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de beaucoup sur la valeur absolue. Cette indemnité si singulièrement fixée, le propriétaire dépossédé ne l'accepte pas. Le cas sera fréquent, tout porte à le croire. Devant qui se pourvoira-t-il? Devant le conseil de préfecture, dit l'article 5. Assurément le conseil de préfecture ne doit pas être médiocrement peu gêné de se trouver pris entre une demande dont il doit connaître et la décision du Tribunal supérieur. Mais enfin, il s'en tire comme il peut; seulement, s'il change le chiffre, il prend une attitude singulière vis-à-vis du Tribunal supérieur : c'est lui, dans l'espèce, qui réforme la décision du conseil d'Etat. Il est vrai que le conseil d'Etat peut, à son tour, lui rendre la pareille, car la décision du conseil de préfecture n'est pas souveraine et n'oblige pas absolument. On peut donc en appeler et alors intervient cette situation étrange du conseil d'Etat quittant son rôle d'auxiliaire et de conseil autorisé du gouvernement, prenant ses fonctions de juge d'appel et tranchant souverainement une question sur laquelle, avant la naissance du litige, il a déjà donné son avis.

En vérité, est-ce que cette situation est bien celle d'un juge, est bien conforme à sa dignité? Est-ce que son premier mouvement, si la loi ne lui imposait ce singulier devoir d'accepter une position irrégulière, comme celle-là, ne serait pas de se récuser? Mais ce qui est pis encore que l'attitude que vous imposez au conseil d'Etat, ce sont les soupçons, les injustes soupçons que vous faites naître dans l'esprit des justiciables. Oui, cette décision blesse d'un côté le conseil d'Etat et porte dans l'esprit des justiciables atteinte à l'autorité de la chose jugée. Voilà ce que nous avons voulu éviter dans la commission, et pour atteindre ce but qu'avons-nous fait? Nous nous sommes rapprochés d'une législation qui est en vigueur, qui fonctionne tous les jours et dont nous avons corrigé les deux principaux inconvénients, dont l'un est l'arbitraire dans la désignation des terrains. Ici la désignation est précédée des avis des conseils et de la commission spéciale. Assurément, quand le préfet prendra son arrêté d'occupation, cette longue instruction exclut toute idée d'arbitraire; mais, s'il se trompe, ce qui peut arriver, les victimes de son erreur peuvent en appeler au ministre, tandis que le droit d'appel, quand il s'agit d'un décret, est illusoire. Il est hors de la puissance des pauvres communes de la montagne de faire réformer un décret d'administration publique. Ne pouvant avoir recours qu'au parlement lui-même, elles s'abstiendront; elles subiront plutôt l'injustice commise qu'elles ne chercheront à faire réformer un décret en prenant des voies qui leur paraissent impraticables.

Ainsi, vous le voyez, par l'arrêté du préfet, vous avez une faculté d'appel effective. D'ailleurs, le préfet est sur les lieux, il a le conseil général près de lui, il peut décider la question en toute connaissance de cause, il est donc la véritable autorité administrative à laquelle il faut demander l'occupation temporaire. Mais cette même autorité peut aussi, le cas échéant, lever en temps utile les restrictions qu'elle a imposées. Avec ces commissions dont le préfet prend l'avis, il va prononcer la défensabilité; il va restituer aux pasteurs une partie des terrains qui leur avaient été pris, parce qu'il sait, la commission le lui a dit, que cette restitution peut être faite sans danger, et

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c'est là qu'apparaît le mécanisme d'une loi vraiment sage pour cette restauration des pâturages en montagne. Oui, il faut que l'administration les mette en défens, les soustraie à une exploitation mal définie, excessive, mais il faut aussi qu'elle les rende successivement à leurs propriétaires. C'est cette espèce d'assolement que l'administration doit faire et qui, seul, peut aboutir à la restauration définitive des pâturages de la montagne. Le règlement de l'indemnité est dévolu au conseil de préfecture. Mais dans le projet de la commission, le conseil de préfecture peut exiger une expertise. Et ce n'est plus, comme en matière de travaux publics, l'ingénieur en chef qui est le tiers expert. Non, on a évité cette énormité judiciaire. Les experts nommés sont ceux qui auront la confiance des parties; de plus, rien n'empêchera le conseil de prononcer en toute liberté. Il n'est plus tenu par l'avis préalable de son supérieur hiérarchique. S'il se trompe, on en appelle au conseil d'Etat, qui, cette fois, n'est plus lui-même engagé. Vous voyez, messieurs, que le système adopté par la commission donne toutes les garanties possibles, et j'ajoute qu'il ne saurait occasionner aucun retard.

