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qu'il y a trouvés. Mais, dans cette succession d'états divers, le langage ne change pas aussi promptement que les choses, et rarement les faits nouveaux rencontrent, à point nommé, de nouveaux signes qui les expriment. Les intérêts qui viennent de naître sont forcés de s'expliquer dans l'idiôme de ceux qui ont disparu, et ils se font mal comprendre; les rapports présens se défigurent sous l'expression des rapports détruits, et ils trompent la vue ou lui échappent.

Vérité, vérité, crie-t-on de toutes parts aux publicistes, comme si celui qui entreprend de parler aux hommes de ce qu'ils sont et de ce qu'ils ont à faire, pour être vrai, n'avait qu'à vouloir. Mais, à chaque instant, l'on est subjugué par des formules convenues, et la vérité plie sous les mots. Il n'est pas étonnant que nos idées en politique soient encore mal fixées, quand nous ne trouvons, pour leur donner une forme , que des expressions vieilles de vingt siècles.

·Souveraineté, soumission, gouvernement, peuple, prince, sujet, ces locutions, avec quelques autres qui ont cours depuis deux mille ans, tiennent si bien noire, pensée captive, que nos théories les plus diverses ne sont en effet que ces mots diversement arrangés. Annoncer la souveraineté du prince ou la souveraineté du peuple;

prescrire la soumission du peuple au prince, ou la soumission du prince au peuple; dire les sujets sont faits pour les gouvernemens, ou les ou les gouvernemens sont faits pour les sujets, c'est toujours tourner dans un même cercle, quoiqu'en sens différent; c'est travailler également sur la supposition que ces termes qu'on assemble représentent encore quelque chose de réel et de nécessaire, et que les rapports qu'ils ont signifiés subsistent dans notre état social, d'accord avec. nos besoins et notre nature présente. C'est se tromper également, si la supposition n'est point fondée; et voilà ce qu'avant tout il faudrait examiner.

Hommes de la même civilisation, nous devrions tous n'avoir qu'une seule voix sur nos relations civiles, et sur ce que chacun de nous a lieu d'exiger des autres. Pourquoi donc y`a-t-il tant de controverses, tant de querelles, tant de haines sociales? C'est qu'il nous manque un langage exact propre à rendre nos desirs particuliers d'une manière qui se fasse comprendre à tous. Les volontés diversement exprimées paraissent contraires quand elles sont le mieux d'accord; l'hostilité des mots se transporte aux hommes. Nous croyons être ennemis, lorsque nous sommes frères, c'est-à-dire soumis aux mêmes in

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térêts, et entraînés par les mêmes penchans. Vive la république! dit l'un; vive la monarchie! dit l'autre ; et à ces mots ils s'entr'égorgent. Tous deux voulaient dire, sans doute, vive le bien-être des hommes ! Ils se seraient embrassés, s'ils avaient pu se comprendre.

Quand de nouveaux besoins nous surviennent, au lieu de les étudier et de nous en rendre compte, nous trouvons plus commode pour notre paresse de saisir au hasard quelque rapport vague entre ce que nous cherchons, entre ce que nous voulons être, et ce que d'autres ont été avant nous. Parce que nous nous sentons chassés hors de notre condition présente par une modification de nos facultés, parce que nous sommes tirés en avant, nous nous rejetons en arrière. Au lieu de penser que nous tendons à une manière d'être nouvelle comme les intérêts qui nous excitent à changer, nous nous croyons plutôt rappelés vers un état passé, dont notre espèce est déchue. On invoque à grands cris l'ancienne sagesse, l'instinct des premiers temps, au lieu d'en appeler aux lumières du temps présent et à ses propres inspirations (1).

(1) La révolution d'Amérique est la seule parmi les plus récentes que l'amour de l'antiquité n'ait point four

Et l'on n'a garde d'être d'accord sur les temps où il faut recourir pour trouver le bon esprit et la prudence; chacun a son époque favorite, où il se circonscrit, où il se retranche, et de là vien nent les disputes. Ce qu'on proclame comme une loi nécessaire, ce n'est pas le besoin dont on se sent tourmenté, et que les autres éprouvent aussi, c'est l'exemple qu'on aime et que les autres rejettent. Allons à vingt siècles en arrière; non, seulement à dix siècles; non, seulement à quelques années, voilà ce que disent les partis; mais la raison dit: Soyez ce que veut votre nature consultez-vous, et ne croyez que vous-mêmes.

voyée. Les Anglais se sont jetés dans les mœurs des anciens chrétiens; les Français dans les mœurs des anciens Grecs. La dégénération de l'espèce humaine en politique, a été la doctrine favorite des écrivains, parce qu'il est plus aisé de vanter le passé que d'expliquer le présent; on n'a besoin pour cela que de mémoire. Rousseau a dit que l'art de vivre en société s'oubliait de jour en jour; Machiavel l'avait annoncé avant lui; Montesquieu lui-même n'était pas fort éloigné de cet avis; Harrington les a tous passés: il prétend que Dieu ayant imaginé un procédé de gouvernement, l'avait donné à son peuple d'Israël; que les Grecs et les Romains ont eu le bon sens de s'appliquer cette invention divine; mais que depuis César le genre humain l'a perdue.

Voyez l'Oceana, chap. 1er.

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Le parti vainqueur dans cette guerre de mots et d'autorités, devenu seul maître du terrain, constitue, c'est-à-dire que, l'histoire à la main, il réorganise certains arrangemens d'hommes dont quelques restes subsistent, ou que les siècles ont fini de détruire. Ces échafaudages relevés en dépit du temps qui ne défait rien en vain, ne retrouvent plus leurs fondemens, et s'écroulent bientôt d'eux-mêmes; cet ordre imposé par violence est bientôt rompu par les hommes qui ne sont point une matière morte, flexible en tous sens, et obéissant aux mains de l'artiste (1).

Quand la nature a repris le dessus et renversé

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(1) Il est faux que des hommes réunis se soient jamais livrés à l'un d'entre eux lui permettant de les arranger, et, comme on dit, de les constituer à sa manière. «Il faut, »dit Ferguson, se défier un peu de ce que la tradition

nous apprend sur le compte des anciens législateurs et » des fondateurs d'états. Les plans qu'on suppose être » venus d'eux n'ont été probablement que les consé»quences d'une situation antérieure. Ouvrage et auteur >>> sont deux idées que nous voulons toujours faire mar» cher ensemble; et c'est sous ce rapport, le plus simple » én apparence, que nous considérons les établissemens des peuples. Nous attribuons ainsi à une détermination prise d'avance, ce que nulle sagesse humaine ne pou» vait prévoir, à un individu ce que nulle autorité ne

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