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A peine introduite dans le vestibule, j'entends sortir du salon des cris aigus. Sont-ce les accents de la douleur ou ceux de la colère ?... Est-il arrivé quelque accident, ou ces enfants, si doux et si gentils d'habitude, se querellent-ils comme de petits vagabonds?... La porte du salon s'ouvre et je m'arrête pétrifiée sur le seuil.

Devant la cheminée, couchés sur le tapis, l'œil en feu, les vêtements en désordre, deux jeunes garçons de huit à dix ans se tenaient littéralement aux cheveux. Tandis que leurs mains étaient ainsi occupées, ils lançaient autour d'eux de grands coups de pied, s'efforçant à la fois de s'atteindre l'un l'autre et d'écarter leur petite sœur qui, avec des cris de paon, leur disputait un jouet que l'un d'eux mettait toute son adresse et toutes ses forces à retenir et que l'autre voulait lui arracher, - non comme vos bons petits cœurs pourraient l'imaginer, pour le rendre à sa sœur qui le réclamait, mais pour le jeter dans le

feu.

C'était un vacarme d'enfer, et comme leur mère était absente et que d'ailleurs les enfants y allaient d'un train à se blesser grièvement, peut-être à s'estropier, je crus devoir intervenir pour mettre le holà:

- N'avez-vous pas honte, vous François, l'aîné et le plus fort, de décocher ainsi des coups de pied à votre frère et de lui arracher les cheveux?... Grand Dieu! et votre petite sœur que vous avez failli atteindre !...

- Et je regrette fort de l'avoir manquée. - Voyons, levez-vous!

الة

Auparavant, je veux prendre le pantin de Jeanne; je veux le brûler, comme elle a brûlé tout à l'heure mon livre d'images.

- Ce n'est pas exprès que j'ai brûlé ton livre!... Il m'a échappé quand tu as voulu me le retirer des mains.

- Pourquoi y avais-tu touché?

- Pourquoi m'as-tu tordu le bras pour me l'arracher?

Parce qu'il était a moi.

Eh! bien, mon pantin aussi est a MOI.

Oui, mais je suis le plus fort, et il ira au feu. - Non, interrompit Charles, le jeune frère, non,

il n'ira pas au feu. Je veux l'avoir.

Il n'est pas A TΟΙ..

Jeanne a cassé ma giberne. Je veux son pantin

à la place.

Tu ne l'auras pas.

Je l'aurai.

Aie!... Aie!... tu me fais mal!

Et les pieds de continuer à se chercher, à se heurter, et les têtes de rebondir sur le tapis, sans que tous mes efforts pussent mettre fin à la bagarre.

Une bonne vint enfin à mon secours, et tant bien que mal nous parvinmes à séparer les petits lutteurs, et, en les tirant, toujours couchés par terre, à travers le salon, nous les mîmes dehors par deux portes opposées.

Ensuite, la bonne emmena Jeanne qui, en guise d'oraison funèbre, poussa de hauts cris sur le sort de son pantin, dont les jambes déchirées gisaient devant le foyer, et dont le corps achevait, au triomphe définitif de François, de brûler dans l'âtre.

Tout étourdie d'une semblable scène, dans une maison si paisible d'habitude, je me dis que, dans un pareil moment, ma présence ne pourrait être que fort pénible à la pauvre mère, et, après avoir posé ma carte sur la cheminée, je m'esquivai en toute hâte.

Les enfants, sans doute, parvinrent à se rejoindre,

et la querelle reprit son cours sur un autre point de l'appartement, car, même après que la porte se fût fermée sur moi, j'entendis des éclats de voix, parmi lesquels résonnaient, comme des obus au milieu de la canonnade, ces mots bannis du dictionnaire de la jeunesse bien élevée :

Je veux..... je ne veux pas..... c'est à moi... ce n'est pas à toi.

V

Le mien ! le tien! qui donc a introduit ces mots affreux au sein d'une famille que j'ai vue jusque-là si unie?

