achève de succéder au jour, un homme et une femme, à peu près au même moment, rentraient au logis. Ce logis était plus que simple, mais tout y brillait de cette propreté qui, a-t-on dit avec raison, est le luxe du pauvre. La maxime de Franklin, je crois : Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place, y était si constamment et avec tant d'intelligence mise en pratique, que tout s'y trouvait commode, bien ordonné, confortatable. Je me suis demandé bien souvent, et en vérité toujours sans pouvoir m'en rendre compte, pourquoi nous faisons de ce mot confortable qui est pour tout le monde le premier bien du foyer, un inséparable compagnon, sinon d'une grande fortune, du moins d'une large aisance! C'est là une idée plus que dangereuse que je tiens à signaler. Le confortable aussi bien que le bien-être est complétement indépendant de la fortune. Il consiste surtout dans le bon emploi, la sage administration de ce que l'on possède, et je connais tel ménage d'honnêtes et laborieux ouvriers où règne plus de véritable aisance que chez certaines personnes riches. Mais fermons notre parenthèse et revenons chez les époux Régnier. Le mari et la femme sont encore dans la force de l'âge, et si un travail assidu et parfois peut-être un peu trop rudement mené a déjà courbé les épaules de l'homme et creusé quelques rides précoces sur le visage de la femme, il a imprimé sur leurs fronts à tous deux, un caractère d'énergie et de dignité calme et sereine, que donne le sentiment du devoir accompli avec générosité et persévérance. La mère se hâte de vaquer aux travaux accoutumés du ménage; elle allume le poêle et commence les préparatifs du souper. Le père visite et met en ordre les outils qu'il a rapportés, et qui vont comme lui se reposer vingt-quatre heures. Puis il s'approche de la lampe et ouvre un livre.... Mais il est aisé de voir que sa lecture n'absorbe nullement sa pensée. A chaque bruit de la rue, à chaque mouvement dans la maison, on le voit prêter l'oreille avec un léger tressaillement. Mme Régnier, elle non plus, ne porte pas comme de coutume toute son attention sur les soins domestiques: elle est agitée, et parfois ses mains tremblantes se croisent sur sa poitrine comme pour y comprimer de trop rapides battements de cœur. Le père prend enfin la parole: Victor ne rentre pas vite, ce soir. Dame! mon ami, tu sais, les jours de paie !... Ces mots : les jours de paie, sont dits avec une émotion où s'accusent tout à la fois la fierté et la crainte. - Oui, reprend le père avec un ton non moins expressif, c'est aujourd'hui la paie, la première paie de notre fils! que va-t-il faire? sais-tu bien, femme, que c'est là un pas difficile, un pas décisif; sais--tu que du premier argent qu'un ouvrier touche et de l'emploi de cet argent dépend souvent sa vie entière... Je n'oublierai jamais ce qui m'est arrivé en pareille occasion, il y a vingt ans ! Je me vois encore fermant l'oreille à l'appel de mes camarades, qui voulaient que j'allasse avec eux trinquer à la bienvenue de mon premier salaire..... Je me vois à travers les rues avec mon cher argent serré dans ma main, courant sans rien voir, sans rien entendre, poussé par un seul mobile: le remettre intact à ma mère !... Lui rendre à cette sainte et héroïque femme qui, demeurée veuve alors que je marchais à peine, avait mis tout son courage et dépensé toutes ses forces à faire de moi un homme lui rendre une première obole sur le trésor de tant de travail, de tant de larmes, de tant de sacrifices accumulés par elle sur ma tête !... Victor suivra-t-il cet exemple, ou se laissera-t-il entraîner à affaiblir, dès ce soir, les liens féconds de la famille? - Tu ne saurais, mon ami, douter du cœur et de la raison de notre fils... Quant à moi, je suis sûre... Tu es sûre! tu es sûre !... interrompit vivement M. Régnier. Et après un court instant de réflexion, il ajoute avec inquiétude : Je parie que tu lui as parlé d'avance, que tu lui as fait la leçon? - Non, mon ami, non; j'ai compris tes motifs pour que notre cher garçon reste, en cette occasion, livré