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(1799-1800.)

CRÉSUS-VAUTOURS.

183

Tout subissait la loi du sarcasme. L'ex-directeur, l'ex-consul provisoire Sieyes ayant été fait sénateur, et ayant reçu le domaine de Crosne pour récompense nationale, ces deux vers coururent toute la France:

Bonaparte à Sieyes a fait présent de Crosne;
Sieyes à Bonaparte a fait présent du trône.

Quant aux agioteurs, l'opinion publique les flétrissait, témoin cette cari

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Les pauvres rentiers étaient les dupes des Crésus, et des plaisants leur avaient offert un almanach « dédié aux affamés pour leur servir de passetemps (a). » Dans toutes les chansons, ils pleuraient le numéraire, ils maudissaient Camus, le père des assignats. Le rentier disait :

Aujourd'hui, je suis indigent,

Je fais gros dos et maigre mine.

Le pensionnaire, que nous avons déjà vu placé sur la même ligne que le rentier, disait :

Aujourd'hui, tout est confondu

Au labyrinthe du grand-livre.

Le commis, imposé sur ses gages jusqu'à la paix, disait :

Je jeûne pour payer les frais

D'un bal ou d'un feu d'artifice.

Le montagnard enfin essayait de les consoler, en leur chantant.

Je n'ai par jour que dix-huit francs,

Et sur ma table tout abonde...

Mais ce qui manque je le prends...

Une dispute avait lieu entre les trois monnaies, – l'écu, le mandat territorial et l'assignat (b). Les deux derniers criaient bien fort, mais l'écu finissait par leur dire des vérités dures:

Je connais ce qu'il en cuit,

Avec chiffons de votre guise.

Mourez en paix si le cœur vous en dit,

Vers les rives de la Tamise,
Que le diable vous reproduise,
Pour payer les dettes de Pitt.

Quant aux généraux, ceux que désolaient leurs victoires se dédommageaient à leurs moindres fautes. Ces méchantes natures, toute joie publique les irritait, et ils lançaient au travers les traits acérés de leurs épigrammes. Par contre, les héros de l'armée avaient leurs bardes. La guerre de plume était pour le moins aussi acharnée que la guerre à coups d'épée, et les boutiques de marchands d'estampes, d'étalagistes, de peintres-vitriers, offraient

(a) Collection de M. Maurin.

(b) Chanson dialoguée du temps, appelée les Trois Monnaies.

à la première un aliment perpétuel. Les partis recrutaient les hommes d'esprit, et payaient cher leur inspiration. Comme on dit, ils jouissaient de leur reste. Aussi, prenons ce fait pour exemple principal, quand le général Jourdan, à la bataille de Pfullendorf, éprouva un revers, bien vite on le représenta à cheval sur une écrevisse, avec une phrase latine au-dessus de la caricature, afin d'apprendre à tout le monde, que Jourdan s'était « retourné en

arrière. »

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Les soldats français étaient appelés par les émigrés et par les royalistes,- voleurs de bons dieux, assassineurs de rois.

Mais la masse des éloges prodigués aux armées l'emportait de beaucoup sur les sarcasmes dirigés contre elles. Chaque général en renom avait ses admirateurs passionnés, surtout Bonaparte, le héros de l'Italie. L'énumération des vers, des odes, des dithyrambes, des quatrains, des impromptus publiés sur son compte, aura ici le double avantage de faire comprendre, à la fois, et le nombre et le degré d'enthousiasme de ses partisans.

IMPROMPTU SUR BONAPARTE.

Qui prêtera jamais, pour tracer ton histoire,
Une plume à Clio? - L'aile de la Victoire.

(a) Collection de M. Maurin.

QUATRAIN IMPROMPTU SUR LE MÊME.

Quand le héros s'embarqua pour l'Egypte,
Combien de gens qu'intriguait son départ!
Pour les uns, il partit trop tard;
Pour d'autres, il revint trop vite (a).

VERS ADRESSÉS AU HÉROS D'Italie.

Je laisse les combats au burin de l'histoire,

Qui, te placant un jour au temple de mémoire,

Dira ce que ton bras fit pour la liberté (b).

