Page images
PDF
EPUB

II

C'était le lendemain du nouvel an. Je faisais quelques-unes de ces visites d'amitié qui permettent de lire dans les cœurs et de surprendre sur le vif les mille et une petites joies, et, par contre, les mille et une petites misères de la vie.

Or, chez une de mes amies, dont les enfants, très bien soignés et d'une santé parfaite, sont d'ordinaire de la plus franche et joyeuse humeur, je fus surprise autant qu'affligée de voir des joues pâles, des yeux fatigués, des lèvres boudeuses. Au lieu d'accourir à ma rencontre et de se jeter dans mes bras, les deux enfants parurent s'apercevoir à peine de ma présence. Paul se souleva nonchalamment du tabouret sur lequel il se tenait tout affaissé, et Marie, sa sœur, se laissa glisser de la vaste bergère dans les coussins de laquelle elle était paresseusement blottie.

C'est à peine si leur regard s'anima un instant, lorsque des plis de mon manteau surgirent les jouets et les bonbons que je leur apportais.

- En serions-nous déjà à la satiété? pensais-je. Et un gros soupir gonfla ma poitrine: à dix ans, abuser des dons de la vie, n'y a-t-il pas là, en effet, de quoi s'étonner et s'affliger?

Cependant, à la vue des boîtes que je tenais à la main. Paul et Marie firent un effort; ils s'avancèrent de quelques pas. Mais leur air était maussade, leur démarche chancelante et, au lieu des deux gros baisers auxquels ils m'ont habituée, ils se laissèrent froidement embrasser.

Leur front était brûlant.

Étes-vous done malades? m'écrial-je tout in

quiète.

Les enfants baissèrent les yeux en rougissant. Leur jeune mère se hâta d'intervenir. Elle aussi était tout embarrassée, presque honteuse.

On leur a donné tant de bonbons, hier!... murmura-t-elle.

En me prenant des mains les boîtes que, ni elle dans son amour propre maternel froissé, ni les enfants dans leur accablement maladif de corps et d'esprit, n'eurent la politesse d'ouvrir, elle se prit à causer avec une agitation fébrile, pendant que Paul et Marie, reprenant leur place, l'un sur le tabouret, l'autre sur la bergère, retombaient dans leur somnolence.

Les malheureux enfants! au lieu de partager leurs friandises avec de joyeux et aimables camarades, au lieu de prélever sur toutes ces bonnes choses la part des pauvres, ils en avaient surchargé leur estomac!...

Avec quel profonde compassion je les voyais réduits, par suite de cette gourmandise, à l'état de brutes. Ainsi privés, par la lourdeur du sang, de cette activité d'intelligence et de cette souplesse de muscles qui les rend d'ordinaire si pétulants et si aimables, ils ressemblaient à ces épagneuls ou à ces minets trop choyés qui, après s'être bien repus, se pelotonnent sur eux-mêmes pour ronfler à la chaleur du foyer.

III

Cette visite, que j'abrégeai le plus possible et de laquelle je sortis le cœur navré, me remit en mémoire un trait de gloutonnerie dont j'ai été témoin il y a quelque temps en voyage et auquel jusque-là je n'avais pas donné, je crois, assez d'attention. Je l'avais pris pour le fait isolé d'un enfant mal élevé; se pourrait-il que je me sois trompée et qu'on y doive voir un triste tableau des mœurs enfantines de notre époque?

Dans une fort grande ville, où des circonstances exceptionnelles réunissaient ce jour-là l'élite de la population des environs, je me trouvais à déjeuner dans une salle à manger d'hôtel en même temps qu'une famille dont il était aisé, à la tenue et à la conversation, de reconnaître la haute position sociale,

Un petit bonhomme de six à sept ans, fort gâté selon toute apparence et positivement très personnel et de plus très gourmand, concentrait sur lui non-seulement l'attention de tous les membres de cette famille, mais encore, et forcément, celle des nombreuses personnes réunies dans la salle à manger.

