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des finances ne demande pas un délai excessif en réclamant un répit d'un an pour mettre sur pied la nouvelle organisation.

VI

Comme on le voit, les contribuables sont menacés d'être pris entre le casier fiscal, sur lequel les agents du Trésor consigneront successivement tous les renseignements qu'ils pourront se procurer sur les ressources des contribuables, tandis que, d'un autre côté, le livre foncier cherchera à atteindre le double but de documenter les tiers sur la situation juridique et la consistance physique d'un immeuble, en même temps qu'il révèlera au Trésor la valeur imposable de chaque propriété et les charges qui la grèvent, afin de faire supporter une partie de l'impôt aux créanciers des propriétaires.

On sait que, le 28 juin 1872, un impôt sur le revenu des créances hypothécaires fut voté par l'Assemblée nationale; mais cet impôt ne fut jamais appliqué et la loi fut abrogée le 20 dé embre 1872, avant toute mise à exécution. (J. O. 30 décembre 1872).

Quel sera le sort des divers projets en préparation? Il serait prématuré de faire des suppositions.

Pour notre part, nous inclinerions à croire que la commission de législation fiscale se fait illusion sur les ressources que l'on peut attendre de l'impôt sur le revenu.

Les grosses fortunes sont relativement rares en France, et la statistique de l'impôt sur les successions révèle à cet égard des chiffres instructifs.

D'après le tableau des successions ouvertes en 1902, l'actif brut de 363.612 successions déclarées a été de 5.211.196.609 francs qui, après la déduction du passif, a été ramené à 4.772.126.095.

Sur le nombre de 363.612 successions, 243.378, étaient de 1 à 2000 francs, et représentaient une valeur de 241.495.372 francs. Quatorze cent soixante-treize successions, pour une valeur totale de 513.491.815 francs étaient de 250.001 à 500.000 francs.

Trois cent quatre-vingt-une successions seulement étaient de 1 à 5 millions et il n'y en avait que 27 au delà de 5 millions.

M. Jaurès, en commentant ces chiffres dans la Petite République Française, calculait que la fortune totale de la France en 1902 était de 172 milliards. « Sur ce total de 172 milliards, disait-il, la part de la << grande foule misérable, la part de vingt millions d'êtres humains, qui constituent le fond même de la nation, sa force productive la plus << essentielle, est de 8 milliards 640 millions! Et en face de ces vingt << millions d'individus humains se dresse un petit groupe de 972 personnes, possédant cha une plus de 5 millions et disposant ensemble << d'un capital de 9 milliards.

« J'entends bien que j'ai pris les deux degrés extrêmes d'un côté, << les suc essions inférieures à 2.000 francs; de l'autre, les successions supérieures à 5 millions. Or, c'est entre ces deux degrés extrêmes <que se place la plus grande part de la fortune de la France. »

Le proletariat français se compose pour la grande majorité de petits contribuables: ouvriers payant les contributions indirectes, ou paysans payant l'impôt foh ier et les multiples droits de timbre et d'enregis trement.

L'impôt sur le revenu semble réserver bien des mécomptes aux

réformateurs qui voudraient lui faire rapporter plus qu'il ne doit normalement produire.

Les quatre vieilles contributions directes ont la vie dure. Elles ont rapporté 709 millions en 1875, 975 en 1902 et on trouvera difficilement dans l'impôt sur le revenu les ressources nécessaires pour boucher le trou que leur suppression pure et simple ferait dans le budget.

VII

Quoi qu'il en soit, il nous a paru intéressant pour les lecteurs des Lois Nouvelles de demander, au sujet des divers projets actuellement à l'étude, l'avis d'un publiciste qui s'est spécialement occupé de la question des livres fonciers.

Nous publions ci-après le travail fait à ce sujet par M. Jules Arnault, qui a déjà traité ici (no du 15 mai 1904) la question du cadastre et des hypothèques.

Le système de livre foncier présenté par M. Arnault est intermédiaire entre celui de la commission du cadastre et celui de la Chancellerie proposé au Sénat le 24 novembre 1896.

L'article 38 du projet de M. Darlan prévoyait la création d'un compte ouvert sur les registres de la conservation à chaque immeuble.

Le répertoire ainsi organisé n'était autre, en fait, qu'un livre foncier. Il importe peu, en effet, que le livre où un immeuble a un compte ouvert s'appelle un répertoire ou un livre foncier. La question essentielle est de savoir s'il est possible d'individualiser un immeuble, c'est-àdire de le distinguer d'un autre, de manière à voir, sur le compte ouvert à cet immeuble, la désignation de l'immeuble et l'indication rigoureusement exacte de toutes les hypothèques qui le grèvent.

La Chancellerie, après avoir pris l'avis du Directeur général de l'Enregistrement, M. Fernand Faure, qui faisait partie de la commission présidée par M. Falcimaigne, a paru croire que la chose était possible et qu'il suffirait de s'en remettre à un règlement administratif du soin d'organiser ce répertoire ou livre foncier.