J'insiste en terminant sur une dernière considération qui a constamment dirigé la pensée de la commission. Rien ne se fera de sérieux et d'utile dans la montagne en fait de reboisement et de regazonnnement sans le concours des habitants. Assurément, la loi, quelle qu'elle soit, la loi que vous ferez aura pour elle la force, le pouvoir, et sera exécutée, je ne le mets pas en doute, bien que souvent les résistances aient été très vives. Mais il y a une résistance passive contre laquelle vous ne pouvez rien, et qui aboutit à l'émigration; contrariés ou malmenés, ou blessés dans leurs intérêts, les habitants émigreront. Le département des Basses-Alpes perd déjà à peu près un millier d'habitants tous les ans. Si vous laissez continuer cette émigration, si vous ne rattachez pas ces pauvres gens à leur pays par de bons procédés, par une équité soutenue, par leurs intérêts même, vous aurez créé des forêts, vous aurez créé des pâturages, mais vous aurez fait la solitude. (Vive approbation sur un certain nombre de bancs.)

M. CYPRIEN GIRERD, sous-secrétaire d'Etat au ministère de l'agriculture et du commerce. Messieurs, après avoir entendu tout à l'heure le rapporteur de la commission, je ne pensais pas qu'il fût nécessaire d'engager devant vous une contradiction, et cela par la raison bien simple que voici, c'est qu'entre les motifs qui vous étaient si éloquemment exposés, si chaleureusement déduits par l'honorable M. Michel, et ceux qui ont inspiré le projet du gouver◄ nement, il n'y avait aucune espèce de désaccord. Entre la commision et nous, il y a entente absolue, et sur le but à atteindre et sur les règles que l'on doit appliquer pour y arriver. Je m'étonnais donc, messieurs, qu'une discussion 'générale pût s'engager devant vous. Mais après avoir entendu M. le président de la commission, je me demande ce qui peut rester des motifs qui ont guidé le gouvernement dans le projet de loi qu'il vous a proposé. Vraiment, si les critiques qui vous ont été exposées sont fondées, nous avons méconnu absolument non seulement les principes les plus élémentaires du droit, mais les règles les plus communes du bon sens et de l'équité. Il ne me sera pas difficile, messieurs, de montrer au Sénat que nous ne méritons

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aucun des reproches qui nous ont été faits tout à l'heure. (Très bien! à gauche.) Quoi qu'il en soit, messieurs, je me demande encore s'il est bien nécessaire d'établir ici une contradiction qui trouvera nécessairement sa place dans la discussion des articles du projet de loi qui vous est soumis. C'est, en effet, à ce moment seulement que nous pourrons, d'une façon pratique et en présence des conclusions à en déduire, engager devant vous un véritablė débat. Jusque-là, nous nous exposerions à abuser, permettez-moi de le dire, de la patience du Sénat (Non! non! ... Parlez! parlez!), en promenant son attention depuis le commencement jusqu'à la fin du projet.

Je veux seulement protester énergiquement contre les appréciations qui pourraient rester dans votre esprit à la suite des critiques qui viennent de vous être exposées. Le projet de loi que le gouvernement a déposé au Sénat, qui a été étudié par la commission, n'est pas seulement l'œuvre de l'administration des forêts, il est aussi l'œuvre d'une grande commission instituée au ministère des travaux publics pour étudier tout ce qui concerne l'utilisation, l'aménagement des eaux en France.

Cette commission, qui avait à rechercher quels pouvaient être les moyens, sinon d'empêcher, au moins de diminuer les inondations en France, a été naturellement amenée à étudier la question de la conservation et de la restauration des montagnes.