Il s'agitait comme un vrai petit singe et faisait disparaître, avec une prestesse effrayante, les bons morceaux qu'il désignait bruyamment.

Tout à coup, je le vis s'appuyer au dossier de la chaise sur laquelle, jusque-là, il s'était tenu assis à la turque, c'est-à-dire sur ses talons. Ses yeux se fermèrent, sa tête se renversa et ses jambes, se dépliant comme d'elles-mêmes, retombèrent inertes le long de son siége.

Je crus à une suffocation soudaine et j'allais me précipiter à son secours, lorsque, rencontrant le regard souriant de la mère, je conclus qu'il n'y avait aucun danger et même que le cas n'offrait rien que d'ordinaire.

Un silence relatif s'établit dans le vaste salon. Chacun respirait plus librement et les parents du petit

gourmand pouvaient enfin songer à eux-mêmes et poursuivre en paix leur déjeuner.

Tout à coup une voix se fit entendre :

- Gustave, dit cette voix, les meringues sont excellentes.

Gustave fit un violent effort; il se souleva sur sa chaise et ouvrit des yeux avides; ses mains se promenèrent lentement sur son estomac comme pour tâter s'il ne s'y trouvait pas encore une petite place. Puis il secoua la tête, et d'un ton à la fois content de lui-même et plaintif :

Je ne peux plus rien y mettre, déclara-t-il avec un gros soupir.

Epuisée par ce grand effort, la tête retomba plus lourde que précédemment, et bientôt après un grognement sourd s'échappa de ce petit corps, abruti par la satiété.

C'était sans doute un résultat attendu, un signal bien connu, car sans en demander l'ordre et sans qu'aucun des assistants parût y prendre garde, un domestique qui, depuis quelques instants, se tenait debout derrière la chaise de M. Gustave, enleva l'enfant dans ses bras et disparut avec lui.

Une demi-heure plus tard, nous nous trouvions dans un magnifique jardin public où de charmants enfants prenaient leurs ébats. La famille de Gustave se promenait dans la même allée que nous; mais Gustave ne partageait pas la joyeuse récréation des autres enfants. Pendant que ceux-ci jouissaient en liberté de l'air pur et du splendide soleil d'un beau jour de printemps, notre petit glouton, couché sur un lit d'hôtel, préparait de la place, en son estomac, pour le repas du soir... absolument comme la brute qui ne vit que pour manger et pour dormir.

Et Dieu, cependant, avait placé dans ce corps prématurément alourdi par la gourmandise, une intelligence pour observer et admirer ses œuvres, un cœur pour s'attacher à tout ce qui est beau et bon, une mémoire pour retenir tout ce qui est bien, en un mot, une âme capable de se développer au brillant soleil de son amour?

La pénible impression produite sur moi par cette scène ne pouvait certes pas s'effacer aisément; toutefois ne supposant pas qu'il y eût au monde un second Gustave, quand cette image attristante se présentait à ma pensée, je l'en chassais en me disant:

Ce n'est heureusement là qu'une regrettable exception.

Mais depuis ma visite du 2 janvier à la mère de Paul et de Marie, à ce souvenir qui se présente à moi plus fréquent que jamais, je ne puis m'empêcher d'ajouter avec un malheureux frisson:

- Se pourrait-il que cette triste personnalité ne soit pas unique et qu'il y ait, de par le monde, d'autres enfants qui n'ont pas honte, non-seulement de remplir leur estomac jusqu'à ce qu'il n'y puisse plus rien entrer, mais, ce qui est pire encore, qui osent l'avouer et s'en faire une espèce de gloire?...

BOSTON

AUG 5

MEDICALE

1918

LIBRARY

Tout en songeant ainsi, j'étais arrivée chez une autre de mes amies :

- Vais-je, ici encore, trouver des enfants malades pour avoir abusé de leurs étrennes? me demandai-je. Et ce ne fut pas sans une certaine inquiétude que je gravis l'escalier.

« PreviousContinue »