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priétés des communes et des établissements publics! Mais où puise-t-il un droit aussi exorbitant?

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Le patrimoine des communes n'est-il pas, comme toute autre propriété, protégé par le principe proclamé depuis 1789 dans toutes nos constitutions et inscrit en ces termes dans l'article 545 du Code civil: « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité. » Je sais bien que pour expliquer cette dérogation au droit commun et atténuer le mauvais effet produit par cette mainmise sur la propriété d'autrui, on invoque des précédents, et on prétend que l'Etat ne veut se substituer momentanément aux communes que pour exécuter des travaux de restauration qu'elles ne peuvent faire ellesmêmes et dont elles recueilleront plus tard tous les bienfaits en demandant leur réintégration. Je ne veux pas savoir, ce serait cependant bien naturel, s'il est possible de contraindre un propriétaire à reboiser sa terre quand il voudrait la laisser toute nue. Où trouve-t-on les précédents dont on parle? Est-ce dans la loi du 16 septembre 1807 sur le dessèchement des marais, le décret du 10 décembre 1810 sur les dunes, la loi du 6 décembre 1850 sur le partage des terres vaines et vagues de Bretagne, la loi du 19 juin 1857 sur la plantation des dunes de Gascogne ? Il y a sans doute quelques analogies entre la prévision de ces lois et le reboisement des montagnes. Mais aucune assimilation n'est possible entre des travaux qui constituent une véritable mise en valeur et ceux que commande la nécessité publique. Les uns, provoqués par l'intérêt privé, touchent à des terrains improductifs et tendent, par une opération facile et d'une application uniforme, à assurer un revenu au propriétaire. On comprend très bien, dès lors, que l'Etat se rembourse de ses avances sur des produits qu'il a lui-même créés. Les travaux de reboisement, au contraire, dépouillent immédiatement le propriétaire d'un revenu assuré, le pacage, et ne donnent pas pour l'avenir, à sa propriété, une valeur appréciable et certaine. Comment d'ailleurs et à quelles conditions se fera la réintégration que les communes peuvent revendiquer?

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Comme si ce n'était pas assez de les priver de toute jouissance pendant un temps probablement fort long, puisque l'administration peut, à son gré, les indemniser pour la privation du pacage ou leur refuser toute indemnité, l'Etat peut encore les contraindre à lui rembourser les avances par lui faites pour l'exécution des travaux entrepris, ou à lui abandonner la moitié ou le quart de leur propriété, suivant qu'il s'agit du reboisement ou du gazonnement. Une prise de possession dans d'aussi dures conditions ressemble par trop à une véritable confiscation pour cause d'utilité publique. Aussi les malheureuses communes intéressées n'ont jamais cessé de protester contre elle. Ces plaintes, dont plusieurs conseils généraux s'étaient faits les organes, ont été entendues, et l'Etat a compris qu'il avait lui-même tout intérêt à voir abroger une loi dont la complète exécution était devenue impossible. En effet, les communes des montagnes, généralement pauvres et dans l'impossibilité de rembourser à l'Etat les avances par lui faites, n'auront d'autres ressources, pour entrer en possession de leur domaine, que de procéder par la voie du délaissement, Il est facile de prévoir que cet abandon soulèvera,

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dans l'application de la loi, des difficultés vraiment insurmontables. A quelle époque devra se faire ce partage? qui pourra le provoquer? comment, par qui et dans quelle forme devra-t-il être fait ?

Si les communes réintégrées dans leurs propriétés en reprennent l'entière possession, que deviendront les travaux de conservation et de consolidation si péniblement établis sur les périmètres de reboisement? Qui les empêchera de les abandonner aux atteintes du temps ou de les soumettre à une œuvre nouvelle de destruction? Faudra-t-il, dans ce cas, provoquer une nouvelle intervention de l'Etat et le condamner ainsi fort inutilement à un véritable travail de Sisyphe?

