ne verra plus d'autre année nouvelle se lever pour lui... Mais, mon père, s'il était libre, il serait ici, ne fût-ce que pour recevoir ses étrennes. Il connaît votre faiblesse pour lui, Madeleine, et il sait bien qu'il ne perdra rien pour attendre... quant à l'inquiétude qu'il peut nous causer, que lui importe !... Je vous l'ai souvent dit, c'est un enfant sans cœur! Et, ajouta le vieillard, d'une voix mal assurée, souvent je me demande où le conduira cette insensibilité? Cette légèreté... interrompit doucement la tendre mère. - Légèreté, si vous voulez. Quoi qu'il en soit, ce n'était pas son père, mon pauvre fils, qui eût agi de la sorte, et quant à vous, ma bonne Madeleine, tout le monde sait que vous êtes la plus dévouée des femmes... où donc l'enfant a-t-il puisé ses mauvais instincts? où s'est-il pénétré de cet esprit d'insubordination et d'égoïsme qui, si vous n'y portez un prompt remède, causera sa perte? Madeleine se baissa pour essuyer furtivement une larme; puis, désireuse de détourner la conversation d'un sujet qui lui perçait le cœur : - Vous êtes fatigué, dit-elle; il faut souper et vous coucher, mon père. Et se levant, elle alla prendre sur la table et présenta au vieillard une assiette où était empilée une véritable montagne de crêpes. Merci, dit le vieux père, j'ai le cœur trop gros pour avoir faim. - Prenez au moins un verre de cidre, insista Madeleine en soulevant un broc que le retard de Lucien avait diminué d'un quart au moins, en donnant à la mousse le temps de s'affaisser. - Non, je n'ai besoin ni envie de rien prendre... mais si vous voulez ajouter au feu un peu de menu bois, Madeleine, une flambée me fera du bien; je me retirerai ensuite. Madeleine passa dans une pièce voisine et en revint portant une brassée de branches sèches. Quand elle se pencha pour les jeter dans l'âtre, la flamme montra à Lucien le visage pâle et inquiet de sa mère et la douloureuse préoccupation empreinte sur les traits du vieillard. Mais, bien loin de se laisser attendrir par l'angoisse de ces deux êtres qui le chérissaient au point de ne vivre que pour lui, l'égoïste enfant, afin de se défendre de la bise qui devenait de plus en plus piquante, ferma frileusement sur sa poitrine les revers de sa veste et s'étendit sur le banc de pierre. Une brassée de petit bois, ça ne met guère de temps à se consumer, se dit-il; et comme, à tout prendre, j'aime encore mieux le froid qu'un sermon, j'attendrai avant d'entrer que grand-père soit couché... II Nous voici de nouveau à la dernière soirée de l'année; mais dix ans se sont écoulés depuis que nous avons laissé Lucien étendu sur le banc de pierre, sous la fenêtre de la maisonnette du bord de la lande. L'enfant est devenu un bel adolescent, au tempérament robuste, aux membres infatigables. Mais pourquoi, au lieu de terminer gaiement l'année au foyer domestique ou avec d'honnêtes camarades, erre-t-il seul à travers la lande déserte? Pourquoi est-il en proie à ce désespoir profond, qui tantôt fait couler ses larmes et tantôt lui arrache des cris d'angoisse?..... Son grand-père est mort et les dernières paroles du vieillard lui ont fait entendre un suprême appel auquel il est demeuré sourd. - Corrige-toi, lui a-t-il dit, si tu veux que Dieu te bénisse et que ta mère soit heureuse. Aime le travail, étudie avec assiduité et, surtout, sois obéissant et docile, te souvenant, ô mon fils, que les paresseux et les égoïstes sont à charge à la famille, que les honnêtes gens les méprisent et que Dieu les abandonne et les punit. Fuis les mauvaises compagnies : elles t'ont entraîné déjà à bien des fautes; elles ne tarderaient pas à te perdre tout à fait!..... Ces conseils, si sages, le jeune homme n'en a pas tenu compte; sa mère use sa santé dans les larmes et lui-même n'est pas heureux. Comment a-t-il employé sa belle jeunesse ?... Qu'at-il appris?... De quoi s'est-il rendu capable?... Dieu lui avait