J'imagine que les parents, les amis, qui ont encombré cet heureux foyer de tant de présents d'étrennes, étaient loin de se douter qu'avec cette abondance de trésors, ils y faisaient pénétrer la mésintelligence, les querelles, les violences.....

J'imagine que cette pauvre jeune mère, qui a négligé de faire comprendre à ses enfants, que des cœurs généreux et vraiment fraternels ne connaissent ni mien, ni tien, ou que, s'ils les connaissent, c'est pour oublier le premier. J'imagine, dis-je, que cette mère n'a commis cette négligence que parce qu'il ne lui est pas venu à l'esprit que l'égoïsme pût jamais se glisser dans le doux nid qu'elle a si tendrement préparé à sa jeune famille.

Mais qu'elle répare vite cette négligence, dont les fruits deviendraient de plus en plus amers; il en est temps encore. Quelle fasse pénétrer, bien avant dans ces jeunes âmes, cette vérité si importante et si féconde : les premiers, les plus grands, les plus indispensables des biens au sein de la famille sont l'union, la concorde, l'oubli de soi-même au profit de tous. Qu'elle leur mette dans l'esprit et surtout dans le cœur, que le jotiet qu'on donne à un enfant n'a pour cet enfant de valeur vraie, que le moyen qu'il lui fournit d'en faire les honneurs à ses petits camarades. Quant à ses frères et à ses sœurs, ce jouet à tout prendre leur appartient aussi bien qu'à lui, car s'il en est le maître nominatif, qu'il sache qu'on ne le lui a offert, à lui en particulier, que pour lui ménager le plaisir d'en enrichir la masse commune.

Que cette mère imprudente apprenne enfin à ces chers petits êtres, que leurs richesses du jour de l'an ont éblouis au point de les entraîner et de les faire glisser sur les premières pentes de l'égoïsme qu'elle leur apprenne à jouir avec modération des biens comme des joies de ce monde.

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VI

Un bien grand mot, mes enfants, vient d'échapper à ma plume; un grand mot qui exprime une chose plus grande encore.

La modération! c'est tout simplement le secret par excellence du bonheur.

Si à la modération vous joignez le désintéressement, en donnant à ce dernier son sens le plus étendu; si vous vous appliquez surtout à réunir en vous ces deux vertus, vous posséderez le meilleur et le plus complet de tous les codes de morale.

Ainsi par exemple: la modération aurait empêché Paul et Marie de puiser dans leurs boîtes de dragées

et dans leur sac de pralines, jusqu'à concurrence de l'abattement de corps et de la lourdeur d'esprit qui les a rendus insensibles à la visite d'une des meilleures amies de leur mère et d'eux-mêmes.

Ainsi encore: la modération aurait appris au malheureux petit Gustave à ne pas abrutir son intelligence en remplissant outre mesure son estomac. Et, à examiner sérieusement les choses, même au point de vue de son goût pour les friandises, Gustave y aurait gagné, car, à l'apparition des meringues, il aurait pu expérimenter tout le mérite de cet excellent gâteau.

Enfin, la modération n'aurait pas permis à François et à son frère de s'abandonner comme de vrais petits sauvages à leur colère: Jeanne n'aurait pas brûlé le livre d'images et aurait conservé son pantin... En un mot, ces enfants, que j'aime de tout mon cœur et qui m'aiment aussi, auraient eu du plaisir à m'embrasser sans compter que les profondeurs de mon manchon recélaient certain stéréoscope qui aurait fait les délices de plus d'une de leurs soirées et que, bien entendu, j'ai... remporté.

Nous verrons si, d'ici à Pâques, ils mériteront que je leur envoie dans un de ces œufs merveilleux d'où sortent tant de belles et excellentes choses!

VII

Quant au désintéressement et dans ce mot je comprends la générosité qui porte un bon cœur à se priver avec joie pour faire plaisir à autrui d'un objet qui plaît, quant à cette belle vertu des nobles

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