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comme chez les peuples chrétiens, traitées en êtres dégradés : les meilleures maisons leur restent accessibles; elles y font visite, devisent en commun, prennent leurs repas, assises à la même table que l'épouse légitime et ses filles, sortent avec elles pour aller au bain, etc.

Avec une aussi grande tolérance dans les relations intimes, cette fréquentation même des bains publics, recommandée par le prophète « comme une des pratiques les plus utiles à la santé du corps et les plus agréables à Dieu,» ajoute encore à des éléments de débauche déjà trop nombreux. Ouverts aux femmes exclusivement pendant de longues heures du jour, les bains offrent à la débauche autant de conciliabules où les instincts pervers, les conseils pernicieux, se propagent par voie d'insinuation et de mauvais exemple. Dans ce pêle-mêle de femmes mariées ou de jeunes filles, de concubines et de prostituées juives, mauresques, négresses, qui pourrait dire ce qui se trame d'intrigues, ce qui s'élabore de tromperies, de vengeances à l'encontre de maris jaloux !

Sans doute, il faut se refuser à croire que les masseurs et les servantes de ces établissements aient jamais fait ouvertement métier d'y introduire des jeunes garçons déguisés en jeunes filles pour desservir les passions de leurs habituées, ainsi que le prétend Laugier de Tassy; mais, si mes renseignements sont exacts, sous l'inviolabilité de ces sombres étuves s'abrite, de nos jours encore, le plus scandaleux commerce d'entremise et de galan terie.

Avant 1830, d'après le capitaine Rozet, on comptait à Alger plus de 3000 filles publiques, divisées, à peu près comme dans nos grandes villes européennes, en femmes libres entretenues (msanat) et filles publiques proprement dites (dourria).

L'émigration de la partie la plus riche de la population musulmane, et surtout la suppression de la licencieuse soldatesque des janissaires, durent avoir pour premier effet de faire tomber ce nombre de plus des deux tiers, puisque, au rapport de M. A. Duchesne (1), le premier recensement des prostituées après la conquête fournit seulement 500 noms à l'inscription.

Pour changer un peu d'aspect, en s'éloignant des villes vers les tribus du centre et jusque dans le Sahara, la prostitution

(1) De la prostitution dans la ville d'Alger depuis la conquête, Paris, 4853, in-8.

n'en conserve pas moins son double et désolant caractère de vogue et de gravité. En Kabylie, les Barbacha, les Ygnifsal, les Ouled-Rabah, les Beni-Amer, sont réputés pour le libertinage de leurs femmes.

Chaque tribu possède un certain nombre de filles libres avouées et patentées. L'autorité qui les protége exige d'elles, en retour, un droit annuel d'exercice montant au taux, exorbitant pour des populations pauvres, de 25 francs, payables au trésor public à l'Aïd el Achour (jour de l'an, fète de la dime, des contributions et aumônes). A Bou-Súdada, l'impôt versé entre les mains du mezouar, fonctionnaire dont nous parlerons bientôt, s'est élevé pour chaque femme jusqu'à 20 francs par mois! Et cette dépravation n'est pas seulement tolérée, réglementée sur place, elle a ses cours et ses cotes sur les marchés voisins; elle fait la renommée et la richesse d'une contrée; elle organise des caravanes; des phalanges d'émigration féminine abandonnent périodiquement le sol natal pour aller approvisionner au loin, dans les oasis du désert, Boghari, El Arouath, Bou-Saada, Ghadamès, Tougourt, Ouârghla, etc., contrées maltraitées du ciel sous le rapport du nombre et de la beauté des femmes!

Les Ouled-Naïl, au sud-ouest de la province de Constantine, fournissent l'exemple, sinon le plus complet, du moins le mieux connu de la traite des prostituées. Dans cette populeuse tribu, de nombreux essaims de jeunes filles, la plupart remarquablement belles, quittent chaque année leurs familles pour se rendre dans les stations que nous venons de nommer. Là les attendent une installation consacrée depuis longtemps, une administration instituée pour accueillir et exploiter à la fois ce trafic honteux. A Bou-Saada, le libertinage a planté sa tente au coin d'une place publique, près d'un fondouck; à Tougourt, c'est sur le Draa-el-Guemel (mamelon des Poux) qu'il a son mont Aventin; à Ouargla, il campe sous les murs de la ville.