S'il en est ainsi, on n'aperçoit pas, comme l'a déjà fait remarquer M. Bouissou, juge d'instruction à la Seine, à cette place, l'utilité de dépenser 600 millions pour refaire le cadastre, puisque le Ministre des finances déclare avoir les moyens de connaître exactement le revenu de chaque propriété bâtie et non bâtie et que, d'autre part, l'administration de l'Enregistrement a pu assurer la Chancellerie de la possibilité de créer un répertoire foncier sans attendre la réfection du cadastre.

Les lecteurs des Lois Nouvelles apprécieront la valeur des nouvelles raisons que donne M. Arnault à l'appui de la thèse qu'il soutient depuis treize ans, à l'encontre du programme adopté par la commission du cadastre, et qui se trouve, aujourd'hui, en contradiction formelle avec les projets élaborés, non seulement par la commission de législation fiscale de la Chambre des députés, et par la commission de la réforme hypothécaire du Sénat, mais par le Ministre des finances lui-même, puisque le projet qu'il a déposé le 16 juin 1903 à la Chambre des députés comporte un impôt sur le revenu des propriétés bâties et non bâties qui doit, dès lors, pouvoir être connu, sans qu'il soit nécessaire de procéder à une évaluation appuyée sur l'établissement d'un nouveau cadastre. HENRI CHEVRESSON.

VIII

La question s'est posée de savoir si on pourrait, dès maintenant, supprimer l'impôt des portes et fenêtres et la contribution personnelle et mobilière pour la remplacer par un impôt sur le revenu, en attribuant en même temps aux communes le principal de l'impôt foncier.

La solution de la question dépend de la possibilité, pour le Ministère des finances, de faire fonctionner, du jour au lendemain, l'impôt sur les revenus, quel que soit d'ailleurs cet impôt, fût-il limité seulement à quelques-uns des revenus d'un contribuable.

Il ne parait pas douteux que l'administration des finances ne soit hors d'état de recouvrer immédiatement, et sans avoir pris au préalable de nombreuses mesures préparatoires, l'impôt sur le revenu.

Voici, en effet, ce que disait M. Caillaux dans le projet de loi, n° 1634, déposé le 12 avril 1900 à la Chambre des députés :

« L'administration est tout à fait à mème, avons-nous dit, d'évaluer << sans recherches vexatoires, à l'aide des seuls renseignements dont << elle dispose actuellement, qu'il suffirait de grouper pour en tirer <<< parti, les revenus d'un grand nombre de nos concitoyens. Elle connaît notamment toutes les propriétés immobilières, elle sait à qui elles « appartiennent, combien elles sont affermées; à défaut de fermage, << elle peut en apprécier le revenu par voie de comparaison. Les béné<<<fices agricoles qui représentent généralement une somme égale à << celle de la rente du sol peuvent également être facilement calculés. << Les actes de cession de fonds de commerce, les déclarations de suc<<< cession, les bases d'assiette de la taxe des patentes permettent de « déduire dans la plupart des cas les bénéfices industriels et com<< merciaux quand il s'agit de petites entreprises. »

Ce document officiel montre la richesse des renseignements accumulés par les diverses administrations financières pour arriver à connaître la fortune d'un contribuable.

Si on suppose, par exemple, un grand marchand de vins de Bercy, ayant une forêt dans les Landes, une villa à Cannes, un domaine dans la Beauce, une maison à Lille et un navire au Havre, l'Administration pourra arriver, par ses propres moyens, à reconstituer les éléments de la fortune de ce négociant.

On en trouvera trace par les inventaires du service des Contributions indirectes, par les patentes payées au percepteur des Contributions directes, par les comptes ouverts dans les bureaux de l'Enregistrement du lieu de situation des immeubles, etc. ; mais tout cela doit être coordonné au moyen d'un compte général, ou CASIER FISCAL, ouvert à chaque contribuable et qui sera une sorte de bilan de sa fortune.

Non seulement il faudra ouvrir un compte à chaque personne, mais il faudra aussi ouvrir encore, sur un répertoire ou livre foncier, un compte à chaque immeuble.

L'article 3 du projet d'impôt sur le revenu préparé au mois de juin 1904 par la commission du budget porte que l'impôt général sur le

revenu est basé sur l'ensemble des revenus annuels de toute nature provenant des propriétés mobilières et immobilières, du commerce et de l'industrie, des charges et offices, des professions libérales, des emplois publics et privés, des pensions, des retraites et en général de toutes les occupations lucratives sans déduction des intérêts des emprunts à la charge des contribuables. Le revenu imposable est représenté pour les propriétés baties par le revenu servant de base à la contribution fon ière, pour les propriétés non bâties par la valeur locative des immeubles ou le prix réel des fermages, pour les capitaux placés par le montant des intérêts, dividendes ou arrérages.

IX

Pour comprendre le fonctionnement de ce système, il est bon de prendre des exemples et de voir comment les choses se passeront dans la réalité.

