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Paris. Maison Quantin, 7, rue Saint-Benoît.

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REVIEW 3/19/87
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LA BÊTE

FRAGMENS DE JOURNAL

DEUXIÈME PARTIE (1).

UNI

CALIFORNIA

XIII.

20 mars.

Je ne suis plus seul à Mon-Cep. Par un singulier hasard, j'ai racolé un commensal de bel appétit, un de ces gentils compagnons qui ne se font pas prier pour venir chez vous et, une fois installés, ne s'en vont plus. L'amphitryon n'a pas le droit de s'en plaindre; il ne tenait qu'à lui d'être moins aimable, moins invitant.

J'étais allé, la semaine dernière, passer une journée à Rochefort chez Félicien. Les choses anciennes étant d'ordinaire plus gaies que les nouvelles, nous avions pris plaisir, lui et moi, à remuer les cendres de nos vieux souvenirs de jeunesse; il en sort toujours quelque étincelle bleue ou rouge. Te rappelles-tu ceci?.. te souviens-tu de cela ?.. Et Théodule Blandol! quel charmant garçon !

- Charmant tant qu'il te plaira, me disait Félicien ; je ne l'ai jamais aimé. Il était trop personnel; il ne donnait rien et il aurait cru se déshonorer en rendant ce qu'on lui avait prêté.

(1) Voyez la Revue du 15 décembre.

Bah! lui dis-je, il avait ses bons momens. Je le vois d'ici, ce blondin au teint rosé, aux manières dégagées, cachant des passions assez vives sous des airs froids et languissans. Son indolente paresse, qu'il cultivait avec amour, était sujette à s'exalter; de temps à autre, il lui prenait des flambées d'enthousiasme et des fureurs de discussion. Tour à tour lyrique, chipoteur ou somnolent, il n'avait de goût que pour les mauvais livres, pour la flûte, dont il jouait assez bien, et pour l'étude de l'anglais, qu'il regardait comme une langue distinguée, et il était né avec l'amour du distingué. Son père, épicier droguiste, qui parlait peu, lui disait une fois la semaine : « Théodule, je n'aime pas les garçons qui perdent leur temps. » Il m'emmenait souvent passer le dimanche chez ses parens. Quand nous faisions trop de bruit, son terrible père, apparaissant soudain, le saisissait d'une main puissante, I administrait deux ou trois claques, et disait en le posant à terre: Theodule, mon fils unique, voilà ce qui arrive aux jolis garpos qui perdent leur temps. » Ce beau fils m'entraînait quelque

dins un magasin de modes où il avait ses entrées. Je rougissas devant ces demoiselles; les yeux à terre, la langue nouée, je me disais : « Parle, animal!» Pauvre esprit ! rien ne me venait. Theodule avait la parole en main, riait, plaisantait, débitait des fadeurs, prenait des libertés dont on ne s'offusquait point; j'enviais cet insolent petit drôle à qui tout était permis. Le jour où il eut seize ans, son père le retira du lycée pour l'employer dans sa droguerie. Mais la flûte et les modistes l'occupaient beaucoup plus que les lettres qu'on le chargeait d'écrire, et de mois en mois s'accroissait le nombre des rues de Bordeaux où il n'osait plus passer, de crainte d'y rencontrer quelque créancier grincheux, si bien que son père, las de payer les dettes de ce bourreau d'argent, lui mit un matin deux billets de mille francs dans la poche et l'embarqua sur un bâtiment de commerce en partance pour San-Francisco, en lui disant « Théodule, débrouille-toi comme tu pourras. » Depuis lors, plus de nouvelles. Je serais curieux de savoir ce qu'il est devenu.

-Je crains bien, me dit Jalizert, que, paresseux et fou, il ne crève de faim dans quelque endroit perdu.

- Je n'en crois rien, répliquai-je. Les Théodule se tirent toujours d'affaire.

Deux heures après, je montais dans le train qui devait me ramener à Saintes. Il n'y avait dans le compartiment où je venais d'entrer qu'un monsieur blond, qui dormait étendu sur les coussins. Je m'assieds en face de lui. Il se réveille, se met sur son séant, baille, s'étire les bras, et je pousse un cri.

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