Située un peu en arrière de la ligne du Tell, en avant du désert, dans des conditions commerciales excellentes qui en font un marché d'échange des plus fréquentés, la petite ville de BouSaada peut être considérée comme le grand lupanar du pays. Quelques détails sur la manière dont la débauche s'y exerce initieront parfaitement le lecteur à la vie galante des gitanas de la prostitution saharienne.

Qu'on se figure une cour entourée de seize à dix-huit caba

nons destinés à loger chacun deux femmes Ouled-Nail, la plupart très jeunes (il en est qui ne comptent pas douze ans !), jolies et bien tournées, sous le costume, j'allais dire le déguisement grotesque dont elles s'affublent. Vers huit heures du matin, le chaous préposé à la garde de ces houris terrestres donne la clef des champs à ses pensionnaires; elles se répandent bientôt dans les cafés maures qui se pressent autour du harem. Là au son d'une musique dont un tambour de basque fait à peu près tous les frais, elles s'évertuent par toutes sortes de danses et de poses plus ou moins lascives, entremêlées de chansons, à éveiller les désirs des fumeurs ou des oisifs que leur présence attire.

Rien de plus étrange qu'une parure d'Ouled-Naïl! A voir ces visages chargés de toutes couleurs, les joues enluminées de carmin, le front jauni d'ocre, les lèvres rutilantes de vermillon, les yeux encerclés de sombre koheul (sulfure d'antimoine), les sourcils noyés dans une brune et épaisse couche de henné (Lawsonia inermis), le tout émaillé de mouches faites de pommade noire à la rose, on croirait assister à une exhibition de momies ou de reliques. Ajoutez à ces affreux pastels l'encadrement d'une chevelure tressée en lourdes nattes mélangées de laine; pour vêtement, le haïk, sorte de chemise longue recouverte d'un châle rayé, négligemment jeté sur l'épaule et fixé par des plaques de métal enjolivées de chaînettes, de coraux, d'amulettes; enfin, suspendu à la ceinture, un petit miroir de pacotille, vous aurez le nec-plus-ultra de toutes les ressources de la coquetterie chez les bayadères de la débauche du hôdna.

Le croirait-on? après deux ou trois ans d'exercice, d'un métier pareil, les filles des Ouled-Naïl, enrichies d'un petit pécule, regagnent la tribu natale où elles sont fort recherchées en mariage. Réintégrées dans la vie de famille, nul souvenir du passé ne les poursuit dans leur considération; presque toutes, affirmet-on, sont réputées pour leur bonne tenue comme mères et comme épouses.

Pas n'est besoin du reste d'aller jusqu'au désert chercher des exemples de semblables unions. En 1840, à Blidah, une jeune Mauresque d'une éclatante beauté fut enlevée d'une maison publique, — où, dans une visite sanitaire, nous l'avions reconnue atteinte de syphilis, - par un riche marchand qui la prit incontinent pour femme par-devant le cadi.

C'est ici le lieu de parler des mezouar institués par les Maures,

avant notre arrivée en Algérie, pour inscrire et surveiller la prostitution, sous le point de vue principalement de la police administrative et du maintien des mœurs.

Chaque ville de la régence possédait un de ces fonctionnaires. Comme il avait charge en même temps d'exécuteur des hautes œuvres, son autorité n'en était que plus redoutée des filles sur lesquelles pesaient à la fois sa sévérité et ses exactions.

Les prérogatives de cette position richement affermée par l'Etat étaient nombreuses et considérables. Ainsi, le titulaire :

1 Faisait payer aux femmes publiques, dont il devait avoir toujours la liste en règle, le charama, impôt mensuel variable de 3 à 6 boudjoux (5 fr. 40 c. à 10 fr. 80 c.), taxé sur l'estimation qu'il faisait lui-même du revenu probable de leur clientèle, en raison de leurs avantages physiques.