-

I. Le marchand de Paris sera imposé, d'après l'importance de son commerce, en ce qui concerne sa profession de négociant. Le fisc connaitra ou pourra connaitre assez facilement le stock successif de ses marchandises, l'importance de ses magasins et le chiffre de sa patente, mais n'y aura-t-il pas double emploi avec l'impôt sur le revenu et quelques-uns des impôts déjà payés par ce contribuable, notamment avec sa patente?

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II. En ce qui concerne le revenu des propriétés, il faudra distinguer, d'après le projet de la commission du budget, les propriétés baties des propriétés non baties.

Cette distinction purement fiscale ne correspond pas à la réalité des faits et peut-être serait-il plus simple d'y renoncer en soumettant à un même régime et en les confondant, les unes avec les autres, les propriétés bâties et les proprietés non baties.

Une maison affermée 2000 francs, par un bail enregistré à Lille, sera imposée d'après le revenu servant de base à la contribution foncière tandis qu'un domaine dans la Beauce affermé 2000 francs par un bail enregistré à Orléans, sera imposé d'après le prix de ce bail, dont on devra déduire la partie applicable aux constructions de la ferme. Si, par exemple, la ferme vaut 50.000 francs dont 40.000 francs en propriété non batie et 10.000 francs en propriété batie, les 4/5 du prix du bail de 2000 francs, soit 1600 francs, seront applicables aux pro priétés non baties et le surplus, soit 400 francs, aux constructions occupées par le fermier. Ces constructions ne seront pas imposées pour 400 francs, mais d'après le revenu servant de basé à la contribution foncière.

Ce sont là des complications à prévoir, et l'administration des finances aura besoin de donner à l'organisation actuelle de ses divers servi ces, un développement dont il est difficile de prévoir les limites.

III. Quelle est la valeur locative d'une forêt dans les Landes dont le propriétaire ne tire aucun produit périodique?

On peut savoir la valeur locative d'une villa à Cannes, mais si cette villa est remplie d'objets d'art ayant une valeur d'un million et connus par des inventaires enregistrés, ces objets ne payeront-ils aucun impôt, alors que la vigne voisine affermée 150 francs par un bail enregistré, supportera l'impôt sur le revenu?

X

La plus grosse difficulté viendra de l'impôt à mettre sur les intérêts, dividendes ou arrérages des capitaux placés.

Le fisc ne connaît que rarement et d'une façon incertaine les valeurs de Bourse, même nominatives. It ne connaît pas la plupart des valeurs au porteur, et il ne connait que la plus faible partie des créances chirographaires qui se révèlent le plus souvent à lui, à la suite des poursuites dirigées contre les débiteurs.

Mais il connait ou peut connaître facilement les créances hypothecaires par les inscriptions prises dans les conservations.

Malheureusement, il existe beaucoup d'inscriptions qui ne correspondent à aucune créance existante. Les parties ont négligé de faire radier ces inscriptions et, en outre, l'organisation actuelle ne permet pas de connaitre les inscriptions prises au profit d'un créancier déter

miné.

Les conservations d'hypothèques n'ouvrent de compte qu'aux débiteurs.

Si, demain, le Ministre des finances veut mettre un impôt sur le revenu des créances hypothécaires, il devra faire procéder au dépouillement de toutes les inscriptions et ouvrir un compte à chaque créancier, en envoyant les éléments de ce compte pour les grouper sur le casier fiscal, au domicile de chaque contribuable. Il faudra surtout faire vérifier les déclarations des débiteurs et des créanciers, en les rapprochant les unes des autres.

Le propriétaire aura intérêt à déclarer toutes les hypothèques ou même à déclarer des hypothèques fictives. S'il est imposé d'office, d'après le revenu apparent de ses immeubles, il invoquera des dettes pour obtenir une diminution de l'impôt, et il n'y aura pas d'autre moyen de découvrir la vérité que de rapprocher ces assertions du rôle du créancier, de sa déclaration ou de son casier fiscal.

Tout cela ne marchera pas tout seul et il serait peut-être bon, avant de voter l'impôt sur le revenu, d'avoir pris toutes les mesures pour prévenir les fraudes et assurer son fonctionnement régulier.

XI

On a le droit de se demander si le personnel administratif actuel sera suffisant pour satisfaire aux exigences de la nouvelle législation.

La solution la plus pratique consisterait à demander au contribuable de faire lui-même le travail que les agents du fisc seront impuissants à effectuer et qu'ils devront se borner à vérifier, et voici comment nous comprendrions que ce travail fût fait, en ce qui concerne le revenu des propriétés immobilières et des créances hypothécaires. Chaque contribuable aurait son domicile fiscal au lieu de son domicile réel et il devrait y faire une déclaration de l'ensemble de ses revenus, accompagnée des renseignements relatifs à son état civil et à sa situation de famille. On lui ouvrirait un compte et il connaitrait par le récépissé de sa déclaration le numéro, de ce compte. Il joindrait à cette déclaration générale, une fiche indiquant distinctement, pour chaque propriété, la consistance de chaque immeuble, sa valeur

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