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Hanssens, sans songer à porter la moindre atteinte à l'influence que la mission française avait acquise sur la rive droite, voulut, dans l'intérêt de l'Association, rendre visite aux habitants de la rive gauche et les déterminer, par des présents et des paroles amicales, à se ranger sous la protection de la Société internationale, dans le cas où ils n'auraient pas encore accepté le protectorat de la France.

Le capitaine confia à Courtois le commandement provisoire de la flottille et, accompagné de dix hommes de couleur, il redescendit le fleuve sur une des baleinières pour gagner vers l'est une rangée d'ilots d'où l'on voyait s'élever des nuages de fumée indiquant qu'ils étaient habités.

Hanssens accosta le premier de ces îlots et y rencontra des indigènes occupés à brûler des herbages.

Questionnés par le mundelé, les natifs répondirent amicalement, qu'ils faisaient du sel et qu'ils habitaient Ikoutou, bourgade située vers l'est.

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« N'avez-vous jamais vu d'hommes blancs? demanda Hanssens.

Oh! bien des fois nous avons vu passer les pirogues de Boula Matari, et nous connaissons aussi le frère de sang de Nabouna, un blanc grand feticheur, homme à médecine (le docteur Ballay), dont les maisons pleines de fusils, de poudre et d'étoffes magnifiques sont à Mbossi, sur l'autre rive.

L'homme à médecine dont vous parlez a-t-il visité votre village?

Non, mais il a promis de revenir et d'aller avec nous rendre hommage à notre mfoum Ikoutou. »

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Décidément, pensa Hanssens, je devance fort heureusement les agents de mon émule de Brazza; puis s'adressant aux sauniers, il décida l'un d'eux à lui servir de guide et d'interprète jusqu'à Ikoutou.

La baleinière, sur les indications de l'indigène, redescendit le fleuve à travers un labyrinthe de canaux, et vint atterrir à la rive gauche, en un point où la berge peu élevée était d'un accès facile.

Confiant la garde de la baleinière à six de ses rameurs, Hanssens s'engagea sous la conduite du guide, avec les quatre autres pagayeurs portant des ballots, dans un sentier conduisant au village d'Ikoutou.

Ce sentier, étroit et capricieux comme toutes les pistes indigènes, zigzaguait à travers des fourrés inextricables d'arbustes et de hautes herbes dont les ramilles épineuses et les tiges emmêlées abritaient des nuées d'insectes aux couleurs vives et brillantes, mais audacieux et avides.

Dédaignant la peau noire et rugueuse des enfants de l'Afrique, ils s'acharnaient de préférence aux mains et au visage du malheureux pionnier blanc qui ne savait comment repousser ces attaques incessantes.

Les bourdonnements, les piqûres, les morsures des taons, des moustiques, des insectes de tout genre et de toute taille, les ronces et les épines, les caresses brùlantes du soleil tropical, telles furent pour Hanssens, durant deux heures d'une marche difficile, les douloureux incidents de la première partie du trajet.

Au bout de la savane, le tracé suivi décrivait une courbe vers le sud, longeait une forêt montueuse qui, aux dires du guide, était l'habitat favori des chats-tigres et des léopards, puis il inclinait brusquement vers l'est, laissant sur la gauche des masses sombres et profondes de verdure d'où sortaient un fracas d'eaux rugissantes, des grondements et des sifflements humides, rappelant à l'explorateur le vacarme des rapides et des chutes. du bas Congo.

Apres vingt minutes de marche, la petite caravane s'arrêtait sur les bords d'un torrent, à quelques mètres de cataractes dont le mugissement se mêlait au terrible concert des cascades tombant du haut de rochers énormes hérissés d'une végétation séculaire, d'un fouillis d'arbres et de lianes où le feuillage vert-noir des mangliers dominait les frondes du phrynium et s'empourprait des fleurs ccariates de l'ipomée parasite.

Au-dessus du torrent, à cheval sur les falaises rocailleuses, un tronc d'arbre colossal, renversé par la tempête, semblait comme un pont hardiment suspendu, défiant les marcheurs à tenter sur sa croupe arrondie le passage de la rivière.

Hanssens voulut suivre d'abord cette voie périlleuse; mais son guide l'en dissuada. Le tronc d'arbre vermoulu ne résisterait point, disait-il, aux pas légers et rapides d'une panthère; d'ailleurs, au pied même de la cataracte, cette rivière sans profondeur offrait un endroit guéable.

