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tiers chargés de conserver et de transmettre aux générations à venir le do maine utile de leur patrimoine? Non ! Le présent, pour elles, est la seule chose; l'avenir n'existe pas. Si elles louent leurs communaux, si elles les amodient, c'est pour en retirer le prix le plus élevé sans se préoccuper des conditions à imposer aux preneurs. Si elles livrent les communaux au parcours des habitants, c'est alors à qui en abusera le plus. L'abus de la dépaissance, messieurs, provient du nombre des troupeaux, qui dépasse presque toujours la possibilité des pâturages, et de la funeste habitude de conduire les troupeaux de trop bonne heure, avant que le sol détrempé par les neiges et les pluies ait été raffermi. Il est une troisième cause de dégradation qui s'applique plus particulièrement à la contrée des Alpes, et dont je dois dire un mot au Sénat: elle résulte de la nature même des troupeaux admis sur les pâturages de la montagne. Tous les ans, au commencement de l'été, des milliers de moutons on les compte par centaines de mille quittent les plaines brûlantes, desséchées, de la Crau et de la Camargue, dans le département des Bouches-du-Rhône, pour venir chercher dans les Alpes la nourriture qui leur manque, la fraîcheur dont ils ont besoin. Il a été fait de ces marches en masse, par des milliers de moutons, une charmante description par Mistral, notre poète provençal, dans son beau poème de Mireille : c'est une armée en désordre, elle obstrue les routes, pille les propriétés, et est partout l'objet de réclamations. Arrivés sur la montagne, ranimés par la fraîcheur, ces troupeaux se jettent comme une nuée de sauterelles sur tous les végétaux, dévastent les pâturages, les forêts, et amènent la ruine partout. Un préfet du département des Basses-Alpes, dans un rapport au conseil général, comparait ces invasions annuelles à une des plaies de l'Egypte qui ne laissent derrière elles que le désert. Ces animaux, dans les plaines caillouteuses du Midi, pour assouvir leur faim et se procurer une maigre pâture, ont contracté l'habitude de remuer le sol de leur museau et de leurs pattes; ils continuent sur la montagne cette espèce d'affouillement et détachent ainsi un sol à peine fixé sur les pentes.

Mais à ce mal dont nous vous faisons connaître les causes d'une manière si claire, peut-on appliquer des remèdes ? Oui, la nature a placé le remède à côté du mal. Les causes mêmes de détresse que j'ai l'honneur d'exposer indiquent comment il serait possible d'y mettre un terme et de les conjurer pour l'avenir puisque le déboisement des montagnes dispose la terre à s'écrouler, il faut planter pour la retenir; puisque les troupeaux admis sans mesure dans les pâturages dégradent le sol, empêchent le reboisement et le gazonnement, il faut réglementer les troupeaux; enfin puisque sur les pentes le défrichement des bois favorise les éboulements, il faut, dans une mesure compatible avec le droit de propriété, apporter certaines limites, certaines restrictions à la culture des bois des particuliers. En un mot, il faut rendre à la montage la cuirasse qui la protégeait et surtout prévenir sa destruction partout où elle existe encore : l'herbe, le bois se chargent de cette tàche. Sur les pentes douces, contre des obstacles ordinaires, l'herbe suffit pour empê cher le ravinement et même le réparer quand il n'est pas trop avancé; mais quand le sol est profondément attaqué, déchiré, dégradé et menacé d'une

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ruine immédiate, contre la force de dénudation qui devient le torrent sous l'action des eaux, il faut la forêt.

Le grand répartiteur du sol, sous le régime interne des eaux, c'est le gazon, et le grand répartiteur du ciel et de l'atmosphère, c'est la forêt. La pelouse et la forêt servent d'écran, de réservoir et de drain. Au point de vue économique, le problème se pose sur des données bien certaines; mais les difficultés se pressent devant le législateur qui seul est chargé de donner la solution. Permettez-moi de vous rappeler en courant ce qui a été fait jusqu'à présent par lui. La pensée de recréer en masse les forêts n'a été inspirée que par la nécessité de réparer les désastres causés par l'imprévoyance de l'homme

Aussi nous n'en trouvons aucune trace sous l'ancien régime. C'est à peine si quelques prescriptions de la grande ordonnance de Colbert ou du projet de réformes de Turgot se rapportent à cet ordre d'idées.

