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fens et la réglementation des pâturages. La mise en défens n'est qu'une simple mesure d'interdiction, c'est le repos commandé, le régime hygiénique pour les pâturages déjà dégarnis. Ne troublez pas l'effort de la nature, n'entravez pas son œuvre; elle se chargera de les reconstituer, elle a des secrets infaillibles qui dispensent de recourir à des moyens qui coûtent fort cher et ne sont pas toujours couronnés d'un plein succès. Permettez-moi d'appeler sur ce point le témoignage d'un homme dont le nom fait autorité en cette matière.

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Les quelques lignes que je veux vous lire ont été puisées dans un livre qui est intitulé: Etude sur les torrents des Hautes-Alpes. L'auteur est M. Surrel; il a été dit de lui, si je ne me trompe, à la Chambre des députés, que ce livre avait été écrit par un savant avec un cœur de patriote et d'ami de l'humanité et, en outre, avec tout le charme d'une œuvre littéraire. « Le mal que causent les troupeaux est devenu partout si manifeste, que beaucoup de communes, pour sauver leurs montagnes, ont pris le parti de les mettre à la réserve. Cette mesure consiste à les interdire aux troupeaux en même temps qu'à la charrue, sans les soumettre toutefois au régime forestier; on les abandonne à elles-mêmes. Telle est la bonté naturelle de ces terrains, que la végétation reparaît à leur surface dès que les moutons cessent de la fouler; et cette mesure si simple a suffi partout pour réparer de longs abus. Sur les talus les plus arides et les plus mobiles, où le sol s'écoulait aux moindres pluies, on a vu sortir, comme par enchantement, des touffes d'épines-vinettes, de buis, de genévriers, de lavandes aromatiques ; et toutes ces plantes buissonneuses et vivaces, projetant dans tous les sens leurs racines et entrelaçant leurs tiges, ont bientôt consolidé le terrain sous une bourre tenace. >>

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Cette mesure, messieurs, doit avoir deux caractères. Elle est temporaire pour que les pâturages une fois reconstitués puissent être rendus aux propriétaires. En outre, elle donne ouverture à un droit d'indemnité, parce qu'il est souverainement équitable et juste que celui qui est dépouillé, ne serait-ce que momentanément, puisse être indemnisé à raison de la privation dont il est frappé. La mise en défens n'a rien de contraire aux principes de notre droit public, c'est une simple restriction au droit de propriété et pour exprimer d'un mot toute ma pensée sur ce point, je dirai que la mise en défens joue dans notre loi le rôle que joue l'occupation temporaire en matière de travaux publics. L'assimilation est complète, l'une et l'autre doivent être soumises et obéir à des règles identiques. La réglementation des pâtures est la grande innovation du projet ; cette mesure a trouvé des incrédules, des adversaires. De tout temps elle a été réclamée comme une nécessité pour mettre un frein à l'abus de la dépaissance. Tous ceux qui se sont occupés de cette question, les agronomes, les économistes, les ingénieurs, les forestiers, les plus consciencieux et les plus intelligents, partagent cette opinion. M. Surrel, dont je vous ai lu tout à l'heure quelques lignes de son étude sur les torrents des Hautes-Alpes, proclame cette nécessité à chaque ligne.

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Dans un mémoire que j'ai pu retrouver à la bibliothèque publique de la

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que j'habite, un préfet des premières années de la restauration, M. Dugied, dans ses études sur le reboisement des Basses-Alpes, déclare aussi qu'on n'aura rien fait tant qu'on n'aura pas réglementé les pâturages et empêché la cupidité des communes de dégrader entièrement le sol des montagnes par une dépaissance excessive. Le législateur de 1860 signale aussi cet abus comme une des causes les plus perturbatrices; mais il ne propose aucune mesure, soit qu'il ait reculé devant de sérieuses difficultés d'application, soit qu'il ait voulu échapper à l'impopularité qui s'attachera peut-être à son adoption.

