Page images
PDF
EPUB

subsistance. Qu'on s'imagine rendre plus suppor tables ces réglemens, en laissant à chacun le pou voir de les décréter contre les autres en les décrétant contre soi-même; c'est la plus absurde folie, si l'on n'est pas dans des temps où le despotisme ait pour les hommes plus d'attrait que le bien-être (1).

Bien loin de là, ce qui nous travaillait dans la dernière moitié du dix-huitième siècle, c'était le besoin d'une existence toute libre et toute per

[ocr errors]

(1) « L'homme civil, dit Rousseau, n'est qu'une unité » fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la va» leur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps » social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui >> savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son » existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de » l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. Un > citoyen de Rome n'était ni Caïus ni Lucius, c'était un

[blocks in formation]

On voit que Rousseau prend ici une loi de circonstance pour la loi générale et nécessaire de l'état social, et transforme en civilisation absolue une civilisation particulière; c'est-là l'erreur de toute sa politique. Il ne connaissait que les anciens; c'est sans doute parce que les modernes ne s'étaient pas encore fait connaître : s'il vivait aujourd'hui, il nous parlerait moins des Romains.

sonnelle; ce qui faisait notre malaise, c'étaient les liens par lesquels nous nous trouvions encore enchaînés à une communauté qui n'existait plus qu'en fiction, qui tyrannisait sans servir, parce que le mal extérieur qu'elle était destinée à écarter, ne menaçait plus avec la même violence. C'était la propriété individuelle attaquée continuellement, sous le prétexte de la sûreté collective, lorsque chaque homme en particulier, respectant la possession des autres, n'avait plus tant à craindre pour la sienne. C'était l'amour de l'indépendance, plus fort l'amour du commandement, et le peu de goût que nous nous sentions à devenir les instrumens d'une volonté étrangère, sous la condition qu'il y aurait des instrumens de notre volonté. C'étaient enfin les mœurs de la liberté, de l'industrie, de la civilisation, soulevées contre la discipline des temps de guerre, d'immoralité et de servitude nécessaire; l'esprit de notre siècle regimbant contre ce qui lui était encore imposé des pratiques et des règles de l'antiquité.

que

Il n'était pas inutile sans doute de nous rappeler qu'autrefois, quand, au nom de l'état, les hommes étaient troublés dans les jouissances de leur vie privée, ce n'était pas le bien de quelques familles, mais une nécessité de la nature humaine, qui com

mandait les privations et les gênes; mais il nous eût fallu reconnaître en même temps ce que voulait notre nature présente, ne pas nous imposer de gaité de coeur des contraintes que les anciens supportaient comme le moindre mal, ne pas nous Jaisser duper par l'alliance de mots la plus menteuse, un gouvernement qui donne la liberté.

que

Sur la foi d'un exemple, nous avons attendu yainement la liberté nous vînt du gouvernement démocratique; sur la foi d'un exemple, nous l'attendons à présent du gouvernement

mixte.

Depuis cent cinquante ans, en Angleterre, le peuple qui pratique l'industrie, le peuple qui n'a point de brevets pour vivre sur le travail d'autrui, le peuple civilisé à notre manière moderne, déclare qu'il est heureux, et qu'il le doit à sa constitution...

Cette voix nationale, l'orgueil avec lequel les habitans de l'Angleterre comparent leur état social à celui du reste des Européens, un gouvernement vanté par d'autres que par ceux qui en vivent, tout cela devait faire un grand effet sur nos esprits incertains de nouveau après une expérience malheureuse.

L'opinion se précipita dans la constitution des Anglais, comme dans la constitution des Ro

mains; et nous ne pensàmes point à nous rendre plus de compte de ce que le peuple entendait réellement, , lorsqu'il se disait heureux par elle. « Les » constitués sont heureux à les en croire; il faut » que leur bonheur soit l'effet d'un travail com>> mun de toutes les parties de la constitution >> il faut que chaque pièce y joue son rôle; pour >> nous assurer le même bien-être, n'oublions » pas le moindre détail. » C'est sur cette idée qu'après avoir regardé comme des machines à produire le bien des hommes en société, des tribuns, des orateurs, des comices, l'ostracisme, les lois agraires; nous dotâmes de cette propriété merveilleuse des pairs, des députés de provinces, une noblesse, des pensions et des bourgspourris (1).

Il n'y a rien d'absolu pour l'espèce humaine, ni dans le mal, ni dans le bien. Un pauvre naufragé, rejeté par la mer sur une côte déserte, va s'écrier qu'il est heureux; et il est nu, et il a faim: de même, un peuple long-temps gêné dans l'exercice de ses facultés, se trouvant tout d'un coup plus au large, peut proclamer qu'il est heu

(1) On a écrit en France que les Bourgs-Pourris RottenBoroughs étaient un des meilleurs ressorts de la constitution anglaise.

reux; ce qui ne veut rien dire alors, sinon que son état est plus supportable. On se tromperait si l'on entendait par là que toute sa situation lui est propice, que nulle action exercée sur lui ne le trouble, ne le gêne, ne le contrarie; qu'il weut sa condition toute entière, qu'il s'y maintient à plaisir, et qu'il s'interdit de changer.

Nous nous sommes enthousiasmés de l'instinct admirable avec lequel le peuple anglais a bâti sa constitution pièce-à-pièce, ajoutant, retranchant, remplissant les vides, accordant les par ties, jusqu'à la perfection systématique de l'ensemble; nous nous sommes félicités de vivre dans un temps où ce chef-d'œuvre de la sagesse moderne était achevé et s'offrait à l'imitation nous n'avons plus aspiré qu'à le connaître, qu'à le tranporter parmi nous.

Mais les Anglais n'ont point fait leur constitu→ tion. Jamais ils n'ont eu en tête le dessein de se partager par générations les travaux successifs qui devaient compléter leur organisation, finir leur état social, les amener au meilleur système (1).

(1) Expressions de quelques écrivains. Il est bon de remarquer que ces termes magnifiques de société parfaite, de constitution incomparable, sont un signe du peu d'avancement de la science politique : c'est avec ce faste

« PreviousContinue »