Le premier élément de législation que nous rencontrons est le décret-loi du 9 floréal an XI, qui défend le défrichement pendant vingt-cinq ans. Il a été le résultat, comme réaction, des désordres qui avaient été autorisés par la loi de 1791 dont j'ai eu l'honneur de vous parler. L'émancipation avait été imprudente, et ceux mêmes qui avaient tant applaudi à la promulgation de la loi furent les premiers à réclamer la prohibition du défrichement sur les pentes comme une servitude nécessaire et tutélaire. Depuis 1791 jusqu'en 1859, la prohibition n'a été que temporaire ; elle fut renouvelée en 1827, en 1845, en 1848, en 1855, et enfin ce n'est qu'en 1859 qu'elle a été établie d'une manière définitive. Il s'était formé deux camps : les partisans de la liberté absolue et ceux qui croyaient qu'on devait apporter quelques entraves au droit de propriété. Les premiers soutenaient que le respect de la propriété, les droits qui en dérivent, les principes généraux qui la consacrent, semblaient devoir attribuer aux propriétaires de bois le droit d'en disposer comme d'un autre immeuble. Mais on répondait que, quelle que soit l'étendue de ce droit, il doit avoir pour limite et pour restriction les inconvénients qui peuvent en résulter pour l'intérêt général.

Aussi la loi a fait sagement quand elle

a voulu substituer son intelligence et sa volonté à l'aveuglement et à l'insouciance du plus grand nombre. Elle a voulu mettre un frein à la cupidité qui déboise, comme on défend à un imprudent d'incendier sa maison pour préserver celle du voisin.

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En 1827, lors de la discussion du Code forestier, nous retrouvons en germe tout ce qui a été dit, tout ce qui a été fait depuis lors sur le reboisement; mais, à cette époque, le mal n'était pas suffisamment accusé et puis, il faut bien le dire, on n'avait pas encore trouvé le moyen de discipliner la propriété comme aujourd'hui, et de la rappeler au respect de sa destination providentielle et imprescriptible: l'utilité publique. Aussi les Chambres se contentèrent-elles de prohiber le défrichement pendant vingt-cinq ans encore, et de donner certains encouragements pour les semis et les plantations. Nous arrivons ainsi en 1840. Les crues considérables, à cette époque, du Rhône et de la Saône causèrent une émotion profonde dans l'opinion publique. M. Legrand, directeur général des forêts, fut le premier à pousser le cri d'alarme. L'attention publique éveillée, on réclama de toutes parts l'in

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tervention des grands pouvoirs de l'Etat pour mettre un terme au fléau qui désolait le pays. En 1845 des études furent faites par une commission nommée sous la présidence de M. de Gasparin. En 1847 M. le ministre des finances présenta aux Chambres un projet de loi divisé en deux parties. Dans l'une on comprenait les départements et les terrains qui devaient être soumis à un régime exceptionnel; dans l'autre on classait les terrains qui devaient être soumis à des cultures spéciales et expropriés après une mise en demeure au propriétaire. Le législateur recula devant cette vaste mainmise sur le patrimoine des communes. De nouvelles études prescrites furent arrêtées par la Révolution de 1848. Elles furent reprises après de nouveaux désastres survenus en 1856; elles aboutirent aux lois du 28 juillet 1860 et du 8 juin 1864 : l'une sur le reboisement et l'autre sur le gazonnement.

Avant de vous indiquer les côtés par trop défectueux de ces deux lois, qu'il me soit permis de les saluer au passage. Je les salue, parce qu'elles constituent le premier effort tenté sérieusement par le législateur dans une voie de réformes qui s'imposait à ses méditations depuis le commencement du siècle. Je les salue, parce que nous leur devons l'organisation d'un service spécial pour le reboisement dont le fonctionnement a répondu aux espérances que faisaient concevoir le zèle et l'intelligence du corps forestier.