à lui-même. « Il faut, m'as-tu dit, que ce soit lui qui agisse volontairement, sans pression, sans direction même; ou plutôt il faut qu'il ne soit dirigé que par sa propre impulsion, c'est-à-dire par tout ce que nos soins et ceux des dignes maîtres qui ont formé son cœur en éclairant son intelligence, ont mis de bons sentiments en ce jeune cœur. Ce qui se fait par force ne dure pas; ce qui est exigé devient vite à charge... » Voilà ce que tu m'as dit, mon ami, et ce que mon pauvre petit bon sens a compris et complétement aprouvé. Autant que toi, plus peut-être, car, crois-moi, Pierre, si affectueux et prévoyant que soit l'amour paternel, le cœur d'une mère va toujours plus loin, - autant que toi j'attache de l'importance à ce qui va se passer tout à l'heure; mais je le répète, pour douter de mon fils, il faudrait que, comme saint Thomas, je puisse voir et toucher. Pierre tendit la main à sa femme: Et tu as raison, ma bonne Marie Quand les fils ont une sainte mère, ils sortent victorieux de toutes les épreuves... Après avoir été mon bon ange, tu es celui de notre Victor; que Dieu te bénisse! ma femme... VII Un pas rapide, qui se faisait entendre dans l'escalier, interrompit le brave père de famille. C'est lui, s'écrièrent à la fois les deux époux, et tous deux, par un commun accord, cherchèrent à effacer de leur visage la vive émotion qui soulevait leur poitrine. La porte s'ouvrit brusquement, et une voix joyeuse s'écria: Je suis d'une demi-heure en retard, et cependant jamais, pas même le jour de Saint-Nicolas ou la veille du premier de l'an, - je n'ai eu aussi grande hâte d'arriver. Mme Régnier ouvrit les bras à son fils. - Eh bien, mère, je suis un homme maintenant; vienne pour mon père ou pour vous la fatigue, la maladie, je serai là et je ferai face à tout. Cher, cher enfant. - Jusqu'à ce jour, j'ai tout dû - et Dieu sait qu'il ne m'a jamais rien manqué, - j'ai tout dû à vos bontés, à vos... sacrifices. Aujourd'hui enfin, j'ai quelque chose que j'ai gagné, que je puis vous offrir, ma bonne mère, parce que c'est à moi! A moi, oh! quelle ivresse d'avoir quelque chose à apporter à la masse commune! quel plaisir de pouvoir dire à sa mère : Ceci est à vous, parce que c'est à moi! De pouvoir dire à son père: Merci, de m'avoir guidé dans la vie, de m'avoir appris comment on est bon fils, pour devenir un brave ouvrier, un bon citoyen. En parlant ainsi, Victor, après avoir glissé son premier salaire dans la main de sa mère, était venu se pencher au dossier de la chaise, où son père, comme s'il eût été jaloux de cacher sa vive émotion, se tenait toujours assis, feignant de lire les feuillets que ses doigts distraits tournaient rapidement. - Voyons, père, dit le jeune homme, êtes-vous fâché, que vous ne m'écoutez pas... que vous ne m'embrassez pas? Et avec un éclat de gaieté enfantine : - Bien, ajouta-t-il, je devine; vous êtes jaloux de ne plus être le seul à fournir désormais au ménage! Ah! dame! c'est que cela le vieillit, fit Mme Régnier, d'un ton non moins joyeux. Pierre attira le jeune homme sur sa poitrine, et Victor, prenant l'attitude caline des jours bénis de sa première enfance, enlaça de ses bras, maintenant vigoureux, la tête chérie qui se penchait sur lui. Que Dieu te récompense! mon fils, tu me donnes ce soir une joie qu'aucun bonheur sur la terre ne saurait dépasser... Tu me parles de sacrifices! en ai-je fait? Je ne le crois pas. Où vit l'amour de la famille, il n'y a pas de sacrifices, parce que rien ne coûte, ni travail, ni privations. Mais ce que je puis dire, c'est que ta tendresse, mon enfant, ta reconnaissance et ton oubli de toimême à notre profit, compenseraient avec usure les plus grands sacrifices, même celui de la vie. Victor semblait tout embarrassé de ces paroles passionnées, auxquelles son père, d'ordinaire calme et réservé, ne l'avait pas accoutumé. Il répondait avec une énergique effusion aux caresses paternelles. Avec le tact particulier aux femmes, MTM Régnier mit un terme à cette situation trop émouvante : Tu avais envie d'un paletot neuf, dit-elle, en |