ai-je fait? Je l'ai laissée se détacher et glisser de mon front; je l'ai laissée disparaître et se perdre, attirée et entraînée hors de la vue, par mes défauts d'enfant. Et depuis ce temps, comme cette étoile filante, j'ai déserté le ciel de la vertu, de la famille; j'ai roulé d'abîme en abîme. A mes jours inutiles d'autrefois, j'ai fait succéder des jours pleins de faute et de honte! En compensation de tant de sacrifices dans le présent, de tant de remords pour l'avenir, ai-je, du moins, joui d'un seul moment de vrai bonheur? Non, le bonheur ne se trouve, - je le sais trop tard, que dans l'accomplissement du devoir et je n'ai jamais rempli le mien... Le bonheur ne se rencontre qu'au sein des familles vertueuses et unies; et j'ai lui, j'ai attristé la famille; j'ai fait plus, j'ai été sa ruine et son bourreau!... Le bonheur ! Dieu seul peut le donner à l'homme qui le lui demande et qui espère en lui, et moi, je n'ose plus penser à Dieu, je n'ose plus y croire, car toute ma vie a été une longue offense envers lui. Et cependant, cette coupe heureuse que mes lèvres, par ma faute, n'ont jamais touchée, la sollicitude de ma mère, l'expérience et la bonté de mon grandpère, l'avaient préparée pour moi et la tenaient à ma portée ! Oh! qui me rendra les jours à jamais écoulés, où une voix amie, une main ferme et prudente me guidaient vers le port assuré, où l'honnête homme trouve le calme et le repos? Qui me rendra les leçons dont j'ai si mal profité, les conseils que j'ai méconnus, l'aide que j'ai repoussée? Qui me rendra mon honneur perdu et ma félicité à jamais évanouie? Oh! reviens, aimable et pure enfance, reviens, reviens !... Et comme pour répondre à cet appel, la lande, la maisonnette, la soirée pendant laquelle, vingt ans auparavant, il avait entendu son grand-père prophétiser en quelque sorte son avenir, se dressèrent devant ses yeux étonnés. Il revit la petite fenêtre faisant briller dans la nuit sa vive clarté. Il voulut, pour s'élancer vers ce phare sauveur, prendre sa course comme il l'avait fait alors au détour du sentier; mais, hélas! ce n'était qu'un décevant mirage; ce qui seul était vrai, c'était son isolement, sa dégradation morale et... ses impuissants regrets. IV Cette fois, ce n'est plus dix ans, c'est vingt ans, c'est trente ans qui se sont rapidement écoulés, creusant rides sur rides sur les traits flétris de Lucien, et, épaississant sur sa tête non pas cette neige éclatante qui est l'auréole de la vieillesse honorable, mais cette décrépitude que Dieu attache comme un sceau de réprobation à l'homme qui n'a pas su utiliser et honorer sa vie. Les étoiles s'éteignent une à une dans le ciel bleu et profond. La première aurore de l'année va se lever, et toutes les cloches d'alentour, réveillées plus tôt que de coutume, unissent leurs voix pour lui souhaiter la bienvenue. Lucien ne s'est pas endormi; il ne s'est même pas couché. Assis sur le fauteuil où le retiennent, bien plus que l'âge, les infirmités qu'il doit à sa vie désordonnée, il a passé la nuit à faire revivre, pour la dernière fois peut-être, le passé. Combien est maintenant loin de lui le temps où, aussi insouciant qu'aimé, il savait que, malgré ses fautes journalières, malgré son ingratitude de tous les instants, des étrennes et des caresses l'attendaient au logis! Combien sont loin les années, déjà plus sombres, où il errait dans la lande par une nuit semblable à celle-ci; du moins, alors, il avait devant lui l'espace et le grand air; il avait la jeunesse, la force, la santé! La mansarde même où nous l'avons vu traîner une si misérable existence était encore un chez soi, ce bien qui devient d'autant plus précieux qu'on avance davantage dans la vie. Il pouvait y rêver librement qu'il revenait à la vertu, au travail; qu'il rentrait dans le droit chemin du devoir. Mais, à présent! à quelles illusions pourrait-il se rattacher? - Il a déjà descendu plus de soixante des marches qui conduisent l'homme à la tombe, et, sur cette tombe, nulle main amie