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deux engins, indispensables à la locomotion du bateau et qu'il était impossible de fabriquer dans l'Afrique centrale, il fallait attendre plus de trois mois pour pouvoir les remplacer.

Hanssens avait disposé d'une allège à fond plat, mise en mouvement par huit rameurs. Cette embarcation, lourdement chargée, contrariée par le vent et par le courant, avait difficilement accompli le trajet.

En maints passages du fleuve où la violence du courant présentait un obstacle insurmontable aux huit rameurs, les hommes de l'équipage avaient été obligés de se jeter à l'eau, pour aller attacher un fort câble à l'un des gros arbres de la rive, et haler ainsi l'embarcation. Ce manège fréquemment renouvelé occasionna une perte de temps considérable.

Dans ce voyage, le capitaine Hanssens était accompagné de M. Boulanger, un Français, agent de l'Association internationale.

Dès son arrivée à Msuata, le capitaine Hanssens accomplit spontanément une partie des rêves de Janssen: M. Boulanger fut désigné pour remplacer par intérim le sous-lieutenant dans le commandement de la station; Janssen accompagnerait le capitaine au pays d'amont.

Le départ des explorateurs fut retardé jusqu'au 23 octobre.

Le 18, Hanssens utilisa son séjour à Msuata en inspectant minutieusement la station, dont l'installation lui parut merveilleuse.

« Rien ne vous manque ici, disait-il à son jeune compatriote; cuisines, fourneaux, fours, magasins, arsenal, et voire niême, luxe inconnu jusqu'ici dans les stations africaines, des water-closets bàtis en torchis. Comment avez-vous fait pour arriver à ces surprenants résultats, en si peu de mois et avec un nombre fort restreint de mauvais travailleurs noirs?

- J'ai travaillé moi-même, capitaine; je me suis fait terrassier, briquetier, maçon, menuisier et charpentier à l'occasion.

Travailleur infatigable. Ah! je reconnais bien là, lieutenant, mon ancien élève Janssen de l'École militaire. Qui nous eùt dit, à l'époque où je vous déclamais mon cours sur l'Art militaire dans la vieille abbaye du bois de la Cambre, que nous nous retrouverions, après des années, à quatre degrés sud de l'Équateur, presque au cœur du Continent noir, ouvriers tous deux du monument impérissable qu'a construit notre auguste Roi? » Là-dessus, une longue évocation de souvenirs communs aux deux compatriotes charma les veilles prolongées des hôtes blancs de Msuata.

Le 19, Hanssens fit la connaissance de Gobila, — « ce bon gros Roger Bontemps, préoccupé surtout de bien boire et de bien manger, à la façon nègre, s'entend, selon les termes du capitaine, et conclut avec lui un

traité d'amitié.

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Fidèle à ses promesses, Gobila céda au mundelé l'esclave Banfunu, futur interprète et guide des blancs chez les Bayanzi; il dépassa même ses engagements car il accorda deux pirogues indigènes au chef de la prochaine exploration.

Les journées des 20, 21 et 22 octobre furent employées aux préparatifs de départ : choisir parmi les Zanzibarites de la station de Msuata les hommes nécessaires à l'établissement et éventuellement à la défense de la station à créer; leur distribuer des armes et des munitions; emballer les étoffes et les autres articles indispensables; charger les deux pirogues de construction indigène, les réunir par des pièces de bois transversales de façon à leur donner plus de stabilité, etc., etc.

Le 23, à six heures du matin, la flottille quittait Msuata. L'allège à fond plat emportait Hanssens et Janssen, peu commodément assis dans un coin trés exigu de l'arrière, où un homme seul eût eu quelque peine à se caser; plus dix rameurs, les ballots d'étoffe et les effets personnels des blancs. Chacune des pirogues contenait six pagayeurs.

Voici la reproduction textuelle du passage d'une lettre du capitaine Hanssens, lors de son départ de Msuata :

« C'est une singulière impression que l'on ressent, lorsqu'on quitte ainsi une contrée connue, occupée par des blancs, pour se rendre dans une partie dont la grande majorité des habitants ignore jusqu'à l'existence d'ètres humains d'une autre couleur que la leur.

