés de voir s'enfuir si vite celui dont ils eussent voulu obtenir l'alliance pour réquisitionner par la violence, chez les habitants d'Oubika, douze rôtis de chair humaine.

[graphic]
[graphic][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small]

E 26 octobre dès le point du jour, les explorateurs, dont un sommeil paisible avait réparé les forces, étaient sur pied et contemplaient les masses sombres des nombreux îlots de l'archipel d'Oubika qu'ourlait un liseré rose pâle. Le silence n'était troublé que par le vol des oiseaux aquatiques qui s'éveillaient et quittaient par bandes les massifs d'arundos, de papyrus et de rotangs où ils s'étaient abrités pendant la nuit; les rives du Congo, bordés de grands arbres, se profilaient à l'infini et la vaste nappe

LES BELGES. III.

31

d'eau, que masquaient par intervalles les accidents du paysage, les îlots boisés ou les épaisses forêts des plaines, paraissait et disparaissait alternativement à droite et à gauche et se confondait avec l'horizon lointain.

La flotille reprit sa marche vers l'est et la baleinière l'Eclaireur, toutes voiles dehors et docile aux vigoureux efforts de dix rameurs. glissait dans le sillage des steamers.

Puis le décor changea et les îlots n'apparurent plus que comme des points noirs derrière les bateaux. Le Congo s'étalait majestueusement sur une largeur de plus de dix kilomètres entre la rive droite et le cordon. ininterrompu de petites îles dérobant à la vue les forêts de la rive méridionale.

Une bourrasque d'ouest-est faisait craquer la mâture, balayait les cimes verdoyantes et arrachait aux forêts vierges leur délicate tapisserie de vignes et de lianes; le ciel soudain obscurci pesait sur l'eau comme un lourd couvercle de plomb; aux éclairs qui le traversaient sans cesse succédaient les formidables roulements du tonnerre et la pluie se mit a tomber avec une effroyable intensité.

L'orage, heureusement ne fut pas d'une longue durée. Vers midi, le ciel s'éclaircit, le vent s'apaisa, la surface du fleuve redevint plus calme, et l'équipage noir, que cette bourrasque inopinée avait glacé d'eff: oi, reprit courage en voyant s'éloigner toute crainte de naufrage.

On ne tarda pas à atteindre sur la rive droite une rivière, la Wabika, filtrant paisiblement ses eaux limoneuses à travers les mailles serrées d'une luxuriante végétation aquatique. De grands villages oubikas bordent à de droite et à gauche cet affluent et de belles plantations de manioc et de sorgho s'étendent au dessus des huttes et des cabanes.

En face, des arbres au port majestueux, à l'écorce lisse et jaunâtre, pointillée d'exsudations gommeuses, se font remarquer dans les fourrés et s'élèvent à une hauteur de neuf ou dix mètres.

Les Zanzibarites reconnaissent avec joie le précieux végétal et se pâment d'aise en présence de l'abondance du mnangou, Shajar et Sandarus des Arabes, ou arbre à copal.

Les bateaux stoppent et les équipages débarquent pour préparer le repas du jour.

Stanley et Roger explorent la riche forêt riveraine. A la base de chaque arbre à copal sont épars des morceaux de gomme, dont la millième partie ferait la fortune d'un fabricant de vernis de Bombay.

Cette substance d'une couleur verdâtre, d'un aspect fuligineux, peu

résistante se réduit, plongée dans l'alcool, en une pâte qui acquiert la consistance du mastic.

En creusant le sol, on retrouvait le copal résineux demi-fossile, remède fétiche employé chez les Vounyamouési, comme autrefois chez les peuplades du Mexique pour les incantations et le traitement des maladies.

Le bois de cet arbre est jaune et bien veinė; ses branches menues et basses ont la souplesse du jonc.

A deux heures, la navigation fut reprise. Pendant trois journées consécutives, la route, d'une accablante monotonic, offrit le même paysage, les mêmes îlots boisés, les mêmes plaines forestières à travers lesquelles le fleuve roulait solitairement ses eaux brunes reflétant près des bords les tiges élégantes du mnangou.