donné l'intelligence et la santé ; un patron bienveillant lui facilitait, en même temps que l'apprentissage d'une lucrative profession, le moyen de compléter, par des classes du soir, l'instruction ébauchée à l'école du village; de tendres et honnêtes parents s'efforçaient, et par leurs exemples, et par leurs leçons, de le maintenir et de le diriger dans le droit chemin. De tous ces avantages qui s'offraient à lui au début de sa vie, quel profit a-t-il tiré? Il les a repoussés ou il en a abusé. Il n'a rien voulu faire, rien voulu apprendre. On s'est lassé à l'atelier de sa paresse, de sa mutinerie et on l'a chassé. A la classe du soir, ses maîtres, désespérant de vaincre sa mauvaise volonté et craignant que son exemple ne détournât ses camarades de l'étude, ont refusé de lui continuer des leçons inutiles. Son grand-père est mort de chagrin, et sa mère, sa bonne et digne mère, gémit et souffre de sa conduite en attendant l'heure prochaine où, vieillie avant le temps par la douleur et la honte, elle le laissera seul ici-bas. Ces habitudes d'insubordination et de fainéantise, comme il les maudit en ce moment où sa conscience réveillée lui montre la profondeur de l'abîme qu'elles ont creusé sous ses pas!... Ces camarades de jeu, de vagabondage, de résistance à toute autorité, combien il désirerait ne les avoir jamais connus!... Comme il voudrait rompre avec cette vie inutile et mauvaise! Il le voudrait, mais il sent qu'il ne le peut plus. Où, en effet, puiserait-il le courage de se vaincre soimême, lui qui n'a pris soin de développer aucune des forces de son âme, aucun des bons sentiments de son cœur? Il s'est laissé dominer par ses passions naissantes et il ne peut plus les réprimer. Ah! si seulement il lui était donné de revenir de dix ans en arrière, comme sa situation changerait. Avec quelle résolution et quelle énergie il entrerait dans la vie, non plus par la porte maudite de la paresse et de l'inconduite, mais par la porte honorable du travail et de la fidélité au devoir. Et sous l'impression de ces pensées, sous le poids de ces regrets, le jeune homme incline la tête sur sa poitrine, joint les mains et s'écrie : O mon Dieu! ramenez-moi à l'entrée de la vie, afin que je choisisse autrement. O ma mère!... Et toi, enfance heureuse et bénie, reviens, reviens! Mais, le sage l'a dit: «L'homme ne passe pas deux fois par les mêmes sentiers, » la vie est un fleuve dont nul jamais n'a remonté le courant, et les jours évanouis ne sauraient renaître. III Dix autres années sont allées rejoindre dans le gouffre de la vie ces dix années si mal employées par Lucien. Le temps a déroulé les boucles soyeuses de sa chevelure et accentué ses traits: l'adolescent a atteint la maturité de l'âge, Mais qu'a-t-il fait, que fait-il de sa force? Et d'abord où le retrouvons-nous? La maisonnette du bord de la lande a été vendue avec tous les souvenirs, tous les meubles de famille qu'elle contenait, et la pauvre veuve n'a pas même eu la consolation de mourir où étaient morts son mari et son vieux père, où était né son fils. Celui-ci, sans instruction, sans état, sans ressources et, ce qui est pire encore, sans tendresse protectrice pour veiller sur lui et l'arrêter au moment de la chute décisive, est venu achever de se perdre dans ce courant impétueux qu'on appelle une grande ville, Là où tant d'autres rencontrent, sinon la fortune, du moins le travail, la considération, les joies du foyer, il n'a su trouver qu'un théâtre agrandi pour sa paresse et pour ses vices. L'année n'a plus que quelques heures à parcourir - avant d'achever son cours. Debout devant la fenêtre de son étroite mansarde, Lucien suit des yeux la marche d'une étoile qui, traversant rapidement le ciel, va se perdre à l'horizon. Et moi aussi, se dit il, j'avais été placé par la Providence dans un ciel pur et serein! Moi aussi j'avais mon étoile brillante, l'étoile de l'innocence; qu'en |