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CHAPITRE XIX.

DE LA TAXE A LAQUELLE LES PROSTITUÉES DE PARIS ÉTAIENT AUTREFOIS ASSUJETTIES.

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Détails historiques sur cet impôt; circonstances qui ont nécessité sa création et motivé sa suppression.

Cet impôt n'est pas nouveau. Il existait dans l'ancienne Rome. On en trouve quelques traces dans les temps modernes. Définitivement établi chez nous au commencement du siècle actuel. - Il est mal accueilli par l'opinion publique. Sert de prétexte à tous les mécon tents pour attaquer l'administration.- Nécessité où s'est trouvée l'administration de maintenir cette taxe. - Efforts que fait un préfet de police pour la supprimer. Réponse du conseil municipal. Son successeur n'est pas plus heureux. La taxe est enfin abolie sous M. Debelleyme. Exposé des principales raisons qui ont motivé cette abolition. — Avantages qui en résultent.

L'impôt mis sur les prostituées n'est pas une invention moderne; nous en trouvons plusieurs exemples dans l'antiquité, et particulièrement à Athènes et à Rome. Dans cette dernière ville, non-seulement les lieux publics de prostitution payaient un certain droit à l'État, mais la vente même des prostituées, qui, pour la plupart, étaient esclaves, rapportait encore au fisc une somme importante. A cette époque, des marchands parcouraient toutes les provinces pour y acheter les plus belles femmes qu'ils y trouvaient, et venaient ensuite les vendre dans la capitale de l'empire; elles étaient surtout recherchées par les propriétaires de bains, qui, par leur moyen, attiraient chez eux un plus grand nombre de personnes. L'impôt dont nous parlons portait un nom particulier on l'appelait aurum lustrale, or qui

purifie, c'est-à-dire impôt qui purgeait ce qu'il y avait de vicieux dans ce malheureux commerce. Alexandre Sévère conserva l'impôt qu'il trouva établi à son avénement au trône; mais, craignant que le trésor public ne fût souillé par l'argent qui en provenait, il ordonna que cet argent serait mis à part, et qu'on l'emploierait à l'entretien des égouts et des cloaques de Rome.

Dans les temps plus modernes, on retrouve bien des lois et des règlements sur les prostituées, mais il n'y est pas question de taxes et d'impôts. Fodéré dit avoir vu, dans les archives de Strasbourg, un document de 1455, qui prouvait qu'à cette époque les mauvais lieux de cette ville payaient à l'administration municipale une certaine rétribution. Le même auteur nous assure que cette taxe existait à Malte en 1783 (1).

J'ai trouvé la première proposition d'un impôt à mettre sur les prostituées de Paris, dans un projet de règlement présenté par un commissaire de police, vers 1765. Cet impôt était fort médiocre, car il se bornait à la somme de 20 sous une fois payée, lors de l'inscription qu'on devait faire de ces filles, inscription dont on démontrait la nécessité.

J'ai parlé (t. I, p. 614) du projet d'un nommé Aulas; je dois ajouter ici que cet homme, remarquable par son ignorance sur ce point, voulait qu'on obligeât chaque dame de maison à payer, par an, la somme de 2,500 fr.; et comme il supposait qu'il pouvait y avoir dans Paris 500 maisons de cette espèce, il en serait résulté la somme énorme de 1,250,000 francs. J'ignore si l'administration de cette époque et des années suivantes, met

(1) Dictionnaire des sciences médicales, t. XLV, p. 484.

tant à profit les idées de ce spéculateur, chercha à tirer quelque profit de la tolérance ou de la protection qu'elle accordait aux prostituées; tout ce que je sais, c'est que dans l'ouvrage de Descssarts (1), un mot semblerait nous faire croire qu'on avait déjà assujetti les prostituées à une certaine taxe, car on y parle de la capitation qu'elles payaient.

Ce fut au moment où MM. Dubois et Piis furent nommés membre du Bureau des mœurs, et plus tard, placés à la tête de la Préfecture de police, que les spéculateurs leur adressèrent des projets d'organisation, dont la base reposait sur une taxe prélevée sur les dames de maison et sur les filles isolées. On se rappelle que le but apparent de cette taxe était de subvenir aux frais de l'inspection sanitaire, mais qu'en définitive elle ne servait qu'à enrichir quelques intrigants dont j'ai fait connaître les indignes manoeuvres. Il faut attribuer à ces hommes et à leur conduite coupable la défaveur qui se répandit sur cette taxe dès son origine, nonseulement dans l'esprit des prostituées, mais encore dans celui de toute la population. Comment, en effet, pouvait-on ne pas croire que la police n'avait cherché qa'à se ménager un produit considérable sur tout ce qu'il y avait de plus impur? On ne voyait que les abus, on n'apercevait pas de résultat heureux; les intentions louables de ceux qui avaient établi et qui maintenaient cette taxe restaient cachées.

