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Comment refuser une offre aussi gracieuse, et surtout aussi galamment tournée? répondit le voyageur belge. »

Quelques jours après, Hodister et Husson assistaient à la cérémonie nuptiale.

L'usage veut à Massabe, comme dans tous les districts du littoral, entre Banana et le Gabon, que la jeune négresse devenue nubile soit placée dans une maison particulière, peu avant son mariage, pour y être instruite sur ses devoirs futurs par les soins d'une vieille matrone.

C'est de l'un de ces établissements d'éducation matrimoniale nègre, que sortait la quinzième épouse du roi Tyabo.

La fiancée fut, au matin de la noce, avant les épousailles, conduite en grande pompe, par la directrice et les élèves de ladite maison, sur les bords de la mer, où elle fut lavée par quelques unes de ses compagnes.

Cette excellente pratique hygiénique terminée, on conduit toujours avec bruyante escorte, la fiancée dans la hutte qui doit être son domicile. conjugal.

Le fiancé est alors introduit auprès de sa future; la matrone en question les unit aux bravos de l'assistance entière. Puis la foule s'écoule, et la porte de la cabane se referme sur les deux époux.

Le lendemain, les ex-compagnes de la nouvelle épouse, pour être certaines de la consommation du mariage, viennent voir si le mari a retiré les anneaux qui ont été attachés la veille à la ceinture de la mariée.

L'époux est dès lors tenu de faire aux parents de sa femme un payement mensuel, ou mieux par lune, dont la valeur a été préalablement stipulée verbalement.

Lorsqu'un enfant vient au monde, les conjoints assemblent aussitôt le conseil de famille pour discuter quels seront les fétiches du nouveau-né. On décide en même temps le nom qui lui sera donné, les viandes et les boissons qu'il pourra prendre durant son enfance: certaines substances lui sont absolument interdites.

Le premier-ne de Tyabo avait été voué dès sa plus tendre enfance à la chair de poulet, à la viande d'antilope et au gin. La chair de chèvre, les œufs et le rhum lui étaient défendus.

Lorsqu'un notable meurt, la famille du défunt simule un profond désespoir; enfants et veuves sanglotent, hurlent, poussent des cris déchirants; les oncles et les neveux frappent sur un tam-tam, et avertissent ainsi l'un ou l'autre féticheur de la localité.

Un sorcier, affublé d'un masque qui le rend entièrement méconnaissable, se précipite vers la hutte d'où partent les sanglots et les sons du tambour;

il se présente à la famille assemblée, en exécutant trois ou quatre pirouettes sur lui-même avec une agilité que lui envieraient les clowns les plus lestes; puis il se prosterne, se jette la face contre terre aux pieds des parents en deuil, et prononce d'une voix prophétique les noms de ceux ou de celles qui par leurs sortilèges ont provoqué le décès.

Aussitôt les héritiers cessent de hurler et de sangloter; ils s'arment,

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sortent en masse de la hutte mortuaire et donnent la chasse aux malheureux dénoncés par le féticheur masqué.

Inutile d'ajouter que les soi-disant coupables, surpris à l'improviste par la meute frénétique qui les poursuit, se laissent, forts de leur innocence, arrêter sans opposition.

Une cérémonie complémentaire tendant à démontrer la culpabilité de ces pauvres diables doit être faite publiquement: mais il arrive parfois qu'elle n'a lieu qu'un an ou deux ans plus tard.

LES BELGES. III.

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Le corps du défunt, conservé, séché et entouré comme une momie, est placé sur un chevalet installé dans la hutte mortuaire.

Lorsque tous les gens accusés si légèrement d'avoir causé le décès ont été arrêtés par les héritiers, ceux-ci rassemblent la population entière du village, roi, ministres, princes, seigneurs, féticheurs, hommes à médecine, sorciers et hommes libres, devant le cadavre momifié.

Le ministre du culte, faisant fonction d'accusateur public, prononce alors un violent réquisitoire contre les personnes soupçonnées d'avoir appelé le fétiche de mort sur la tête du notable défunt.

On interroge un à un les inculpés, qui affirment invariablement leur innocence et se prêtent docilement à l'épreuve du poison. Puis ils boivent le breuvage empoisonné, la cassa, décoction de l'écorce d'un arbre vénéneux très répandu en Afrique.

Les patients paraissent d'abord peu éprouvés par le liquide; ce n'est que dix minutes après l'avoir avalé, qu'ils ressentent une faiblesse générale et tombent à terre comme foudroyés. Les prêtres-sorciers les relèvent; mais les malheureux tombent de nouveau; relevés une troisième fois, ils retombent de tout leur poids.

La foule est désormais convaincue de la culpabilité de ces misérables créatures. C'est à qui se disputera l'honneur de leur porter les premiers coups de couteau, de les lacérer et de les traîner sanglants et défigurés sur des bûchers préalablement préparés.

Le feu achève l'œuvre du poison et du coutelas. Les cendres de ces infortunés sont ensuite jetées sur la tombe de celui qu'ils ont censément fait mourir.

Le roi Tyabo, ce Néron de l'Afrique, ne manque jamais d'assister et de prendre sa part de joyeuse émotion à ces innomables tueries.

Elles se font généralement la nuit; les spectateurs et les bourreaux estiment que dans l'obscurité, les flammes des bûchers ont plus d'éclat, et qu'on distingue moins les larmes des victimes.

Husson et Hodister, qui ont vu fréquemment ce déplorable spectacle, ont chaque fois regretté de ne pas se trouver à la tête d'un peloton d'infanterie belge, pour charger, baïonnette au canon, les assistants actifs et passifs de ces scènes manifestant par des hourras, des chants d'allégresse, le bonheur qu'elles leur procurent.