Un forestier très connu, ancien professeur, et aujourd'hui, je crois, directeur de l'école de Nancy, chargé par le gouvernement de parcourir les Alpes pour faire connaître ses impressions sur les travaux de reboisement et de regazonnement, frappé des désordres produits par la dépaissance, a cru devoir incidemment exprimer son opinion sur cette grave question. Permettezmoi de vous lire les quelques mots qui la formulaient : « Il faudrait, en un mot, que ce qui est pour les forêts fût aussi pour les pâturages, et cela par des raisons complètement identiques; ils devraient être soumis au même régime. Je sais tout ce qu'aurait de grave une mesure législative de cette nature, les oppositions qu'elle susciterait de la part des populations aveuglées sur leurs intérêts réels, et je ne me dissimule pas que le temps où elle pourra être proposée et acceptée est sans doute encore éloigné de nous. Cependant, à mes yeux, la restauration vraie, durable des Alpes est à ce prix; j'en ai la plus profonde conviction, et bien que j'eusse pu ne pas aborder ce sujet, j'ai considéré comme un devoir de conscience de ne point le laisser dans l'ombre, dussé-je encourir le reproche d'inopportunité, tant il me paraît dominer toute la question. >>

Le législateur de 1876, dans le projet du gouvernement, voté par la Chambre des députés en 1877, considéré la réglementation comme le complément nécessaire d'une loi protectrice des montagnes, mais il en fait une question d'opportunité, il attend que l'opinion publique vienne d'elle-même indiquer l'heure à laquelle devra être appliquée cette salutaire réforme. Votre commission, je le dis à son honneur, a pensé la première qu'on ne pouvait pas laisser à une des causes bien constatées du mal dont nous souffrons le moyen de le perpétuer. Elle croit qu'il n'est que temps de réglementer les pâturages. Le gouvernement, nous sommes heureux de le constater, considère aujourd'hui, comme nous, cette mesure comme urgente, indispensable. En quoi cette mesure serait-elle en opposition avec les principes et les intérêts des populations? Les principes peuvent-ils être atteints? Il faut distinguer entre les particuliers et les communes. Aux particuliers, nous laissons la liberté de faire de leurs pâturages ce que bon leur semblera. Quant aux communes, n'est-ce pas une question de gestion communale? or, les communes sont obligées, dans leur gestion, de vivre sous le contrôle de l'autorité. Nous avons laissé l'initiative aux conseils municipaux, c'est-à-dire que nous nous sommes conformés à la loi de 1837, à laquelle il faut recourir toutes les fois qu'on touche à une question d'administration municipale. Or, cette loi déclare que les communes ont le droit de

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régler et de répartir les pâturages et les fruits communaux. Et en quoi pourrait-elle être contraire aux intérêts des populations? La réglementation n'est ni la suppression ni la privation d'un droit; elle constitue une mesure de conservation. C'est le seul moyen de faire revivre et de régénérer les pâturages.

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Si je me demande maintenant dans quelles conditions vont fonctionner ces mesures de conservation et de restauration, je me heurte tout de suite au désaccord qui s'est produit entre le gouvernement et la commission. Le désaccord n'est pas dans les principes. Le gouvernement demande l'abrogation des lois de 1860 et de 1864; c'est notre objectif. Le gouvernement veut ériger un système complet de conservation et de restauration des montagnes; nous l'avons demandé avant lui. Le gouvernement veut que la restauration puisse être faite au moyen du reboisement soit facultatif, soit obligatoire, nous le voulons comme lui et nous demandons avec lui la conservation des terrains en montagne, la mise en défens et la réglementation des pâturages. Où commence donc notre désaccord? Je n'ai pas l'intention d'entrer dans les détails. Ce dissentiment sera l'objet d'un débat particulier lorsque viendra la discussion des articles. Mais je tiens, pour ne plus y revenir, à indiquer d'un mot la cause de ce dissentiment profond dans l'application des mesures proposées.