Je viens de prononcer le mot d'opinion publique ; ceci m'amène naturellement à parler de l'effet que produisit sur elle la perception de cette taxe.

(1) Dictionnaire universel de police. Paris, 1786-1791.

Tant que cet impôt a subsisté, il a servi de texte à tous ceux qui, mécontents de la police, ont voulu s'en venger; à cet égard, les pamphlets et même les volumes n'ont pas manqué, et tout s'est réuni pour envenimer les intentions les plus louables de l'administration, rendre ses opérations odieuses et lui retirer la confiance de tous ses administrés. Ainsi, par exemple, si l'on inscrivait des prostituées mineures et quelquefois sortant à peine de l'enfance, c'était pour augmenter la recette, et non dans un intérêt d'ordre et de salubrité; or, j'ai fait voir, en parlant de cette inscription, l'admirable sagesse qui régit tout ce qui s'y rattache, et la sollicitude véritablement paternelle que l'administration a toujours montrée dans ces circonstances épineuses et tout à fait délicates. On l'accusait encore de prélever des taxes illégales, et en ce sens on ne peut disconvenir que les apparences n'étaient pas en sa faveur; et comme il était facile de grossir la somme recueillie de cette manière, c'était tantôt 500,000 francs, d'autres fois 800,000 que fournissait à la préfecture la protection qu'elle accordait aux prostituées; je ne sais pas même si cette somme n'a pas été estimée par un auteur à plus d'un million (1).

(1) Dans un opuscule ayant pour titre : Le bien par le mal (Paris, 1856), M. J. Antin, employé de l'assistance publique, propose de rétablir la taxe, non-seulement sur les filles publiques, mais encore sur toutes les femmes galantes de Paris. « La prostitution, dit-il, ne pouvant être déracinée, peut être efficacement atténuée par l'impôt. On peut dire à ces milliers de femmes sans moyens d'existence réels avouables: Vous faites un commerce, payez votre patente. « Supposant, dit M. Antin, 20,000 femmes auxquelles pourraient être appliquée la taxe nouvelle, savoir : 10,000 femmes à 50 fr., 5,000 à 80 fr., 3,500 à 100 fr., 1,500 à 200 fr., cela produirait 1,550,000 fr., qui pourraient être affectés à la création de nouveaux hospices pour la vieillesse.»

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Si l'administration n'avait vu sa conduite blâmée que par quelques pamphlétaires obscurs, avides de vengeance et peu scrupuleux sur leurs moyens, elle n'aurait eu qu'à s'applaudir de l'attaque de pareils hommes; mais elle vit des députés de la nation monter à la tribune et la signaler à la population sous les couleurs les plus flétrissantes, je dirai même les plus atroces. A cette occasion, je dois faire remarquer que la tactique dont je parle a toujours été suivie par l'opposition, quel que soit le système qu'elle ait voulu combattre, car les membres de la chambre introuvable se servaient, pour attaquer M. Anglès, des mêmes armes qu'employèrent plus tard les membres d'une autre chambre, pour faire tomber le système que représentait M. Delavau.

Les fonctions rigoureuses que la police est quelquefois obligée de remplir dans l'intérêt général de la société, ne peuvent manquer de lui susciter des ennemis et de faire naître des gens habiles à exploiter contre elle la crédulité publique, si prompte à accueillir les idées qui flattent ses passions. La populace ne fut pas la seule qui se révolta à l'idée d'un impôt prélevé sur la prostitution et à l'idée de la protection accordée, disait-on, à l'immoralité; des hommes éclairés partagèrent cette opinion, et contribuèrent à la répandre dans les classes élevées de la société, classes dont l'administration était en droit d'attendre un peu plus de justice. J'ai déjà parlé du refus que fit, en 1816 ou 1817, l'administration des hôpitaux, de donner des soins aux prostituées attaquées de maladies vénériennes, et cela par la raison que la police percevant sur les courtisanes et les lieux de débauche des droits considérables, le produit devait naturellement être employé à la guérison de ces filles.

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