Pour prouver au mundelé la véracité de ses assertions, le noir cicérone, nu jusqu'à la ceinture, s'engagea résolument dans le torrent, et reparut dix minutes après sur la berge opposée, d'où il encouragea du geste le blanc et ses compagnons à suivre son exemple.

Les serviteurs de Hanssens se disputèrent alors l'honneur de le porter. Le capitaine grimpa sur les épaules du plus vigoureux d'entre eux; et à ia queue-leu-leu, les trois noirs chargés des bailots, le quatrième transportant fièrement son maître, traversèrent le torrent.

A cent mètres de la rive droite de ce cours d'eau, affluent sans importance du Congo, appelé par Hanssens torrent d'Ikoutou, s'étalait le village du même nom, terme du voyage ardemment souhaité par les quatre porteurs épuisés.

Le mfoum de l'endroit, potentat bayanzi, fit un bon accueil au visiteur

blanc et reçut avec un joyeux empressement les riches étoffes et les objets d'échange que contenaient les ballots.

Ce vassal d'Ibaka connaissait à peine le nom de son suzerain, le roi de Bolobo, mais il avait fréquemment entendu parler de Boula Matari et des hommes de couleur blanche qui accomplissaient sur les bords du Congo des merveilles de génie et d'audace.

Il accepta, sans en comprendre peut-être toute la portée, les traités d'amitié et d'alliance que le capitaine Hanssens, au nom de l'Association internationale, soumit à son approbation; il admira surtout l'étoffe soyeuse du drapeau bleu au milieu duquel scintillait une étoile dorée, et manifesta le désir de planter sur la toiture de toutes ses huttes, à côté des crânes humains décharnés qui les paraient déjà, de nombreux étendards de l'Association.

Hanssens fit observer à ce sauvage que le drapeau bleu, emblème de paix et d'humanité, serait déplacé au milieu de débris humains, mais les généreuses observations du capitaine ne furent pas comprises, et les drapeaux qu'il laissa au chef d'Ikoutou, avec recommandation expresse de les montrer à tous les voyageurs b.ancs qui visiteraient son village, furent hissés sur les huttes du mfoum bayanzi à côté des hideux trophées rappelant des sacrifices humains.

A la fin de cette journée, après avoir généreusement récompensé son guide qui l'avait ramené au point de départ, le capitaine retrouvait ses fidèles rameurs inquiets de sa longue absence, mais affamés et réclamant leur repas du soir.

« Vous avez faim, mes braves amis, je souffre comme vous de cette maladie passagère et curable. Patientez encore un peu, faites force de rames, nagez vigoureusement, dans deux heures nous stopperons près de l'En Avant. Ma journée a été bonne, il y aura pour chacun de vous un supplément de ration, un quart de gin.

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Ranimés par cette promesse, les noirs cessèrent de murmurer et se plièrent sur les pagaies. La baleinière, docile aux inflexions de la barre gouvernée par Hanssens, soulevée sur la nappe dormante d'innombrables canaux, vola, effrayant dans sa course les ibis attardės parmi les herbes des rives; elle toucha terre, à la nuit tombante, à côté des steamers, devant les tentes des voyageurs dressées çà et là dans les sombres massifs herbacés, reproduisaient sur leurs toiles blanches, à la lueur des feux de bivouac, les silhouettes fantastiques des noirs occupés à préparer le souper.

Courtois, Amelot et Wester avaient attendu leur chef pour se mettre à table. Il y avait ce soir-là un service exceptionnel: ragoût d'hippopo

tame, friture de petits poissons et rôti d'antilope; le tout résultant des exercices variés auxquels s'étaient livrés les blancs pendant l'absence du capitaine.

La chasse et la pèche peuvent, dans ces parages, suffire à l'alimentation d'une armée. Le gibier d'eau pullule dans les flots herbeux; les hippopotames encombrent les canaux du fleuve, sans gèner la circulation d'innombrables poissons de toutes dimensions; les antilopes y courent partout, mais sont moins nombreux que les buffles rouges, plus petits et néanmoins aussi terribles que les buffles noirs de la zone orientale.

