Parler des champs et de leurs prés paisibles, après les récits de leurs compagnons, leur semblait bien terre à terre. Ils n'avaient, en effet, à narrer ni les fameuses distractions de Berck, ni les beautés des Pyrénées, ni le mouvement de la plage d'Arcachon. Comment, à côté de ces vastes horizons, placer le tableau restreint d'un de ces domaines, moitié ferme, moitié château, comme on en rencontre en si grand nombre dans le centre de la France, sans que rien frappe l'imagination. Interrogés cependant, le frère et les deux sœurs durent s'exécuter. Or, il se trouva que croyant n'avoir rien à dire d'intéressant, ils captivèrent cependant tout d'abord l'attention de leurs auditeurs. Guillaume, l'aîné, aimable enfant d'une douzaine d'années, a la parole : - Nous sommes, dit-il, arrivés aux Clazeaux à la fin de la moisson. Les belles gerbes empanachées qui surmontent le premier char de la nouvelle récolte avaient été rentrées avant notre venue. Mais nous avons assisté à la fète champêtre qui met fin à la moisson. Nous avons pris place au banquet des travailleurs, et dansé avec eux. Jamais nous n'avons été si franchement joyeux... Puis sont venus les pluies, et les champignons ont commencé à foisonner dans les taillis. Quelles luttes joyeuses à qui découvrira les plus beaux et en ramassera davantage... A cette chasse animée et sans effusion de sang, les matinées entières s'écoulaient comme une minute. Que de bons éclats de rire quand les ronces s'enlaçaient aux vêtements, et par-ci par-là, déchiraient la peau... quelles graves délibérations, véritables conseils à la manière des sauvages de Cooper, où ne manquait que le calumet du chef lorsqu'il s'agissait d'établir l'authenticité d'un cep aux nuances douteuses... Puis, la pêche aux écrevisses dans les ruisseaux de la prairie... ou bien les courses à travers monts et vallées avec leurs haltes, tantôt pour dire un mot amical à quelque laboureur et suivre de l'œil la marche du bœuf et le sillon de la charrue; tantôt pour donner un encouragement au petit pâtre qui court d'une de ses bêtes à l'autre... tantôt encore pour adresser une bonne parole à l'alerte villageoise qui arrache, à la bêche, les pommes de terre qui figureront au repas du soir; ou à la vieille femme qui emploie ses dernières forces à ramasser des fagots de ramilles. Tout cela raconté paraît très monotone; dans la réalité, c'est une vie délicieuse, pleine de mouvement et d'activité. Oh! que j'aime la campagne! - Quand je serai grand, je tâcherai de ne la quitter jamais et de m'y rendre utile. - Pour cela, mon petit ami, il est essentiel d'étudier sérieusement, car à la campagne, autant et peutètre plus qu'ailleurs, il faut à notre époque des hommes sérieux et instruits. Il y a en France tant à faire pour déraciner l'esprit de routine et imprimer à l'agriculture une nouvelle et heureuse impulsion! Se rendre capable de cette tâche doit être le but de tous ceux qui ont, comme vous, mon cher enfant, le goût des occupations rustiques. Il faut pour cela joindre à un esprit ferme et entreprenant, à des notions exactes de la nature des diverses cultures et de leur appropriation aux différents sols, une sage prudence et un grand tact. La plupart des enfants se récrièrent. Il leur semblait, et beaucoup trop de gens partagent cette erreur, que rien n'était plus facile que d'être cultivateur, c'est, pensaient-ils, le métier de quiconque n'en peut faire d'autre. - Erreur, mes enfants, grande et funeste erreur. N'est pas agronome qui veut, tant s'en faut. Je pourrais même dire que parmi nos célébrités ce sont les agronomes qui, proportion faite, tiennent le moins de place, tandis qu'ils devraient être les plus nombreux... Les Olivier de Serres et les Mathieu de Dombasle sont et ont toujours été rares en France, et c'est fort regrettable. Je croyais, interrompit modestement un des jeunes auditeurs, que l'agriculture était enfin en progrès chez nous. Papa nous a fait visiter un orphelinat agricole qui nous a vivement intéressés et nous a parlé de la Colonie pénitentiaire de Mettray. Il y a aussi Grignon, qui est la première école du monde... Mais ce n'est pas à notre âge qu'on peut juger des questions aussi éparses; aussi