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Pourtant, Husson et les Zanzibarites, qui avaient vigoureusement secoué le misérable instigateur des tentatives criminelles dirigées contre les agents de l'Association, ne succombérent pas en route : le grand féticheur fut emmené à Franktown.

« On va te faire préparer un excellent repas, dit Husson à son prisonnier. Choisis au hasard parmi les provisions toutes fraîches que m'ont apportées ce matin tes administrés. Veux-tu de la chicoanga, des bananes, du pain de cassave?... préfères-tu une côtelette grilléc de ce mouton qui saigne encore, ou bien un de ces poulets rôtis et assaisonnés par tes amis ?... Allons, décide-toi, tu es mon hôte, je veux t'offrir à déjeuner!

Non! non! répliqua habilement le féticheur terrifié; c'est aujourd'hui jour de jeune pour moi, je ne puis goûter à aucun de ces mets, quelque appétissants qu'ils soient ! »

Une foule assez compacte d'indigènes assistait à ce singulier débat. Des hochements de tête significatifs, des lazzis, des sourires ponctuèrent la - réponse du féticheur.

« Ah! je comprends ton refus, répondit Husson; mais, malgré tout, tu mangeras devant inoi l'une ou l'autre des ces victuailles... N'hésite pas, prouve à ton entourage que tu sais avaler sans mourir un mets empoisonné.

Qui! oui! hurlèrent les natifs; que le grand féticheur prenne à son tour le cassa,... le mundelé a dit vrai,... le mundelé a de le

Malgré le danger de perdre tout son prestige aux yeux des fétichistes, le ministre du culte persista dans ses refus et se retrancha dans son obligation de jeuner.

Les natits huèrent à qui mieux mieux le misérable confondu, et saluerent par des bravos frénétiques et de bruyants éclats de rire le prononcé par Husson d'un châtiment applicable au féticheur de Makaboua, coupable d'avoir voulu empoisonner l'homme blanc et son personnel.

Cette sentence portait que le ministre du culte recevrait séance tenante et coram populo cinquante coups de chicotte.

Au vingtième coup, le grand féticheur demanda gràce... Husson poussa la complaisance jusqu'à panser avec de l'ammoniaque les blessures de son ennemi vaincu; il le laissa partir ensuite en liberté.

Désormais le prestige du grand féticheur était éteint, et bien éteint; le mundelé, en revanche, venait d'acquérir une influence énorme sur les fétichistes de la contrée et ce fut à lui que recoururent les peuplades voisines dans toutes les conjonctures difficiles de leur existence superstitieuse. Les tribus de la circonscription de Franktown se composent de Bakongo

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LES BELGES. III.

et de Bassongo; leurs moeurs rappellent celles des riverains du Congo inférieur; leurs croyances et leurs pratiques religieuses ne different pas de celles des peuplades du centre africain.

Les sorciers et les féticheurs ont tout à faire et à dire dans l'administration des cérémonies publiques; ils président aux réjouissances générales, noces, levées de boucliers et funérailles; ils essayent de faire la pluie ou le beau temps, d'apprivoiser les crocodiles ou les hippopotames, d'arrêter les fléaux, sauterelies ou fourmis blanches, qui dévastent les plantations, à l'aide des ordalies qui ont déjà été décrites.

Les guerres de tribu à tribu, de village à village, sont plus fréquentes dans le Kwilou et plus meurtrières que dans le bassin du Congo.

En général, les belligérants attendent la nuit pour combattre; ils envahissent, à la faveur de l'obscurité, le ou les villages ennemis, enfoncent les portes des huttes et tuent à bout portant les hommes, les femmes et les enfants surpris dans leur sommeil.

Ces massacres déciment la population et amènent des déplacements de tribus encore plus que la chasse à l'homme; ils expliquent aussi pourquoi l'on rencontre dans le bassin du Kwilou de nombreux villages déserts et dont le temps achève insensiblement la ruine.

Fort heureusement, l'arrivée des agents de l'Association internationale a marqué l'avènement d'une ère nouvelle pour les populations du bassin du Kwilou.

Deux ans après que le capitaine Elliott, secondé, par le lieutenant Van de Veide, eut jeté les bases des stations diverses où nous avons tour à tour suivi le voyageur Husson, une amélioration sensible s'opérait dans les mours des indigènes; les prises volontaires du poison, les immolations d'esclaves, les guerres futiles suivies d'assassinats odieux devenaient moins fréquentes; les commerçants européens établis sur ce littoral océanique pouvaient sans danger étendre leurs relations jusqu'aux peuplades les plus reculées de la vallée du Kwilou.

Il en était de même dans la vallée du Niari où, depuis le mois de mars 1883, le valeureux capitaine Hanssens avait déployć et hissé le drapeau civilisateur de l'Association.

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La rivière Niari. – Hanssens entre Manyanga et les rives du Niari. – Destrain, commandant

de Stéphanieville. - S. M. M'Wala M'Pounga. La station de Philippeville. – Les sources de l’Edwin Arnold. Hanssens blessé au combat de Nganda. Un guide à imagination féconde.