Hanssens remercia ses compagnons de leur délicate attente et surtout de l'agréable surprise qu'ils avaient ménagée à son estomac impatient. Tout en mangeant et en mêlant à son récit des éloges sur le souper succulent, sur la façon dont le maître-coq Courtois avait préparé chaque mets, le capitaine raconta les incidents de son excursion à Ikoutou, et se montra satisfait d'avoir, au prix de plusieurs heures de fatigues et de quelques ballots de marchandises, acquis au protectorat de l'Association ce village susceptible d'éveiller les convoitises du docteur Ballay.

Je n'ai pas caché, leur dit-il, mes intentions aux agents de la mission française.

« Sans être le rival de M. de Brazza, je dois prévenir le plus possible ses empiètements sur la rive gauche, où l'Association compte déjà de nombreuses possessions qui lui assurent un droit de priorité.

« Je renouvellerai sous deux jours, en amont, mes démarches d'aujourd'hui. Il est, à mon avis, indispensable aux intérêts futurs de l'Association de posséder ou tout au moins de ranger sous son protectorat les districts qui s'étendent sur la rive gauche du fleuve, depuis Loukolėla jusqu'à Équateur-Station.

«En effet, continua l'officier en déroulant sous les yeux de ses auditeurs la carte du Congo, partez de ce point marqué Loukolėla, remontez avec moi..., par la vue, le fleuve que nous remonterons demain sur nos vapeurs; vous trouvez en face de Ngombé une bourgade nommée Banana, comme le port où nous avons pour la première fois entrevu les eaux limoneuses du Congo.

« De ce village, et sur une étendue d'environ trois kilomètres vers le nord, le fleuve se resserre d'une façon très sensible; ce retrécissement est en réalité plus considérable que ne l'indique la présente carte. Selon les calculs de Stanley, le Congo y forme un canal navigable dont la largeur n'excède pas quinze cents ou deux mille mètres, alors qu'en aval elle varie de dix à quinze kilomètres.

« Cette zone présente pour l'expédition une importance de premier ordre, en ce sens que si de Brazza parvenait à s'en rendre maitre il tiendrait une des clefs du haut Congo, et pourrait par l'occupation des deux rives fermer la navigation et proclamer français le cours supérieur du fleuve.

<< M. Stanley sait toute la valeur de ce point, puisqu'il me l'a particulièrement signalé; il s'y est assuré l'alliance des natifs, mais sans réussir à y fonder une station.

« A nous de réparer l'insuccès de l'agent général. Demain nous quitterons notre camp; nous ferons une courte halte à Loukolėla; puis, sans plus de retard, nons poursuivrons notre route jusqu'à Ngombé, où je compte sur l'intelligent concours de chacun de vous pour m'aider à obtenir à un prix modéré une concession de terrains et le droit pour les agents de l'Association de bâtir et de planter sur ces terres. >>

Le plan communiqué par Hanssens à son entourage fut exécuté ponctuellement.

Le 9 avril, après un temps d'arrêt à Loukolėla qui permit au commandant de la division du haut Congo d'inspecter les travaux de M. Glave, activement secondé par son adjoint, M. Gamble Keys, la flottille stoppa le soir au pied du morne boisé de Ngombė.

Les natifs de Ngombé, ces éleveurs de crocodiles que Stanley avait, en juin 1883, trouvés disposés à commercer avec les blancs, se montrèrent envers Hanssens pleins de bienveillance, et s'ils débattirent longuement les conditions d'un traité, du moins finirent-ils par en accepter, à un prix admissible, toutes les conclusions avantageuses pour l'Association.

Hanssens acquit un vaste emplacement aux abords mêmes du village, dans une situation pittoresque et salubre. Il y installa aussitôt quatre des plus dévoués Zanzibarites qui avaient remonté le fleuve avec lui, et leur enjoignit de défricher le terrain, de vivre en termes constamment pacifiques avec les natifs et d'attendre l'arrivée d'un blanc qui serait ultérieurement désigné pour prendre le commandement de la station de Ngombé.

Mais, contrairement à ses prèvisions et aux indications de la carte, la bourgade désignée sous le nom de Danana n'existait pas sur la rive droite. du fleuve en face de Ngombé.

Cette rive était dépourvue de villages et le territoire appartenait au grand chef du district d'Oubangi, dont la capitale est située sur la rive nord d'un affluent de droite du Congo, affluent inscrit Mbanghi sur les cartes de Stanley, mais appelé Mboundgou par les natifs.]

Hanssens résolut de visiter ce chef de l'Oubangi, pour en obtenir seule

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