AUTRES VERS SUR LE HÉROS D'ITALIE.

Buonaparté peut mourir aujourd'hui ;

Ses jours sont pleins, rien ne manque à sa gloire;

Enfant chéri de la victoire,

S'il a tout fait pour elle, elle a tout fait pour lui.

« Portrait de Bonaparte. »

« Être général par mérite, animer tout par sa présence, étonner par son génie et par son audace; être impénétrable dans ses projets, toujours heureux dans leur exécution, calme et présent au milieu du danger, redoutable même dans son repos; savoir récompenser à propos et avec choix, punir avec justice; être sobre au sein des plaisirs et des jouissances de toute espèce; grand, magnanime, généreux envers les vaincus, toujours égal à ces traits, qui pourrait méconnaître Bonaparte (c)? »

Pour moins que cela, un homme eût pu s'enivrer de ses succès, et porter chaque jour plus haut ses vues ambitieuses. Arriva le 18 brumaire. Nonseulement, Bonaparte triompha dans cette journée difficile, mais encore un grand nombre de gens considérèrent ce coup d'état comme l'événement le plus propre à mettre fin « aux maux de la France. » « Les braves grenadiers du corps législatif, en sauvant Bonaparte, ont sauvé la France, dit une gravure du temps (d). » Palloy, « patriote pour la vie, » célébra l'avènement du premier consul par un beau médaillon gravé. Bonaparte! s'écria un officier-général de l'armée d'Italie, mettant l'épée dans le fourreau et saisissant la lyre:

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Tel que Phœbus naissant, dans un jour de brumaire,
Dissipe d'un rayon, des nuages épais;

Tu fis sur l'horizon, dans ce jour salutaire,

Briller l'aurore de la paix (a).

Bientôt lorsque, excité par tant de louanges, Bonaparte eut jeté à bas le directoire et les conseils, quelques personnes osèrent encore manifester leur mécontentement, mais partout on célébra le 18 brumaire.

Comme on pensait que la révolution était terminée, et que les choses allaient changer d'aspect, mille brochures maudirent les horreurs du temps passé.

Nous citons les lignes suivantes publiées sous le titre de Dialogue entre Diogène et quelques hommes de la révolution.

Qu'as-tu fait pour être homme? disait Diogène à tous les passants. << J'ai fait le 10 août, le 31 mai, le 18 fructidor, le 30 prairial. Tu n'es qu'un démolisseur; tu n'es pas un homme.

sot.

« J'ai travaillé à trois constitutions dont on s'est dégoûté.

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Tu n'es qu'un bavard.

« J'ai su plaire à tous les partis. Tu n'es qu'une girouette.

« J'ai su me taire. C'est beaucoup chez une nation où l'on parle tant.— Mais j'ai bien fait ma part des cinq cents décrets, par assis et levé. — Tu n'es qu'un manœuvre.

-

« J'ai porté plus de deux cents toasts à l'égalité et à la fraternité. — Tu n'es qu'un ivrogne.

<< J'ai maudit Robespierre la veille de sa mort, et j'ai déclamé contre Barras le 19 brumaire. Tu n'es qu'un esclave.

« J'ai fait fusiller mes ennemis qu'on accusait d'être ceux de l'État. — Tu es un monstre. Je suivais les ordres.

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Tu es un bourreau.

« J'ai fait de très-belles phrases sur la liberté.

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Tu n'es qu'un rhéteur.

« J'ai fait un beau livre sur la morale. Tu n'es qu'un hypocrite.

« J'ai fait des odes. Tu n'es qu'un instrument à vent.

« J'ai chanté les fureurs de mes complices dans mes cantates. un instrument à corde.

« J'ai voulu faire déclarer la patrie en danger.

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« J'ai pris dans la révolution le rôle de Brutus. — Tu n'es qu'un vil

histrion.

« J'ai dénoncé des complots. Tu n'es qu'un délateur.

« J'ai abreuvé nos ennemis d'outrages. Tu es un lâche (b). »

Le proverbe Tu n'es qu'un jacobin, était fort employé.

(a) Collection de pièces importantes relatives à la révolution française. (b) Almanach du dix-neuvième siècle, ou Étrennes du bon vieux temps.

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