Après de nombreux travaux, après des enquêtes longues et minutieuses, elle a arrêté le projet de loi que nous avons déposé ici. Ce projet, votre commission l'a examiné. Elle le repousse et en présente un autre. Les deux projets viendront devant vous, article par article, et nous les discuterons. Mais que le Sénat veuille bien, dès maintenant, retenir cette observation; ainsi qu'on le disait tout à l'heure, entre le système de la commission et le système du gouvernement, il y a certains désaccords, mais il y a des points sur lesquels l'entente est complète. Il y en a un, notamment, sur lequel nous sommes absolument d'accord, c'est celui-ci c'est que, si précédemment on pouvait, aux termes des lois de 1860 et de 1864, mettre la main sur la propriété des communes et des établissements publics situés en montagne, non seulement sans donner aucune indemnité aux propriétaires, mais en exigeant d'eux ultérieurement le remboursement des sommes qu'on avait dépensées, à l'avenir il n'en sera plus ainsi.

Le principe dominant dans les projets de lois qui vous sont soumis, c'est le rétablissement, c'est l'application de ce grand principe de notre droit civil, que nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique et sans une juste et préalable indemnité. (Très bien ! à gauche.) - Qu'il s'agisse de la dépossession de la propriété ou qu'il s'agisse seulement d'une privation de jouissance prolongée, il y aura toujours une ' indemnité donnée par l'Etat au propriétaire lésé.

Plusieurs sénateurs. Nous sommes d'accord là-dessus !

M. LE SOUS-SECRÉTAIRE D'ETAT. Ici, nous sommes d'accord; mais lorsqu'il s'agit de réglementer l'application de ces principes, le désaccord se fait. La commission pense qu'il faudrait conférer au pouvoir législatif le soin de déterminer le périmètre sur lequel le droit d'expropriation s'exercera; le

gouvernement pense que nous nous trouvons, au contraire, dans un de ces cas qui sont prévus par la loi de 1841 et la loi du 27 juillet 1870, et dans lesquels des décrets suffisent pour déclarer d'utilité publique des travaux qu'il s'agit d'exécuter. C'est là un point sur lequel la discussion s'engagera quand l'article 2 du projet viendra en discussion. Mais, quant à présent, je ne crois pas que nous puissions vraiment aborder utilement le fond même de ce débat.

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Il est un deuxième point sur lequel le désaccord est également très grand, très net, c'est le suivant : quand il s'agit seulement de priver certains propriétaires de la jouissance de leurs propriétés pendant un temps déterminé, au moyen de l'interdiction des pâturages, de ce qu'on appelle la mise en défens; faudra-t-il que cette mesure soit déclarée d'utilité publique par un décret, ou bien suffira-t-il d'un arrêté préfectoral? La commission estime qu'un arrêté préfectoral suffit et donne plus de garanties aux propriétaires. Nous pensons, nous, messieurs, que dans ce cas, comme quand il s'agit de dépouiller les propriétaires de leurs propriétés, on ne saurait trop leur donner de garanties et que l'arrêté préfectoral donne moins de garanties que le décret. Je crois que nous le démontrerons facilement au Sénat. Aujourd'hui, je le répète, sous les réserves les plus expresses, que je prie le Sénat de vouloir bien me permettre de faire, je me borne à demander qu'on passe à la discussion des articles, me proposant de revenir sur chacun d'eux quand il se présentera devant vous. (Très bien! très bien! sur un grand nombre de bancs à gauche.)

M. LE PRÉSIDENT. Quelqu'un demande-t-il encore la parole sur la discussion générale?

Personne ne demandant la parole, je donne lecture de l'article premier. Plusieurs sénateurs. A demain ! à demain !

M. LE PRÉSIDENT. Il n'est que cinq heures et demie, et je crois que l'on peut passer à la discussion des articles.

Je vais donner lecture de l'article premier; je ne crois pas que sur cet article il y ait discussion. (Voix nombreuses. A demain !)

M. LE PRÉSIDENT. Est-ce que la remise est appuyée ? (Oui! oui! Non !) Puisque la remise est appuyée, je vais consulter le Sénat sur la question

de savoir s'il veut remettre la discussion à la prochaine séance.