A rivière Niari se jette dans le Kwilou, dont elle est une des branches initiales, au confluent même du Lelalli, autre cours d'eau qui, sur la rive gauche, à quelques centaines de mètres en amont de Stéphanieville, est le plus impor

tant affluent du petit fleuve. Dès que le capitaine Elliott eut acquis pour l'Association, en février 1883, l'emplacement que nécessitait cette Station, Destrain procéda sans désemparer au défrichement du sol. Stanley, qui revenait de l'Europe où il était allé rétablir sa santé affaiblie, chargea Hanssens, à qui l'on devait la fondation de Bolobo-Station, de rattacher la ville naissante, portant le nom d'une princesse belge, aux stations du bas Congo par une voie qui devait être établie en dehors du territoire qu'un traité conclu entre M. de Brazza et le makoko des Bateké assurait à la France.

Sans parler des difficultés matérielles d'exécution, la mission de Hanssens était très délicate; il fallait éviter des froissements avec l'expédition française et acquérir sur de Brazza un droit de priorité. Ce côté moral de la situation explique, sans qu'il soit besoin d'y insister davantage, le choix de Stanley, qui en homme pratique, se déchargeait sur le capitaine belge d'une assez lourde part de responsabilité. Néanmoins Hanssens n'hésita pas un instant à l'accepter. Dès le 23 février 1883 il formait à ManyangaNord, avec l'assistance de Nilis, une imposante caravane, et partait pour l'inconnu dans la direction du nord-ouest magnétique.

Cette expédition de découverte eut, dès le début, à lutter contre des difficultés sans cesse renouvelées. La saison mi-pluvieuse et mi-sèche favorisait le développement des herbages. Il fallait se frayer dans la savane un passage

à la hache et au couteau et surmonter un à un tous les obstacles d'un sol singulièrement accidenté.

« Cette vie d'activité au grand air est tout à fait dans mes goûts, raconte Hanssens. J'ai toujours été un peu bohème par temperament, la liberté d'allures a toujours constitué mon plus grand désidératum. Ici j'en jouis complètement; je marche comme je veux et aussi longtemps que mes jambes me le permettent. Lorsque je suis fatigué, je m'arrête et je campe, ma tente est dressée en un coup de main; mon cuisinier allume ses feux, et une demi-heure après, mon appétit aidant, je dévore les provisions que j'ai pu, gråce à mes marchandises et à mon éloquence, me procurer dans le pays. C'est, si l'on veut, une existence de Juif errant; mais avec cette restriction que je n'ai pas constamment derrière moi une divi. nité en colère qui me crie : « Marche! marche ! »

« Je me lève avec le soleil, c'est-à-dire un peu avant six heures; mon bain, préparé depuis la veille dans une grande baignoire circulaire en gutta-percha, m'attend chaque matin; je déjeune d'une tasse de thé sang lait ni sucre, de deux ceufs quand il y en a, de bananes frites, ou d'un gâteau de maïs vert bouilli dans lequel je mords à même, comme un gamin dans une pomme tombée dans le verger; les hommes roulent ma tente, ficellent leur charge; et à sept heures je donne le coup de sifflet, signal du départ.

« Mon domestique me précède, portant mon fusil, ma cartouchière et le drapeau déployé de l'Association; les porteurs me talonnent et nous marchons ainsi jusque vers midi, escaladant les collines, descendant les pentes, traversant les cours d'eau, contournant les obstacles insurmontables, jouant de la hache dans les forêts vierges, déchirant les tapisseries de lianes, ouvrant des routes dans les herbes enlacées, nous arrêtant de temps à autre pour reprendre haleine, et pour me permettre de crayonner sur le « taratara » les remarques que j'ai pu faire sur le terrain.

. Durant le trajet, nous rencontrons des villages; et neuf fois sur dix, en traversant ces agglomérations de huttes, nous les trouvons désertes, momentanément abandonnées : les habitants mâles et femelles, jeunes et vieux ont couru à notre approche se cacher dans les grandes herbes. Ce n'est qu'une heure ou deux après notre arrivée, et si nous séjournons entre leurs murs, que les villageois se hasardent vers nous un à un. Ces pauvres diables, habitués aux incursions des marchands d'hommes noirs s'imaginent toujours que lorsque des étrangers viennent chez eux, c'est pour les piller, les ficeler, assassiner les récalcitrants et brûler leurs bicoques.

« Ma couleur blanche n'exclut pas la frayeur des natifs; ils ont encore présentes à la mémoire les exactions et les razzias cruelles des traitants d'origine européenne, des forçats portugais évadés des bagnes de la côte.

« Mais si les natifs sont courageux comme des lièvres, ils sont en revanche d'une mauvaise foi à rendre des points à leurs congénères les plus effrontés du Congo. Marrive-t-il de leur demander le chemin le plus court pour atteindre les bords du Niari qui coule au nord de l'endroit ou je me trouve en les questionnant ils me désignent avec une touciante unanimité le côté sud, la direction de Manyanga, d'où je viens.

Si jinterroge d'autres villageois sur le temps qu'il me faudra marcher encore pour arriver à la rivière en question, les uns me répondent deux jours, les autres me parlent de vingt å trente journées de marche forcée... »

Ce manque de renseignements précis augmentait singulièrement les difficultés matérielles de la mission de Hanssens, et n'était certes point fait pour accélerer sa marche retardée par les accidents du sol.

Les habitants de la forėt Noire, les bûcherons de la Suède et de la Norwege, les chasseurs de chamois des Alpes, les gauchos, bergers des pampas de la Plata et de l'Uruguay ne peuvent se figurer l'enchevêtrement de montagnes, de ravins, de forêts, de savanes, du chaos de verdure étin. celante, de rochers sourcilleux, d'eaux roulantes et mugissantes, d'hommes, d'animaux sauvages, que présente la contrée entre Manyanga et les rives du Niari.

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