2o Le mezouar avait le droit de faire traquer par ses agents et de rechercher les femmes, filles ou mariées, dont la conduite était suspecte; s'il réussissait à établir leur culpabilité devant le cadi, elles prenaient aussitôt rang sur ses contrôles et devenaient sa propriété.

3° Il ne dépendait pas seulement de lui d'accroître le personnel de ses administrées, il était encore maître de rendre à la liberté celles dont le rachat lui valait une grosse rançon de la part des Maures, assez peu scrupuleux pour demander à cette source abjecte des concubines, quelquefois même, comme nous l'avons vu plus haut, des épouses légitimes.

Dans cette institution entièrement fiscale et policière, rien ne dénote la moindre préoccupation d'hygiène publique, à l'encontre de maladies impures et de leur propagation. Malade, la femme arabe des villes se trouvait signalée par l'individu qu'elle avait contaminé à la répulsion de ses concitoyens; frappée ainsi dans son commerce, elle ne pouvait plus vivre, et son gagne-pain était au bout de la quarantaine rigoureuse du bariz. Là étaient toute la répression, toute la prophylaxie de la syphilis.

El bariz (la diète arabique), aujourd'hui encore fort appréciée des Maures et des juifs de l'Algérie, fut de temps immémorial le remède par excellence accrédité près des tobba (médecins) de l'Orient, pour la guérison de tous les maux, principalement le meurd-n'sa, meurd-el-kebir (la maladie de la femme, la grande maladie). Le but que poursuit cette médication est de faire suer au malade tout le poison qui circule dans ses nerfs.

Elle se pratique de la manière suivante:

On pile très fin une livre d'acheba (salsepareille) bien sèche, et on la tamise ensuite. La poudre fine qui en résulte est pétrie avec partie égale de kheurf (canelle), quatre onces de sucre brut et deux onces de zendzebir (gingembre), pour obtenir une pâte dont une grande cuillerée doit être mangée tous les matins. Les résidus de la tamisation, recueillis dans des sachets, sont soumis à une décoction dans deux litres d'eau qu'on réduit de moitié par ébullition, pour la boire dans la journée.

Pendant les dix premiers jours, le malade ne peut manger qu'un léger morceau de pain sans sel et quelques raisins secs; après, on lui permet un peu de beurre frais avec le pain; sept jours plus tard quelques bouchées de kouskoussou tiède. A partir du vingt-deuxième jour, on sert un peu de viande de mouton plutôt bouillie que rôtie, plutôt froide que chaude, et ainsi de suite, jusqu'au quarantième jour, toujours sans sel. Pendant toute la durée du bariz, il est sévèrement interdit de s'exposer au vent, de sortir le matin et le soir, de fumer et de se livrer au coit.

Une sudation abondante, un amaigrissement effrayant, des douleurs atroces d'estomac, la diarrhée, tels sont les effets de cette espèce d'entraînement, à la suite duquel j'ai vu de pauvres indigènes devenus réellement méconnaissables. La guérison a-t-elle été du moins le prix d'aussi rudes épreuves?

Il n'est pas sans intérêt de remarquer que le mercure, introduit dans la thérapeutique de la syphilis en Europe, au quinzième siècle, par Gaspard Torella et Béranger de Carpi, sur la renommée dont ce remède jouissait chez les Arabes pour le traitement des dermatoses, a disparu complétement aujourd'hui de la medication antivénérienne des indigènes.

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ART. II. APERÇU DE LA PROSTITUTION A ALGER, DEPUIS 1830 jusqu'à CE JOUR (25 NOVEMBRE 1856).

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§ler. Prostitution légale.

1. Nombre. Si notablement réduit qu'ait été le nombre des filles publiques indigènes aussitôt la conquête, par les raisons exposées dans le chapitre précédent, les Français trouvèrent, à leur entrée dans Alger, une prostitution assez largement établie pour réclamer l'attention vigilante des autorités. La population civile que la colonisation appela bientôt de toutes parts sur le rivage africain ne tarda pas à introduire des éléments nouveaux

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