(Le Sénat décide que la discussion est remise à la prochaine séance.)

SUITE DE LA PREMIÈRE DÉLIBÉRATION SUR LE PROJET DE LOI RELATIF
AUX TERRAINS EN MONTAGNE.

Séance du 2 juillet 1880 (Sénat).

M. LE PRÉSIDENT. L'ordre du jour appelle la suite de la première délibération sur le projet de loi relatif à la restauration et à la conservation des terrains en montagne.

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Nous en sommes arrivés à la discussion des articles.

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- La pa

role est à M. Girerd, sous-secrétaire d'Etat au ministère de l'agriculture et du

commerce.

M. GIRERD, Sous-secrétaire d'Etat au ministère de l'agriculture et du commerce. Messieurs, le rapport de la commission chargée d'examiner le projet de loi relatif à la restauration et à la conservation des terrains en montagne met sous les yeux du Sénat deux projets : l'un, c'est celui qu'elle a élaboré; l'autre, c'est celui du gouvernement. Ces deux projets se proposent le même but. Toutefois, ils diffèrent quant aux moyens. Le gouvernement et la commission n'ayant pu se mettre d'accord, c'est au Sénat qu'il appartient de proLa divergence éclate dès le premier article. Elle ne semble porter que sur la rédaction, sur la forme; en réalité, messieurs, elle porte sur le fond même du débat. (Bruit de conversations.)

noncer.

M. LE PRÉSIDENT. Je vous prie, messieurs, d'écouter l'orateur.

M. LE SOUS-SECRÉTAIRE D'ETAT. Au surplus, voici les deux textes qui sont soumis à vos délibérations. La commission vous propose de voter la disposition suivante : « Lorsque l'intérêt public exige qu'il soit pris des mesures de restauration, de préservation ou de conservation de terrains en montagne, il y est pourvu à l'aide du reboisement, du gazonnement, de la mise en défens et de la réglementation des pâturages. » Le projet du gouvernement, plus simple, s'exprime ainsi : Il est pourvu à la restauration et à la conservation des terrains en montagne, soit au moyen des travaux exécutés par l'Etat ou les propriétaires avec subvention de l'Etat, soit au moyen des me*sures de protection, conformément aux dispositions de la présente loi. »

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Vous le voyez, dès le début, une divergence se produit sur la question de savoir si l'on doit insérer dans le texte même de la loi les mots qui se trouvent en tête de l'article 1er de la commission: « Lorsque l'intérêt public exige qu'il soit pris des mesures... » — D'après cet article, il semblerait qu'il y a là une démonstration à faire, qu'il n'est pas établi que l'intérêt public exige toujours qu'il soit pris certaines mesures de conservation et de restauration. Pour le gouvernement, au contraire, cette démonstration n'est plus à faire : l'intérêt public commande impérieusement que ces mesures soient prises.

Pour que le Sénat soit bien en mesure de juger le différend qui lui est soumis, il est nécessaire de rappeler dans quelles conditions a pris naissance le projet de loi qui lui est proposé, de préciser, autant que possible, en quoi consiste la différence des deux rédactions qui lui sont présentées et surtout quelle est la portée exacte de cette différence.

M. le rapporteur de la commission vous le disait hier, et dans des termes tels que je ne saurais rien y ajouter, toutes les fois que des inondatious se sont produites en France, à la suite des désastres sans nom qu'elles ont causés, on a été amené à étudier la question de savoir si le déboisement des montagnes et la dénudation du sol n'avaient pas joué un grand rôle dans ces cataclysmes. C'est ainsi, messieurs, que les inondations de 1846 sont suivies d'un projet de loi déposé à la Chambre des députés en 1847. Des études sont demandées et ordonnées, mais les événements politiques les retardent. Plus tard, après les inondations de 1856, ces études sont reprises, poussées avec énergie et activité, et elles aboutissent à la loi de 1860.

Cette loi, il est nécessaire que j'en précise le caractère. C'était, on l'a dit, et nous aurons souvent l'occasion d'y revenir, une loi d'essai. Mais, précisé

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