Le reboisement a fait ses preuves après des tâtonnements et des essais. L'administration s'est mise en possession de méthodes et de procédés qui permettent d'affirmer que tous les terrains, quand le sol a été atterri et consolidé, sont susceptibles de reboisement et de gazonnement pourvu que la terre végétale ne manque pas absolument ou que les terrains ne soient pas situés à une hauteur où les éléments indispensables à la végétation font entièrement défaut. Le dépot du bilan de ces deux lois nous impose l'obligation de constituer leur actif. Il se compose de l'extinction de quelques torrents des plus redoutables, de la transformation du régime d'autres torrents réduits à l'impuissance. Il comprend la protection assurée aux cultures, aux voies de communication, aux canaux d'irrigation, aux endiguements, et la sécurité dont jouissent des centres d'habitation, des hameaux et des villages entiers. Malgré ces résultats considérables que je me plais à constater, ces deux lois n'en sont pas moins imparfaites et insuffisantes. Aussi le législateur, qui en comprenait toute la difficulté, avait-il dit d'avance que ce n'était là qu'une loi d'essai, une loi purement temporaire. - L'une, celle du 28 juillet 1860, règle le reboisement facultatif avec des subventions de l'Etat, et obligatoire avec le droit d'expropriation entre les mains de l'administration contre les particuliers et le droit, plus considérable encore, contre les communes de la prise de possession d'office des terrains sur lesquels des travaux doivent être exécutés. · L'autre, la loi du 8 juin 1864 sur le gazonnement, a été édictée pour essayer de venir en aide au reboisement par un moyen moins coûteux, plus facile, et tout aussi efficace, surtout pour rassurer les populations sur le sort de leurs pâturages. Eh bien, ces deux lois portent dans leur sein un vice irrémédiable; elles violent, au préjudice des pauvres communes, un des éléments les plus essentiels de notre droit public, un des principes les plus protecteurs du droit de propriété. En effet, sur un simple décret déclarant

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l'utilité publique, l'État pouvait s'emparer des propriétés des communes sans indemnités; car l'indemnité facultative accordée par la loi de 1864, pour privation de jouissance à titre de secours, donnée aux unes, refusée aux autres, était vraiment dérisoire.

Il est juste de reconnaître que le législateur, à cette époque, s'était laissé entraîner par un sentiment de bienveillance; il craignait d'aller trop loin, de déplacer trop vite des intérêts et des habitudes qui lui paraissaient respectables; il était animé d'un sentiment de respect pour la propriété ; mais, disons le mot, c'était un sentiment de faux respect. Pour épargner aux communes ce que le législateur appelait les rigueurs de l'expropriation, il avait, malgré les meilleures intentions, donné à la loi les allures d'une véritable confiscation. En effet, d'après les lois de 1860 et de 1864, les communes ont l'option, pour se faire réintégrer dans leur propriété, ou de rembourser à l'Etat le montant des dépenses qui ont été faites par lui en principal et intérêts, en y comprenant même les dépenses faites pour l'entretien, ou bien d'abandonner la moitié de cette propriété s'il s'agit de reboisement, le quart s'il s'agit de regazonnement. · Or, comme les communes sont très pauvres et dans l'impossibilité de rembourser à l'Etat le montant des dépenses faites par lui, et qui très souvent dépassent de beaucoup la valeur qui peut avoir été donnée à la propriété, c'est toujours l'abandon qui s'impose à la commune, c'est-à-dire un dépouillement que rien ne justifie. Et si de ce chef les intérêts de la commune sont compromis, ceux de l'Etat ne sont pas mieux sauvegardés. Quand les périmètres sont reboisés, les travaux terminés, le lotissement accompli, l'Etat entre en possession de sa moitié. De ce côté, il n'y a pas de désastre à redouter. La forêt sera parfaitement aménagée, exploitée selon les règles. S'il survient un accident, on y pare. Mais l'autre moitié, que devient-elle ? elle sera communale. Qui donc la défendra contre la dent du troupeau, contre la hache du bûcheron? Que deviendront les travaux de conservation et de consolidation édifiés avec tant de peine par l'Etat? Abandonnés aux atteintes du temps, l'œuvre de destruction recommencera, il y a lieu de craindre de voir les plaies de la montagne, à peine cicatrisée, se rouvrir, et la montagne mise à nu et déchirée de nouveau. Le mal que l'on voulait extirper jusque dans sa racine renaîtra immédiatement. Il y a donc

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un très grand intérêt, pour l'Etat comme pour la commune, à reviser les lois actuelles; depuis plusieurs années, les communes n'ont cessé d'élever d'éner- giques protestations contre une loi qui compromet aussi gravement leurs intérêts.

