- Voyons, dit-elle avec un peu d'humeur, je vous concède que la vieille maison, comme l'appelle Renée, est un paradis terrestre; accordez-moi en revanche qu'il ne saurait être bien amusant de passer, même dans l'Eden, trois longs mois sans aucune compagne. Sans compagne? et ma bonne petite Thérèse? Un baby! s'écria dédaigneusement Henriette. Thérèse lui lança un regard foudroyant, et, les lèvres crispées d'indignation, elle se rapprocha de sa sœur, dont elle prit vivement la main, et murmura à demi-voix: Un baby qui se révolte parfois contre le travail, mais qui, du moins, s, ne le calomnie pas, comme certaines grandes demoiselles de ma connaissance. Je ne parle pas de travail, dit sèchement Henriette, je dis simplement que, lorsqu'on est jeune, la vie des champs n'a rien d'amusant, et en cela je suis bien sûre de n'être pas seule de mon avis. II La manière dont ces paroles furent prononcées m'alla droit au cœur; non, hélas! pour le reconforter, mais pour l'impressionner péniblement, et il me devint impossible de garder plus longtemps le silence. Eh quoi! m'écriai-je, croyez-vous donc, mes pauvres enfants, que la vie ne nous ait été donnée que pour que nous la consacrions au plaisir? Ne vous a-t-on donc jamais appris que l'obligation du travail nous a été imposée dès le berceau de l'humanité? A ceux qui ont besoin de gagner leur vie, assurément; mais quand on est riche... - Je ne sache pas que le Seigneur ait dit à Adam : << Toi et, après toi, ceux de tes fils qui en auront besoin, vous mangerez votre pain à la sueur de votre front. >> Je vois au contraire, dans la Sainte-Écriture, que Dieu a dit : « L'homme mangera son pain à la sueur de son front. » L'humanité tout entière, sans distinction de couches sociales, de fortune, de sexe, je dirai même d'âge, est comprise dans le décret divin. La condition, la forme du travail varient; mais l'obligation formelle du travail ne saurait souffrir d'exceptions, et tous, par un labeur ou par un autre, nous avons le devoir de bien employer notre temps, ei, en l'employant, de nous rendre utile au prochain. Agir différemment, c'est se mettre en révolte ouverte contre Dieu, contre la famille, contre la société; mais ce n'est pas à ce point de vue, beaucoup trop élevé pour une causerie entre jeunes filles, que je veux vous faire envisager la question. Laissons donc de côté le devoir du travail, qui d'ailleurs ne saurait être mis en question par personne, pas même par notre pauvre amie Henriette, si elle voulait seulement y réfléchir un instant, et constatons le bienfait contenu dans cette obligation que Dieu, dès le moment même où il l'imposait à l'homme comme châtiment, a voulu, dans sa bonté, transformer en une source inépuisable de joies. Sans parler, en effet, del'immense bonheur que dut éprouver Adam, lorsque, grâce à cette sueur si pénible, si accablante d'abord, il vit Eve et ses enfants cueillir les premiers fruits que son labeur arracha à la terre; sans parler des joies intimes et profondes que depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours, tant de chefs de famille ont ressenties en assurant par leur labeur l'existence, l'éducation, le bienêtre de leurs enfants, en préparant leur avenir, en arrondissant leur héritage; que de bonheurs journaliers le travail n'a-t-il pas procurés et ne procure-t-il pas à chacun de nous! Quelle satisfaction délicieuse ne trouve-t-on pas, après une tâche quelconque accomplie, que cette tâche ait été obligatoire ou volontairement acceptée, soit dans les résultats palpables que ce devoir rempli a laissé après lui, soit dans la culture, le développement d'esprit qu'il a produit? Si nous descendons en nous-mêmes, nous trouverons d'ailleurs, quel que soit notre parti pris de nous faire illusion à cet égard, nous trouverons que nos plus heureux, nos meilleurs jours ont été ceux que nous avons le mieux utilisés; nous reconnaîtrons que nos meilleurs plaisirs sont ceux que nous avons dus à notre travail. C'est en vain, ma chère Henriette, que vous protestez par un sourire de défi; il faudra que vous en arriviez, croyez-moi, à