Une autre disposition de la loi, relative à la limitation de la surface sur laquelle l'administration des forêts peut entreprendre des travaux, n'a pas paru plus heureuse. Le vingtième dont parle la loi doit-il être restreint, comme l'ont prétendu certaines communes, au vingtième de la superficie des périmètres de reboisement, ou s'étendre, comme tout paraît l'indiquer, au vingtième de la propriété communale tout entière? Qui ne voit, dans tous les cas, que cette restriction est de nature à paralyser les efforts de l'administration et à la condamner à la plus complète impuissance? Comment concilier cette injonction de la loi avec la nécessité de conserver un périmètre de reboiSement, d'établir un ensemble de travaux, de manière à en relier tous les points entre eux?

Le retour au droit commun peut seul faire disparaître ces anomalies et rappeler toutes les parties intéressées au respect des principes de notre droit public. Ce retour est du reste justifié par le caractère des travaux que l'on veut entreprendre. La loi, ne pouvant prévoir tous les cas qui peuvent autoriser et légitimer l'expropriation, les rattache tous à l'utilité publique des travaux.

Qui oserait soutenir que les travaux de reboisement, destinés à conserver, à consolider le sol des montagnes, à en réparer les dégradations et amener ainsi l'extinction des torrents, n'ont pas ce caractère? Ne sont-ils pas exécutés pour protéger les endiguements établis dans les plaines pour la défense des terres et des canaux d'irrigation, ainsi que les chemins, les routes et toutes les voies de communication? N'ont-ils pas un caractère d'utilité publique, les travaux entrepris pour prévenir le retour des inondations ou en atténuer les effets désastreux, ceux qui arrachent à une ruine imminente, à une catastrophe inévitable, les cultures, les hameaux, les villages et les villes? Il ne peut y en avoir de plus urgents et de plus caractérisés, puisqu'ils touchent de près à la sécurité publique.

En admettant l'expropriation pour les travaux de salubrité dans les marais, et en l'appliquant aux propriétés des particuliers pour le reboisement des montagnes, le législateur s'est suffisamment expliqué sur le caractère et le degré d'utilité publique des travaux de reboisement et de gazonnement sur les propriétés des communes. L'Etat seul peut les exécuter; il faut donc lui en donner les moyens, et personne ne voudrait sans doute lui enlever l'arme dont il a besoin pour conjurer un danger public. Qui pourra se plaindre de ce retour au droit commun? Mis en possession par l'expropriation, et maître chez lui, l'Etat n'aura plus à se préoccuper de ses rapports

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avec les communes, des liquidations compliquées pour l'avenir, des difficultés d'un partage possible, des contestations qui pourraient en résulter, pas plus que de la question de savoir comment il sera désormais pourvu à l'entretien et à la conservation des travaux opérés. Grâce à ses méthodes et à ses procédés, l'administration des forêts, désormais affranchie des entraves et des conflits, apportera plus de régularité et de rapidité dans l'exécution des travaux, et parviendra ainsi à une notable diminution des frais d'entretien et des risques.

Les communes, de leur côté, n'auront pas à se plaindre; si on les exproprie, on les indemnise; leur sort sera celui de toutes les communes obligées de subir l'expropriation pour l'établissement d'un chemin, la construction d'un pont, l'ouverture d'une rue ou d'une place.

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Mais ce droit d'expropriation sera-t-il sans limites? Si l'Etat peut l'exercer à son gré sur toute la surface du sol des montagnes qui lui paraîtra empreinte d'une dégradation quelconque, à quelles dépenses ne sera-t-il pas exposé, et que deviendront les patrimoines des communes? Les populations si profondément attachées au sol ingrat des montagnes, privées tout à coup des ressources indispensables du pacage sur les propriétés communales, se trouveraient condamnées à une émigration en masse. M. Chevandier de Valdrôme cédait à cette préoccupation lorsque, dans son remarquable rapport sur la loi du 28 juillet 1860, il s'écriait : « Que tout reboiser serait chose impossible à cause de la dépense qui en résulterait pour l'Etat ; chose inutile, puisqu'on peut remédier au mal par d'autres moyens; chose fâcheuse, puisqu'on remplacerait la richesse des pâturages par des bois sans valeur. Au lieu d'agrandir le cercle des périmètres de reboisement, il faut le restreindre. » Ce n'est qu'à cette condition que l'Etat pourra ajouter aux dépenses nécessitées par l'exécution des travaux celles qu'entraînera l'acquisition des terrains. Les populations pastorales, reconnaissantes de ce qu'on leur rendra les moyens de vivre, désarmeront. Au lieu de cette résistance, poussée souvent jusqu'à la révolte, elles offriront à l'administration un concours sans lequel son œuvre sera constamment compromise.