<< On se demande quels incidents surgiront pendant le trajet. Sera-t-on bien ou mal reçu par ces populations sauvages? Faudra-t-il jouer du fusil ou de la poignée de main? Trouvera-t-on à acheter de la nourriture en route? En un mot, sera-ce une partie de plaisir ou une promenade tragique? »

On peut concevoir les préoccupations anxieuses qui dominaient les explorateurs, car l'un et l'autre connaissaient l'accueil peu sympathique fait à Stanley au mois de juin précédent par les populations qu'ils allaient affronter avec des forces bien inférieures à celles que transportait naguère l'En Avant.

L'expédition comprenait cette fois vingt-quatre Zanzibarites armés de bons fusils, il est vrai, l'esclave de Gobila et les deux blancs, représentant les deux seuls hommes réellement courageux et résolus. L'allège avait été baptisée par Hanssens du nom de l'Éclaireur.

La journée du 21 se passa sans incidents notables; les explorateurs doublèrent vers midi une sorte de promontoire barrant sur la rive droite une

anse spacieuse au fond de laquelle se dressait un village où des missionnaires français installèrent plus tard un poste hospitalier.

Le 24, dans la matinée, l'Éclaireur passa à hauteur du confluent du Congo avec la rivière Koango, dont une portion avait été récemment explorée par Stanley. Ce cours d'eau, renseigné dans la carte de Chavanne sous le nom. d'Hari Nkutu, est appelé Woukini en dialecte bateké, et Moussa, en dialecte bayanzi. Il étale à son embouchure une largeur d'environ quatre cent dix mètres; ses sources, traversées par Livingstone en 1855, viennent de la ligne de faite séparant le bassin du Congo du bassin du Zambèze.

Dans l'angle méridional de ce confluent habite une tribu féroce: les Wabouma, ou mieux les Babouma.

Ces indigènes inhospitaliers refusent à tout étranger, voire même aux hommes de race noire, l'entrée de leur territoire; ils cherchent à empoisonner quiconque se risque parmi eux. Moins rigoureux pour eux-mêmes lorsqu'il s'agit d'opérer une excursion intéressée, une razzia chez le voisin, ils se hasardaient souvent, en armes, mousquets et lances, jusqu'aux abords de la station de Msuata.

Hanssens, n'ayant rien à faire chez les Babouma, passa sans s'arrêter devant leurs villages, et à sa grande surprise il ne fut même pas menacé par cette sauvage population.

Au nord du confluent du Koango, le Congo coule avec rapidité dans un lit d'une largeur de plus de mille mètres; les rives montueuses, inhabitées sur les pentes, présentent, au sommet des falaises, des villages, des plantations de bananiers et de manioc.

Les habitants y sont aussi hospitaliers que les Babouma le sont peu. Hanssens s'arrêta quelques heures parmi eux, et comme le pays était très riche en vivres, il renouvela sa provision de pains de manioc qui, sous le nom de chicoanga, constituaient la nourriture de ses hommes.

Rassurée du côté de la famine, l'expédition poursuivit son ascension du fleuve. A la nuit tombante, on s'arrêta pour loger dans un village et se mettre tant bien que mal, sous la toiture béante de quelque hutte enfumée, à l'abri d'une pluie torrentielle.

Les averses se montrèrent d'ailleurs compagnes inséparables, mais dont on se fût passé sans regret, des explorateurs ayant pour se garantir des manteaux soi-disant imperméables, qui devinrent bientôt aussi perméables que des éponges.

La journée suivante se passa sans incident intéressant. On longea de fort près la rive gauche pour échapper, autant que faire se pouvait, à la violence du courant.

De nombreux villages s'échelonnent sur les falaises. Les habitants en apercevant l'Éclaireur, pirogue de forme inconnue montée par des visages páles, accouraient au bord de l'eau et regardaient ahuris, mais sans pousser la moindre clameur malveillante.

Loin de témoigner de l'inimitié, ils adressaient aux mundelés les plus amicaux m'boté ». Ces indigènes connaissaient quelque peu l'homme blanc; plusieurs d'entre eux s'étaient rendus à Msuata ou à Léopoldville, et avaient pu constater par eux-mêmes que, contrairement à la légende, le blanc ne passe pas son temps à couper les têtes ou à sucer le sang de l'homme noir.

<< Le vendredi 27 octobre, rapporte Hanssens, je suis arrivé à Tchoumbiri, localité sur laquelle Stanley donne beaucoup de renseignements dans la relation de son grand voyage « à travers le continent mystérieux ».

