UNE HEURE EN SALLE D'ATTENTE I Les montres s'étaient-elles donné le mot pour faire reculer leurs aiguilles, ou le cadran du chemin de fer était-il en avance? Je ne saurais le dire; mais ce qui est certain, c'est qu'au moment précis où le sifflet de la locomotive donnait le signal du départ du train, trois familles amies se rencontraient au guichet hermétiquement clos du chemin de fer du Nord, toutes trois en retard et fort désappointées. Cependant les visages se dérident et le sourire reparaît sur les lèvres pendant que s'échangent de cordiales poignées de main. Quelle mauvaise humeur pourrait résister au plaisir que procure une rencontre inattendue entre gens qui savent s'apprécier, qui ont coutume de se voir souvent et que deux grands mois d'excursions ou de villégiature viennent de séparer? Les enfants entremêlent de questions rapides les accolades qu'ils se donnent : Vous êtes-vous bien amusés? Si nous nous sommes amusés?... Nous arrivons de la campagne. - Et nous des Pyrénées, où nous sommes allés après avoir passé un mois à Arcachon. - Nous, nous avons également pris des bains de mer, mais dans la mer du Nord. Je doute que la Manche soit aussi belle que l'Océan dans le golfe de Gascogne. Et moi je ne crois pas que vous ayez rencontré à Arcachon une plage aussi accessible et aussi unie que celle de Berck. Et les visiteurs des deux plages de s'animer et plaider avec éloquence la cause de l'Océan et de la Manche. L'un met en avant les produits du Bordelais, la beauté du climat, qui déjà participe aux avantages et aux charmes de celui de la France méridionale. Et cette population alerte, spirituelle, toujours prête à la riposte. Et le pays landais avec ses pâtres enjambant les sables sur leurs grandes échasses, leur tricot à la main! Un tricot! des hommes qui font des bas?... vous voulez vous moquer. Pas du tout, réplique Louis, petit avocat des beaux rivages de la Guyenne. Les pâtres, hissés sur leurs échasses, tricotent du matin au soir et ce n'est nullement ridicule, car ces populations ne ressenblent pas du tout aux populations ordinaires; types, costumes, attitudes, tout est pittoresque et, je crois, unique en son genre. En tout cas, tout s'harmonise admirablement en eux... Mais laissons les hommes pour parler du pays et de ses produits. Comme les pêches de Langon laisssent en arrière celles de Montreuil! Comme les figues sont savoureuses et les raisins sucrés! - Et que de coquillages dans le sable, interrompit la petite sœur de Louis. Pour ma part, j'en ai fait une collection magnifique. Je n'ai pas ramassé pour moi seule et je compte vous en offrir à tous. Encore, si maman le permet vous ferais-je choisir parmi les plus beaux. Pour toute réponse, la bonne mère embrasse tendrement l'enfant qui ajoute: Nous avons si souvent pensé à nos petits amis de Paris, dont la présence seule manquait à notre bonheur. Sur ces gracieuses paroles on s'embrasse de rechef, et on oublie un instant les deux points opposés de notre littoral, dont il s'agit d'établir la supériorité. L'avocat des plages flamandes profite de cette interruption dans le plaidoyer de son adversaire pour s'emparer de la parole. Oh! dit-il, pour la beauté de la plage et la variété des coquillages, Berck peut soutenir la comparaison avec n'importe quel pays. Et que sont les pêches, les figues et les raisins dont parle Louis, comparés au gibier que l'on chasse dans les environs de Berck; ce n'est pas le maigre sol des sapinières qui pourrait abriter et nourrir la quantité de lapins et de lièvres qu'on a le plaisir de tuer et de manquer, sans compter le plus excellent poisson. Oh! le vilain gourmand! Est-il possible, à votre âge, Adolphe, de faire entrer en ligne de compte dans vos plaisirs les jouissances de la table. - Et pourquoi pas, est-ce qu'à tout âge on n'a pas une bouche et un palais? -Fi! c'est affreux! -Affreux tant que vous voudrez, ce qui n'empêche pas que mes petits camarades, et j'en avais beaucoup là-bas, étaient passés maîtres dans l'art de connaître les bons morceaux et qu'ils les réclamaient fort bien quand on oubliait de les leur donner. Demandez plutôt à maman. La maman avait écouté cette apologie de la chasse et du gibier avec une évidente tristesse et un embarras non moins visible. Elle n'approuvait pas les paroles de son fils et elle en souffrait. Cependant elle ne l'interrompait pas. Pourquoi? c'est qu'elle ne croyait pas acheter trop cher, même en la payant par une vive souffrance de cœur et d'amour-propre, la leçon qu'elle lui ménageait. Adolphe, qui se crut approuvé, jeta un regard triomphant autour de lui. Il reprit : Oh! ils n'étaient pas timides, nos amis, tant s'en faut, et ils avaient bien raison, je vous assure. Ils buvaient leur vin pur et prenaient, comme des hommes, leur café avec du rhum dedans. Ils réclamaient sans façon le morceau qui leur plaisait et laissaient sur leur assiette, avec non moins de gêne, ce qui ne leur convenait pas... Quant à manger de la soupe, du bouilli... Ah! bien oui : Nous ne mangeons jamais de ça! disaient-ils. Et il fallait voir comme ils regardaient de haut ceux qui aiment le bœuf bouilli. Aussi, je me gardais bien d'en prendre, excepté quand maman l'exigeait. - Vous ne l'aimez donc pas? interrompit une des petites filles. - Si; mais vous comprenez que je n'étais pas flatté qu'ils me prissent pour un enfant qui mange des choses ordinaires. - Quel mal voyez-vous donc à cela? Ils auraient pu croire... toutes sortes de choses. - Mais encore, quoi? - Que mes parents sont pauvres... qu'ils n'ont pas une bonne table; que sais-je ? enfin... - Et quand ils auraient cru tout cela? Ils auraient fait les fiers avec moi. - Je crois, mon cher enfant, que vous y auriez gagné au lieu d'y perdre, répliqua une des dames présentes. - Vous vous trompez, madame, j'y aurais beaucoup perdu; car c'était bien les plus joyeux compagnons que j'aie jamais eus, si gais, si bruyants, si taquins... Vous appelez cela de bons compagnons, merci !... - Quels beaux tours ils jouaient à tout le monde! un jour, c'était de la poudre qu'ils plaçaient dans le fourneau de la cuisine, de sorte que, lorsque la cuisinière allumait son feu, pif! pan! ça éclatait comme une fusée! - Mais, c'est affreux! la pauvre fille pouvait être estropiée. Il n'y avait pas de danger, ils n'en mettaient qu'une pincée, et puis... elle se défiait. Une autre fois, ils retiraient le permis de chasse du portefeuille d'un jeune homme, de sorte que les gendarmes qui le rencontraient et qui ne le connaissaient pas, l'emmenaient à la mairie où il fallait aller le réclamer... C'était fameux cela, n'est-ce pas? |