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Où doit done commencer l'expropriation et jusqu'où doit-elle s'étendre ? Il est sans doute fort difficile de préciser ces deux points extrêmes. La、 commission d'enquête pourra seule, dans chaque espèce, répondre à cette double question. Le devoir du législateur doit se borner à tracer les règles qui guideront la commission dans ses appréciations, et, sous ce rapport, le projet de loi ne permet aucun écart. L'urgence et le danger public sont les deux caractères auxquels la loi attache la nécessité du reboisement. — Les travaux de restauration seront entrepris partout où le sol, profondément attaqué, déchiré, dégradé, sera menacé d'une ruine immédiate ou d'un éboulement certain; ils seront restreints aux parties les plus abruptes, où le bois seul peut venir et que le bois seul peut défendre. L'expropriation ne dépassera pas les limites du torrent, et ce champ d'opération sera malheureusement encore assez vaste pour qu'on ne songe pas à l'agrandir. Elle s'étendra à tout ce qui, dans le torrent, constitue la plaie et les lèvres des parties atteintes.— Avec cette restriction, le reboisement, considéré comme une mesure extrême, comme un remède héroïque, suffira-t-il pour conjurer l'immensité du mal?

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A côté du torrent dont le reboisement pourra amener l'extinction, n'y a-t-il pas des terrains qui commencent à être soulevés, affouillés et bientôt ravinés? Si rien ne vient les consolider, et si on les laisse à la merci des troupeaux, n'est-il pas à craindre qu'ils ne donnent bientôt naissance à un nouveau torrent? Les efforts et les sacrifices de tous n'auront eu d'autre résultat que de déplacer le mal. Ce côté de la question constitue une lacune dans le projet de loi présenté par le gouvernement; il prête le flanc à la critique et se trouve compris dans la seconde question que s'est posée votre commission.

DEUXIÈME QUESTION.

COMPLÉMENT DES MESURES PROPOSÉES. MISE EN DÉFENS. RÉGLEMENTATION

DES PATURAGES.

En remontant aux causes qui président à la formation des torrents, nous avons placé l'abus de la dépaissance sur la même ligne que le déboisement. Cette opinion, partagée par les hommes les plus compétents et les plus autorisés, se trouve exprimée à chaque page de l'ouvrage de M. Surrel sur les torrents des Hautes-Alpes. Des observateurs éclairés et consciencieux n'hésitent même pas à attribuer principalement la cause de nos désastres à l'excès de la dépaissance. L'un d'eux en établit la preuve d'une manière frappante: «Les inondations, dit-il, sont attribuées presque en totalité au déboisement; c'est une grande erreur, car il n'a joué qu'un rôle très secondaire. Le déboisement a commencé en 1793, et la hache révolutionnaire a parcouru presque toutes les forêts; les pluies diluviennes et nos désastres devaient dater de cette époque, car le sol était presque dénudé partout où il y avait eu du bois. Dans toutes les vallées des Alpes on ne peut citer de grandes inondations avant 1840, il n'y a eu que quelques trombes d'eau. »

Après avoir rappelé le fait isolé du débordement du Drac en 1816, et constaté la réapparition de la végétation sous le premier empire, sur tous les points où la hache et le feu avaient passé, il ajoute: « Je crois pouvoir affirmer que les forêts, en 1840, étaient dans un état aussi prospère qu'avant 1792. Pendant cette période de quarante-huit ans, on n'a pas enregistré de ces pluies qui ont ravagé des contrées d'une certaine étendue, le calme régnait presque partout, à l'exception de quelques trombes accidentelles. Les désastres ont commencé en 1840, et tous les ans des inondations ont ravagé des provinces en Europe lorsque le reboisement était presque arrivé à son maximum de croissance. La cause des inondations dans les contrées qui nous occupent ne peut donc pas être attribuée au déboisement seul. >>