Malheureusement les deux agents de l'Association ne pouvaient recourir a la violence pour combattre et faire disparaître les barbares préjugés des natifs de Massabe C'eût été du reste le moyen de ne jamais se concilier

leur confiance. Il fallait de la patience, des précautions diplomatiques, des réserves, pour accomplir leur mission philanthropique et civilisatrice.

Husson n'avait pas encore vu le lieutenant Harou, son chef direct; il l'attendit longtemps à Massabe, et pour occuper ses loisirs il seconda son ami et compatricte dans l'édification de ce poste hospitalier de la côte occidentale africaine, surveillant les travaux de construction, tenant la comptabilité et gérant les magasins de la station.

Le dimanche, jour traditionnel du repos, les deux chefs de Massabe, réunis aux agents de la factorerie hollandaise, organisaient des parties de chasse, des banquets et des concerts, où régnait la gaieté la plus franche. Pourtant, l'une de ces journées dominicales fut, en mars 1884, troublée par un événement tragique, que Husson nous raconte ainsi :

<< Dimanche dernier, Hodister et moi, nous partimes à l'aube pour aller faire la chasse aux crocodiles sur la rivière Louemma, dont l'embouchure est située à une portée de fusil de la station de Massabe.

« Avant notre départ, un de nos pagayeurs krouboys avait, à notre insu, ingurgité le contenu d'une bouteille de rhum volée, et nous ne remarquâmes son ivresse qu'arrivés à bord de l'embarcation.

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L'ivrogne était d'une gaieté folle; il fit en partie les frais de la distraction de notre course sur les eaux paisibles de la Louemma.

« La matinée était ravissante, un pur soleil équatorial jetait, dans les massifs de végétation nuancée qui bordent le tranquille cours d'eau, des flamboiements de vert émeraude, de rubis et d'or. Les hérons, les ibis, les grues baléariques s'éveillaient dans les lacis de papyrus, d'arundos et de palmiers parasites; les martins-pêcheurs et les aigles aquatiques ridaient çà et là, la surface nacrée des eaux, et s'envolaient rapidement en emportant dans leurs serres un vairon minuscule aux écailles d'argent.

« Près de l'embouchure de la Louemma, on rencontre fort rarement des crocodiles; ces gigantesques batraciens fuient sans doute le flux et le reflux. de l'Océan. Nous voguâmes donc sans chasser durant plusieurs milles; et vers midi, lassés par la forte chaleur, mais néanmoins doués d'un excellent appétit, nous résolùmes d'atterrir et de déjeuner sur les bords d'une petite crique.

Le Krouboy, ivre de rhum, fut porté à terre par ses camarades, et, négligemment posé en plein soleil sur le sable, il s'endormit et ronfla bientôt de toute la force de ses poumons.

« Notre collation terminée, Hodister et moi nous fimes une courte sieste à l'abri d'un délicieux bouquet d'arbres exotiques.

A notre réveil, nos serviteurs atterrés nous prévenaient que le Krou

boy malade dormait comme une souche, mais que son corps, exposé aux rayons brulants du soleil, était glacé.

« On essaya de réveiller ce pauvre diable; cris secousses, coups et le reste ne modifièrent pas un instant, l'état de torpeur de l'ivrogne. De guerre lasse, Hodister le fit transporter dans la pirogue. Abandonnant le projet de chasser aux crocodiles, nous redescendîmes à Massabe-Station.

« Le lundi, à huit heures du matin, le Krouboy était mort sans avoir recouvré la parole depuis la veille. Ses camarades, Kabindas et Krouboys, avaient fait, disaient-ils, tous leurs efforts pour le faire parler au cours de la nuit précédente. Peut-être ces prétendus efforts avaient-ils amené la catastrophe actuelle.

« Quoi qu'il en soit, ces pseudo-garde-malades manifestèrent, aussitôt après la constatation du décès, une douleur nègre, épouvantable, assourdissante; leurs criailleries, leurs sanglots, leurs gémissements ameutèrent autour de la station tous les natifs des alentours.

« Une députation de Krouboys vint prier Hodister de faire distribuer quelques litres de rhum aux amis inconsolables du défunt : « Notre cama«rade est mort ivre de rhum, permettez-nous de l'enterrer au rhum, » ajoutaient les députés.

« Et ce fut effectivement au rhum que l'on célébra les funérailles. Chaque homme de la garnison, chaque indigène invité, défila verre en main devant le cadavre, et but le liquide cuivré en souhaitant au cher mort des joies éternelles dans l'autre monde.

« Hodister essaya de mettre fin à ces libations, en ordonnant la mise au cercueil immédiate; mais il fut impuissant à tempérer la soif des hommes de couleur. Ces derniers placèrent le cercueil en travers de la porte du chimbeck, et s'en servirent en guise de table à manger. Sur ce coffre de bois, les verres remplis de tafia et de gin se choquèrent et s'entrechoquèrent, tandis que les chants et les danses des natifs commençaient aux sons des tambours, aux stridulements des fifres, aux grincements des marimbas.

« A la nuit tombante on enfouit le cercueil, en ayant soin de placer dans la fosse une bouteille du liquide meurtrier et un verre vide.

« Ces précautions, disaient les Krouboys, assureront à notre regretté «< camarade un secours contre la soif dans le voyage qu'il vient d'entre« prendre vers le soleil. »

«De nouveau, les natifs qui s'étaient joints au cortège funèbre, se livrérent pendant la cérémonie de l'inhumation aux pirouettes les plus périlleuses, aux contorsions les plus disloquées, aux acrobaties les plus abra

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