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Je tenais à me mettre en bons termes avec le chef de ce district, attendu que si mon projet d'installation en amont, à Bolobo, ne réussissait pas, j'avais l'intention de m'établir dans le Tchoumbiri. Je fis donc amarrer mes embarcations aux arbres de la rive, et je me rendis dans le principal village, résidence du roi Moukouala. »

Ce personnage, dont nous avons parlé assez longuement en relatant les découvertes de Stanley, reçut très cordialement, mais sans quitter son chapeau légendaire, Hanssens et son jeune second.

De sa voix doucereuse, le roi de Tchoumbiri, que Stanley désigne comme « le nègre le plus rusé et le coquin le plus fieffè de l'Afrique », offrit gratuitement un terrain aux mundelés pour y bâtir une station.

L'offre fut momentanément écartée par Hanssens.

Après avoir frugalement déjeuné sur l'herbe, en présence de la jeunesse mâle de l'endroit, guerriers se distinguant par un genre de coiffure spécial - leurs cheveux se divisent en une multitude de tresses; quatre de ces nattes sont en forme d'accroche-coeur et deux de ces dernières se projettent au delà du front (Stanley), - les explorateurs se rembarquèrent. A partir de ce point, chaque massif de rotangs, chaque bouquet d'arbrisseaux, chaque amas de rochers sur les rives recèle un ennemi, lâche mais acharné, à l'affût contre les blancs dont la marche est signalée de village en village.

Impossible, durant toute la soirée du 27, de débarquer en un point hospitalier des berges, pour y trouver un abri ardemment souhaité, car le ciel, inclément lui-même, versait sans relâche une pluie diluvienne sur les explorateurs.

Partout repoussés, les infortunés passagers blancs de l'Éclaireur orga

nisent leur lit entre les jambes des pagayeurs et disposent les voiles de l'embarcation en forme de parapluies.

Protégés contre l'averse, les blancs passent curieusement leur têtes entre les couvertures de toile pour jouir du curieux spectacle des fureurs grotesques des indigènes massés sur les rives et qui essayent d'effrayer les étrangers en poussant des hurlements, en agitant leur lances empennées, voire même en les mettant en joue avec des arquebuses impossibles.

Bien qu'inoffensives par elles-mêmes, ces démonstrations étaient fort désagréables. Ces nuées d'indigènes empêchaient les équipages de la flottille de prendre pied sur le rivage.

La nuit était comme d'habitude complète à six heures du soir; les nuages chargés de pluie masquaient la lune dont la clarté aurait été si utile pour se guider sur le fleuve; au milieu de cette obscurité il était impossible, sans commettre de graves erreurs, d'estimer la largeur de la nappe d'eau; les malheureuses embarcations allaient à l'aventure et couraient à chaque minute le risque d'échouer contre une des nombreuses petites îles qui parsemaient le fleuve et qui étaient presque entièrement submergées dans cette saison pluvieuse.

Vers neuf heures du soir, on put heureusement aborder dans une crique de la rive droite, où des pêcheurs inoffensifs accueillirent, sans opposition ni menaces, les explorateurs exténués; ils poussèrent même la bienveillance. jusqu'à accorder aux deux officiers belges, un refuge contre la pluie : la hutte dans laquelle ils fumaient leur poisson.

L'odeur y était intolérable; la toiture de la cabane garantit cependant les voyageurs, déjà transis de froid, de la douche glaciale que leur eût réservée la nuit en plein air. Auprès d'eux, « dans un espace grand comme un mouchoir de poche », écrit Hanssens, les équipages de la flottille s'entassèrent comme ils purent et s'acharnèrent à maintenir allumés de grands feux de bois mort que la pluie menaçait d'éteindre à chaque instant.

Au petit jour, blancs et noirs, heureux de quitter ce déplorable gîte, s'embarquèrent pour remonter le fleuve.

Ils entrèrent dans une sorte d'archipel boisé, coupant çà et là la vaste nappe d'eau dont l'ampleur égalait presque celle du Congo devant Banana.

Sur la rive gauche, des hauteurs boisées esquissaient une chaîne dentelée, se confondant au loin vers l'est avec l'horizon gris-clair; à droite, un plateau couvert d'herbes fauves surplombait à pic le courant et profilait sur le ciel quelques sommets en pain de sucre.

Avant midi, les embarcations nageaient dans les canaux d'un archipel

LES PELCES III.

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