Un de nos honorables collègues de l'Assemblée nationale, aujourd'hui membre de la Chambre des députés, s'est fait l'organe officiel de ces protestations. C'est au talent, au dévouement, à la persévérance déployée par l'honorable M. Chevandier, député de la Drôme, que les communes doivent la réparation que leur accorde le nouveau projet de loi le retour au droit commun, et le seul moyen pour faire cesser toutes les anomalies et rappeler les parties au respect des principes de notre droit public. Le patrimoine des communes n'est-il pas protégé comme toute propriété par le principe proclamé depuis 1789 dans toutes nos constitutions, et en ces termes, dans

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l'article 545 du Code civil: « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, moyennant une juste et préalable indemnité. » L'expropriation est admise pour les particuliers; pourquoi la refuser aux communes? les travaux faits sur leurs propriétés n'ont-ils pas le même caractère d'utilité publique? Que doivent-ils protéger, ces travaux ? Ils sont destinés à éteindre le torrent, à prévenir les inondations. Ils défendent les cultures, les endiguements, les canaux d'irrigation et arrachent à une ruine immédiate, à une catastrophe inévitable, les habitations, les hameaux et les villages; ils procurent la sécurité publique. Peut-il y en avoir de plus urgents et de plus caractérisés? C'est dans ce sens que fut rédigé le projet de loi de 1876 voté le 22 février 1877 par la Chambre des députés. Mais faut-il s'en tenir à ce retour au droit commun ? L'administration, en considérant à cette époque l'expropriation comme une arme nécessaire, mais suffisante, demandait à la fois et trop et pas assez. C'est trop demander sans doute, si l'on veut, en effet, reboiser et regazonner toutes les surfaces de la montagne empreintes d'une dégradation quelconque. Nous retombons dans l'écueil du projet de loi de 1845. Pour l'Etat, c'est une dépense excessive et qu'on ne doit pas lui imposer. Pour les communes, c'est la ruine de leur industrie pastorale. C'est priver les habitants d'une manière absolue du pâturage, c'est vouloir les refouler et les pousser ́en masse à l'émigration dans les villes. Mais ce n'est certes pas assez, si on veut restreindre le reboisement et le regazonnement aux parties les plus attaquées, à celles qui sont les plus abruptes, c'est-à-dire à celles où le bois seul peut venir et que le bois seul peut défendre. Que deviendront les autres parties du périmètre? Qui les protégera? Les terrains nouveaux, soulevés, affouillés, donneront naissance à de nouveaux torrents. Le mal ne sera que déplacé et nous retrouvons tous les dangers des lois de 1860 et de 1864. La commission du Sénat et après elle la grande commission nommée par M. le ministre des travaux publics pour l'aménagement et l'utilisation des eaux, ainsi que le gouvernement, se rendant un compte exact de cette situation, ont cherché le salut dans un système complet de restauration et de conservation des terrains en montagne. Il est bien sans doute de réparer le mal et de rendre à la montagne la cuirasse qui la protégeait, mais il est mieux encore de le prévenir en conservant précieusement la végétation partout où elle existe. Ne suffit-il pas du plus vulgaire bon sens pour comprendre que quand un édifice est en ruine, si l'on veut rebâtir des parties qui sont tombées, il faut commencer par consolider celles qui sont encore debout. Avant de songer à reboiser et à regazonner les parties dénudées de la montagne, on doit s'occuper de prévenir la dégradation de celles qui sont encore boisées ou gazonnées. La loi qui règle l'usage des eaux, des bois et des mines n'a-t-elle pas le droit de régler aussi l'usage de ces steppes de montagnes qui exercent une influence si grande sur l'existence des vallées ?

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La commission et le gouvernement ont pensé qu'il fallait à côté du reboisement et du gazonnement, qui sont des mesures de restauration, placer des mesures de conservation. Celles qui ont été adoptées sont la mise en dé

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