reconnaître que, pour vous comme pour toute créature humaine sans exception, le plus sûr, le plus fidèle, le meilleur des amis est le travail, que cette certitude vous viendra, nul n'en saurait douter; le grand point, c'est qu'elle ne vous arrive pas trop tard. D'ailleurs, ne vous y trompez pas; ce résultat frivole que vous poursuivez avec tant d'ardeur et de persévérance, et qui s'appelle plaisir, toilette, succès dans le monde, tout cela ne vous coûte-t-il pas des efforts continuels et souvent inouïs. Or, qui dit : peine, effort, dit: travail; vous travaillez donc, en dépit de votre suprême dédain pour les occupations de votre âge et de votre condition. J'oserai même dire que vous travaillez davantage et plus péniblement que notre active et laborieuse Renée; mais, avec cette différence, que votre labeur, à vous, est un labeur inavoué, malsain, sans proportions avec les résultats que vous en attendez; ce labeur vous épuise, au lieu de vous enrichir, au moral s'entend, car, très compatible avec la dangereuse oisiveté des mains et de l'intelligence, il n'offre aucune compensation aux fatigues qu'il cause et surtout aux déceptions qu'il prépare. Quelle différence avec ce travail dont notre chère Renée a si bien compris les avantages et le charme : celui-ci, en rendant la vie plus sereine et plus utile, provoque le contentement de l'esprit, assure le bien-être, la santé, il fortifie le courage dans les moments difficiles et en tout temps; il prédispose à cette aimable égalité de caractère qui est, pour soi et pour ceux qui nous entoure, la plus précieuse des qualités; il est, enfin, le plus puissant des préservatifs contre l'ennui, la satiété, l'esprit de commérage, de critique et une foule d'autres défauts. « L'homme occupé ne songe pas à mal,» a dit je ne sais quel moraliste. Peu de sentences émanant de la sagesse humaine sont aussi vraies que celle-là, surtout lorsqu'elle est appliquée plus particulièrement à la femme, à la jeune fille, car c'est notamment pour elles que le vieux proverbe : « L'oisiveté est la mère de tous les vices, » sera éternellement justifié. .... L'horloge de la gare annonçait qu'il était temps d'aller prendre ses billets, de faire inscrire ses bagages, de vaquer, en un mot, à ces préliminaires immédiats des départs qui, d'ordinaire, préoccupent si vivement les voyageurs, et en particulier les voyageuses. Or, ces soins incombant contre l'ordinaire à Mme X..., que son mari avait précédée de quelques jours pour aller surveiller certaines réparations nécessaires à l'installation de la famille, on se sépara en toute hâte. Pas assez vite cependant pour que la gentille Thérèse n'eût le temps, entre deux baisers, de me glisser à l'oreille : Oh! comme je vais faire fête à mon ami le travail..., vous verrez au retour et vous serez contente. De son côté, la douce Renée, en répondant affectueusement à mon dernier serrement de main, me disait : Combien je vous remercie, chère madame, de votre beau et bon plaidoyer en faveur du travail; si toutes les jeunes filles vous avaient entendue, je suis sûre que toutes en profiteraient !... Nos regards, à ces mots, suivirent la même direction. Ils se rencontrèrent au moment où ils se posaient sur Henriette. Il y avait de la surprise, mais aussi de l'espoir dans celui de Renée; le mien n'exprimait que le chagrin. Renée ne pouvait croire qu'on ne se rendît à l'évidence et au bon sens. Plus expérimentée qu'elle, je savais que l'esprit de frivolité, quand il a pris possession d'un jeune cœur, y règne avec un empire que lui envieraient à bon droit les tyrans les plus aveugles. Henriette, par son attitude froide, je dirai presque dédaigneuse, justifiait amplement mes craintes. Occupée à froisser sa double jupe de percale et à en disposer savamment les plis, elle semblait absorbée par cette grande occupation. Sa mère et moi nous échangeâmes un salut presque froid, auquel elle s'associa à peine par un petit mouvement de tête. En m'éloignant, je me dis avec un chagrin réel : Voilà cependant où conduit une éducation mal dirigée. Pauvre Henriette! |