ne gravera son nom; nulle voix pieuse ne fera entendre une prière, nul n'apportera un souvenir! Il n'a pas assez aimé, assez respecté les protecteurs de son enfance; il ne leur a pas assez obéi; il n'a pas assez honoré leur vieillesse, et non-seulement sa vie s'est écoulée sans affections, sans considération; mais voici que sa vieillesse, à lui, se consume dans les angoisses du remords! Il n'a pas respecté le toit maternel, et la société ou plutôt la Providence, lui refuse une demeure qu'il puisse appeler sienne, pour y finir ses tristes jours!.. Les vêtements qui le couvrent, le lit sur lequel il souffre et il gémit, le pain qu'il mange, rien n'est à lui. La famille, dont il n'a pas accepté les lois, rempli les devoirs, fait défaut à sa vieillesse; le toit qui l'abrite est celui d'un hôpital, et, dans le vaste monde, il n'est pas un cœur qui batte pour lui, pas une bouche qui s'ouvre pour prononcer son nom... sinon peut ètre pour le maudire et chercher à l'effacer de sa mémoire. Cependant sur la neige qui blanchit les toits voisins, les premiers feux du jour font glisser de passagères lueurs; le malheureux infirme se souvient alors des feux follets que, malgré la défense de sa mère, il aimait à poursuivre le soir à travers la lande, et il murmure: - Tels ont été mes jours de folie! Ils m'ont entraîné à la dérive, et n'ont laissé dans ma vie que des fautes trop réelles et de vains regrets, un cœur désolé et une âme abattue, une vieillesse humiliée et une mort sans consolation, sans espérance !... C'est à ce moment que le son des cloches matinales et joyeuses arrive à son oreille. Ce pieux appel le fait se souvenir que, lui aussi, il a su prier... mais il ne le sait plus, il ne le peut plus, et le temps où il pourrait l'apprendre de nouveau ne reviendra pas... Celle qui le lui enseignait, sa pieuse et bonne mère, a depuis longtemps disparu de la terre... A ce souvenir de sa mère, il tressaille, et, cachant sa tête dans ses mains, il s'écrie avec une sorte d'empor tement: Oh! reviens, enfance bénie, reviens, reviens. Mais ce n'est pas l'enfance qui revient, c'est le terme de la vie qui approche! V Oui, la mort est là! Elle vient réclamer sa victime. Le vieillard ne s'y trompe point, et, à cette heure solennelle et décisive, ce ne sont plus les détails des différents âges de sa vie qui se déroulent à ses regards, comme les tableaux gradués d'un stéréoscope passent sous les yeux attentifs de l'observateur; c'est l'ensemble de son existence qui s'offre à lui avec l'inutilité de ses résultats et la triste fin qui va y mettre un terme ! Alors sa pensée, son souvenir se raniment, et, par un violent effort d'imagination, il fait apparaître autour de son lit de mort tous les camarades de son heureuse et belle enfance. Moins favorisés, pour la plupart, sous le rapport de la tendresse et des soins du foyer domestique, presque tous, cependant, se sont frayé - il le sait, un honnête chemin dans la vie. Il en a beaucoup perdu de vue depuis bien des années, mais ce que déjà ils étaient alors ne laisse pas de doute sur ce qu'ils sont devenus. Telle, en effet, on choisit et l'on prépare sa vie, telle d'ordinaire on la poursuit jusqu'au bout. Il en a revu quelques-uns, il y a peu d'années, et quelle différence, grand Dieu! entre ce qu'il est et ce qu'ils étaient! Quelle différence entre ce vide, cet abandon, ces remords qui sont les hôtes de ses veilles, les compagnons de son sommeil, et les affectueuses tendresses qui se pressaient autour d'eux et qui ont dû grandir et se multiplier à mesure qu'ils ont avancé dans la vie. Quel abîme n'a-t-il pas creusé lui-même entre ces travailleurs honnêtes, ces pères de famille dévoués, qui ont été enfants et jeunes hommes avec lui, et qui, maintenant, auraient honte de le reconnaître !... Ah! que pour eux sera calme et douce cette heure de l'agonie, que de justes remords peuplent pour lui de fantômes si horribles! Ils ne repousseront pas, ainsi qu'il s'efforce en vain de le faire, la pensée de |