bien pour le moment, devronsnous nous borner à raconter ce que nous avons fait ou vu faire. Citons alors, s'écria Fernand. Nous avons vu faire le vin, c'est-à-dire pas cette année, mais l'an passé; rien de plus intéressant que d'assister à la vendange, d'aider à cueillir le raisin. - Et à le déguster aussi. C'est permis, madame, sans cela nous ne l'aurions pas fait, répliqua Fernand d'un ton un peu piqué. Je n'en doute nullement, je sais que vous êtes des enfants très obéissants et pas gourmands du tout. - Ce qui ne nous empêche pas de trouver les raisins délicieux, surtout quand on les coupe soi-même à la treille. Et puis l'immense cuve où vont se déverser tous ces paniers pleins... Et l'ébullition du moût, et les soins du cellier. Que d'opérations diverses pour obtenir ce vin que nous buvons, sans songer à toutes les peines qu'il a coûtées, comme papa nous le faisait justement observer ce matin, Marie n'a-t-elle pas fait aussi ses petites remarques? demanda-t-on à la sœur de Fernand et d'Henri. J'aime moins être dehors que mes frères, mais je n'avais pas pour cela un champ moins vaste d'observation. On ne saurait trop admirer combien à la campagne, dans une maison bien ordonnée, on sait se suffire: Tout se fait chez soi, non-seulement les provisions du ménage, salaisons, confitures, conserves, etc... mais le pain, la pâtisserie, le blanchissage. Que de qualités de ménagère la femme doit posséder! Combien il faut, à celle qui dirige, d'esprit, d'ordre, de calcul, de conduite; et pour celles qui exécutent, quelle activité. Les jours de fournée je ne manquais pas d'aller voir mettre, la veille au soir, le levain dans la pâte, et, levée dès l'aube, j'assistais au pétrissage; puis j'attendais avec impatience que la pâte fût levée... La flamme qui brillait dans le four me réjouissait. Ensuite venaient la mise en panier et l'enfournage au moyen de grandes pelles que j'avais peine à soulever et que les servantes maniaient comme des plumes. Enfin, le pain est cuit, et le premier qui sort est une petite miche en miniature, que mes frères et moi dévorons en nous brûlant les dents et en riant comme des bienheureux. Tout cela nous amuse fort, et pour ma part je me dis que j'y ai gagné quelque chose. Vienne, en effet, quelque catastrophe inattendue; un naufrage, par exemple, qui nous jette sur une île déserte, je serais plus avancée que Robinson, je saurai faire du pain. Sans farine, dit malicieusement Adolphe. Je suppose que les provisions du navire ont été sauvées. Marie a réponse tout. Aussi va-t-elle nous dire quelque chose du blanchissage. Je crois bien, la lessive est la grande fète des enfants, peut-être parce qu'elle est la grande affaire et le tourment des ménagères. Quoi qu'il en soit, il y a, dans le désarroi qu'apporte dans la tenue régulière de la maison cette opération si importante, quelque chose qui nous ravissait, sans compter que c'est une occasion incomparable de se rendre utile. On aide à compter le linge, on va de la lingerie à la buanderie, demander, apporter des ordres, et on aspire avec bonheur les buées parfumées du cuvier... Mais tout cela n'est rien comparé à l'étendage. Quels bons éclats de rire quand une corde casse, par exemple, ou qu'il s'agit de courir à travers la prairie pour poursuivre une pièce de linge... roulée et emportée par le vent... Le soir venu, il s'agit de plier le linge et tous les bras sont requis pour cet office; puis on l'empile dans les vastes corbeilles que les femmes chargent ensuite sur leur tête et qu'elles portent sans jamais les laisser tomber, bien qu'elles aient toujours l'air d'être prêtes à chavirer... Un mouvement subit dans la salle d'attente arrête les mots sur les lèvres de l'aimable narratrice. Les portes ont glissé sur leurs coulisses. Le facteur de service crie de sa voix monotone: Enghien! les voyageurs pour Enghien! On se précipite; le groupe nombreux avec lequel nous avons fait connaissance est emporté et dispersé par la foule; à peine peuton échanger un dernier au revoir. Que Dieu garde les jeunes voyageurs que la locomotive emporte, et qu'il leur inspire la bonne penséc de mettre à profit les leçons contenues dans cette rapide et amicale causerie! |