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Le projet de loi qui vous est présenté est l'œuvre de l'administration forestière. Il a été substitué par elle au projet qui avait été élaboré par une grande commission nommée par M. le ministré des travaux publics. Ce projet se ressent de son origine, de la situation et des préoccupations de ceux qui en sont les auteurs. Tout le monde sait, messieurs, que l'administration est amoureuse de l'art qu'elle a créé, qui lui fait d'ailleurs le plus grand honneur; tout le monde sait que l'administration a des trésors de tendresse paternelle pour le reboisement. Eh bien, l'intérêt forestier tient non pas toute la place, mais trop de place dans le projet de loi en délibération pour qu'il puisse gagner à lui les populations pastorales. (Très bien! à gauche.)

Votre commission, au contraire, tout en demandant dans son projet, aux populations, les sacrifices que l'intérêt général exige, sait tenir plus de compte de l'intérêt pastoral, elle est convaincue que cette grande entreprise, que cette œuvre de régénération et de solidarité nationales... (Interruptions à gauche.) oui, messieurs, de solidarité nationale, que cette œuvre, dis-je, ne peut aboutir qu'à la condition d'avoir le concours des populations. Aussi s'estelle efforcée tout en demandant, je le répète, des sacrifices, d'écarter tout ce qui sent le régime exceptionnel et les rigueurs inutiles, afin de les désarmer et d'en faire pour l'administration des auxiliaires utiles et dévoués.

Lorsqu'il s'est agi de faire exécuter la loi du 28 juillet 1860, M. Vicaire, alors directeur général des forêts, disait à ses agents : « Pour que le projet sur le reboisement des montagnes puisse réussir, il faut absolument lui faire une popularité. » Cette popularité n'est pas venue, et, comme l'avait dit M. Vicaire, le succès de la loi a été incomplet .A qui en faut-il faire remonter la responsabilité? Est-ce au législateur, est-ce aux agents chargés de l'exécution du projet? Je n'ai pas à le rechercher; peu m'importe. Mais au

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jourd'hui que nous voulons remplacer une loi d'essai, une loi temporaire, par une loi définitive, par une loi complète, nous devons profiter de l'expérience acquise. Le législateur, l'administration ont le devoir strict, rigoureux de faire autrement et de faire mieux. Eh bien, ce concours des populations que vous demandez, vous l'aurez si le législateur consent à appliquer les mesures dont je vous ai parlé tout à l'heure, dans le sens raisonnable que votre commission propose.

Sur ce point, qu'il me soit permis de dire que la commission a toujours été unanime; elle s'est renouvelée bien des fois, tantôt par suite des élections, tantôt par suite d'événements douloureux, le décès de plusieurs de nos collègues, eh bien, toutes les fois qu'elle s'est reconstituée, à quelque opinion qu'appartinssent les membres nouvellement élus, elle a toujours unanimement partagé l'opinion que je viens d'exprimer.- Si vous voulez le concours des populations, il faut que l'administration des forêts, tout en déployant la fermeté qui la distingue et à laquelle je me plais à rendre un éclatant hommage, se montre envers les populations juste, bienveillante et paternelle; il faut qu'elle saisisse toutes les occasions qui lui seront offertes pour procurer aux populations, sans compromettre les graves intérêts dont elle a la garde, les ressources du paturage, qui sont pour elles les ressources même de la vie. (Très bien ! très bien !) Ce concours que vous réclamez, les populations le donneront, parce qu'elles savent que le gouvernement, dans sa justice, dans sa sollicitude pour elles, ne peut pas demander sans compensation à la montagne les sacrifices qui doivent assurer le salut de la plaine et ne voudra pas les laisser à la merci des torrents qui déchirent et se disputent leurs territoires.