Quel est le pâturage, dans les meilleures conditions, qui, attaqué en tout temps par un troupeau dont on n'aura pas d'avance réglé le nombre, résistera à sa voracité et à son piétinement? Le mouton avec sa dent courte tond le gazon très ras, et, en l'attaquant jusqu'au collet, le déracine plutôt qu'il ne le broute ou ne le coupe, pendant que son pied aigu pénètre dans le sol, le pétrit et y produit des entailles. Quand le troupeau se retire, que le gazon est détruit, et que les herbes ont été partout rongées, on pourrait voir courir

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la pluie la plus légère sur toute la surface du pâturage sillonné en tout sens par le continuel passage des bestiaux. Les érosions faites par le piétinement du bétail s'agrandissent et forment de petites rigoles qui, en temps d'orage, permettent aux eaux de se précipiter et d'entraîner avec elles les terres déjà soulevées et que rien ne saurait retenir.

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La destruction est plus rapide et plus certaine encore dans les Alpes, quand le pâturage est assailli par les troupeaux transhumants. Attirés par la fraîcheur des montagnes, ils quittent en masse les plaines desséchées de la Crau et de la Camargue, arrivent affamés dans les Alpes, se jettent sur toute espèce de végétation, dévastent les forêts, ruinent les pâturages et ravagent le pays comme pourrait le faire une nuée de sauterelles. Obligés, pour assouvir leur faim dans les plaines caillouteuses du Midi, de remuer les pierres du museau et des pattes, ils continuent cette espèce d'affouillement sur la montagne, et détachent facilement un sol léger à peine fixé sur des pentes rapides. Tous ceux qui ont étudié de près les mœurs de la race émigrante des moutons de Provence, sont d'accord pour reconnaître que leur pâturage sur les montagnes des Alpes est une des causes les plus actives de la destruction de leur sol. Aussi, un préfet des Basses-Alpes a pu, dans un rapport au conseil général, comparer ces invasions annuelles à une véritable plaie d'Egypte, qui ne laisse que le désert derrière elle. Les populations des montagnes ne se font point illusion sur le danger de la dépaissance excessive et de l'admission des troupeaux transhumants sur les pâturages, mais malheureusement elles sacrifient tout à l'intérêt du moment. Les communes qui possèdent les trois quarts des terrains en montagne se préoccupent-elles de la conservation de leurs pâturages? Se considèrent-elles comme de simples usufruitières tenues de garder pour les générations à venir le domaine utile de leur patrimoine? Non, plus avides de jouir et plus imprévoyantes, les communes sont malheureusement plus portées que les particuliers à abuser de leurs propriétés. Si elles afferment leurs pâturages, peu leur importe le nombre de tètes de bétail à y introduire et les conditions à imposer au preneur, pourvu que le prix soit élevé et leur procure les ressources dont elles ont actuellement besoin. Si, au contraire, elles les livrent au parcours de leurs propres troupeaux, les habitants n'ont d'autre souci que d'en retirer tout le profit qu'ils peuvent; c'est à qui abusera le plus.

Le mal est tout entier dans l'abus de la dépaissance; chacun le voit et chacun plaçant le doigt sur la plaie peut en mesurer l'étendue. Ce mal est d'autant plus intense que la progression ascendante de la consommation est un stimulant pour le producteur. D'un autre côté, les pâturages sont d'autant plus vite appauvris et ruinés que, restreints par les périmètres de reboisement, ils présentent une surface moins étendue que par le passé à une jouissance sans frein et sans contrôle. Les mesures à prendre pour enrayer le mal et parvenir, dans un avenir prochain, à la régénération des pâturages, sont bien simples et se trouvent indiquées par la nature même des choses. Il suffit de condamner à un repos temporaire les pâturages qui commencent à se dégarnir, et de n'y introduire que le nombre de têtes qu'ils peuvent nourrir, et donner autant que possible la préférence aux bestiaux qui font le

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