Le 29 octobre, la flottille expéditionnaire voguait, par environ 1o 40 de latitude nord et 18° 44' de longitude est (Greenwich). en face du village de Roubounga situé sur la rive droite. Elle découvrait peu après, au détour d'une île longue et étroite couverte de jungles, les hauteurs d'Oupoto, chaîne de collines à pentes cultivées et habitées par une population douce et hospitalière.

En cet endroit, le fleuve ne présente plus qu'une largeur de trois kilomètres, coupée par des îlots parallèles aux rives.

De toutes parts, des canots indigènes, construits sur le modèle des caïques, se détachent et nagent aussi rapides que des flèches au-devant des

steamers.

De bruyantes démonstrations, exemptes de cris hostiles, de batteries de tambours de guerre ou d'appels sinistres de trompes, acclament l'arrivée des mundelés.

Comme en 1877, Stanley et ses compagnons retrouvèrent à Roubounga «< cette tranquillité d'esprit qui est le partage du petit nombre d'heureux à qui les soucis et l'anxiété sont inconnus ».

Des vivres de toutes sortes, poisson fumé et poisson frais, limaçons, huîtres de marais, viande de chien, chèvres, bananes, plantains, pains de cassave, furent offerts aux voyageurs en échange de nombreux mitakos.

Le fil de laiton est la monnaie que recherchent avec empressement les natifs de Roubounga, et grâce à lui leur amitié fut acquise à Boula Matari, qui dut néanmoins pratiquer avec les chefs indigènes la grossière cérémonie brutale de l'échange du sang.

A Roubounga, ce pacte sauvage est un acte de cannibalisme. Les frères doivent se faire eux-mêmes une incision profonde dans le bras droit et sucer le sang qui s'échappe abondamment des blessures.

Cette nauséeuse pratique répugne au frère blanc, qui applique avec dégoût ses lèvres sur le bras ensanglanté du chef indigène. Elle est, au contraire, pour le frère noir l'occasion de déguster le sang d'un mundelé, et il s'en acquitte avec une ferveur dont le patient se passerait fort bien.

Les indigènes de Roubounga sont anthropophages. Comme les riverains des districts d'aval, ils apportent un soin extrême et un art véritable dans l'arrangement de leur chevelure; ils réunissent en touffes une partie de leurs cheveux et les fixent derrière la tête, au moyen d'épingles de fer, comme des chignons; sur le front, ils disposent deux larges tresses terminées en pointe recourbée et qui ressemblent à s'y méprendre à deux cornes de jeune buffle.

Leur corps, de la tête aux genoux, est couvert de tatouages dont les dessins variés à l'infini offrent les multiples figures de la géométrie plane. triangles, carrés, losanges, cercles, lignes parallèles, lignes ondulées, polygones à diagonales, rosaces, etc., etc.

Ces hideuses parures sont obtenues par l'injection sous la peau de matières corrosives, injection pratiquée à l'aide d'incisions et de piqûres préalablement faites avec des couteaux particuliers. Pour mettre le sceau à l'horreur de ces prétendus ornements, chaque natif de Roubounga surcharge son cou et ses épaules de colliers de dents de singe, de monitor, d'homme et de crocodile, ou de lourds carcans faits avec des défenses de sanglier.

Lors de son premier voyage de découverte, en 1877, Stanley avait compté dans ce village quatre fusils à silex; il en retrouvait plus de cent en 1883.

L'importation de ces armes atteint au Congo des proportions inquié tantes, et dans quelques années on ne rencontrera plus au centre africain que des peuplades nègres comptant autant de fusils que d'hommes.

Fort heureusement, les nègres emploient les fusils à pierre plutôt pour faire du bruit que pour scmer la mort; ils ne savent ni épauler ni viser. Les Roubounga obtiennent ces armes des marchands bangala, en échange de quantités considérables d'ivoire. Ce commerce n'a lieu que depuis fort peu d'années.

Leur territoire, riche en forêts vierges, en cours d'eau et en oasis de palmiers borassus est l'habitat favori de l'éléphant. Outre les défenses précieuses de ce pachyderme, les natifs recherchent comme ornement les soies épaisses et d'un noir brillant qui garnissent sa queue.

La chasse aux soies de l'éléphant est une entreprise pleine d'audace et de dangers.

« PreviousContinue »