Quand les mesures que nous vous proposons d'édicter auront reçu leur pleine exécution, l'œuvre de désorganisation à laquelle nous assistons sera enrayée. Le sol consolidé reprendra son tapis végétal feutré et spongieux. Les eaux ralenties dans leur vitesse, diminuées dans leur volume, brisées, divisées, entièrement déchargées, arriveront sans caractère offensif au pied de la montagne. C'est là que les ingénieurs rivalisant d'intelligence et de zèle avec les agents de l'administration forestière, les recueilleront pour les livrer à l'agriculture et en assurer le libre écoulement, à l'aide d'un plan méthodique et de travaux d'ensemble entrepris par l'Etat pour remplacer ces ouvrages décousus et éparpillés sur le bord des torrents et des rivières torrentielles. Est-ce à dire que l'œuvre combinée de ces deux grandes administrations fera cesser pour toujours le fléau des inondations? Non, messieurs, la prescience humaine sent son impuissance devant une solution aussi absolue. Qui pourrait supprimer ou régler la pluie, supprimer ou régler les phénomènes météorologiques qui la font naître? Non, tant qu'il tombera du ciel assez d'eau pour inonder, elle inondera, ici, là ou ailleurs; elle inondera, c'est certain, mais il est permis d'affirmer que les sacrifices et les efforts de tous en atténueront singulièrement les effets et que nous ne serons plus -condamnés au spectacle navrant des désastres qui ont désolé la France à diverses époques de notre siècle. (Très bien ! très bien ! et applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

M. PARENT. Messieurs, j'ai fait partie de la commission qui, à la Chambre des députés, redigea la loi adoptée le 1er mars 1877, dont vous entretenait l'honorable M. Michel. Ce n'est pas à ce titre toutefois que je monte à cette tribune. Je veux, comme représentant d'un département montagneux qui est dans une situation toute spéciale, exprimer ma pensée sur la matière en discussion et sur les projets qui vous sont soumis. L'honorable M, Michel vous a parfaitement indiqué quelle était dans nos trois grands massifs de montagnes, les Pyrénées, les Cévennes et les Alpes, la position particulière de la région alpestre; elle est telle qu'il y a urgence d'apporter remède, c'est sur elle que doit se concentrer avant tout l'action du gouvernement; M. Michel vous l'a démontré avec une grande vigueur et d'une façon si complête, que je ne saurais y ajouter. Eh bien, dans cette région si maltraitée des Alpes, le département de la Savoie, que j'ai l'honneur de représenter, est assurément de tous celui dont la position, l'état commandent la plus pressante intervention. Oui, les choses y sont arrivées à ce point que, dans les communes élevées, le territoire tend à disparaître, l'existence même de certains groupes d'habitations est menacée; le chef-lieu du département luimême n'a pas été épargné et se trouve sous le coup de menaces. Les montagnes ont subi des érosions si considérables, que je me demande s'il n'est pas trop tard pour entreprendre des travaux de restauration ! Pour nous, dans cette situation pénible, le meilleur des deux projets est celui qui atteindra plus rapidement et plus directement le but que nous nous proposons, et à ce titre surtout le projet du gouvernement me semble le projet que nous devons adopter. Quelques mots à ce sujet, mais auparavant laissez-moi compléter les renseignements que j'ai le devoir de donner à cette tribune. Il a été parlé de reboisement et de gazonnement, c'est là une question vitale; le régime pastoral dans les deux Savoies n'est pas seulement une question de richesse, il est, dans beaucoup de localités montagneuses, indispensable à l'existence des populations; le supprimer ou le restreindre, c'est les condamner à l'émigration. La raison en est bien simple: le sol arable est peu étendu, et, dans beaucoup de communes élevées, les terres ne peuvent être cultivées et ensemencées que tous les deux ans; il est déjà trop tard pour semer lorsque la récolte arrive à maturité. Dans ces conditions, l'alpage, l'étendue et la jouissance des pâturages de la montagne tiennent donc une place essentielle, la plus importante, dans les ressources indispensables aux populations. A ce point de vue, je suis donc complètement avec l'honorable M. Michel, lorsqu'il disait qu'il fallait favoriser le régime pastoral; oui, il faut lui faire la part la plus large, aussi large que le permettent les besoins de défense de la montagne, et ce n'est pas ce qu'à toujours faits l'administration forestière, du moins dans mon département; au lieu de laisser en pâturage ce qui est en pâturage, de l'étendre même tant qu'on ne compromet pas la défensabilité des pentes, au lieu de s'inquiéter surtout des besoins des populations, on a fouillé les anciens cadastres et partout où on trouvait des terrains mappés bois, on s'est efforcé, lors même que ces terrains sont devenus sans inconvénient des prairies, on s'est efforcé de les reboiser, on a troublé les habitudes et les moyens d'existence des familles,

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