Page images
PDF
EPUB

ment parce que c'était une loi d'essai, on n'est pas entré franchement, résolument dans la voie où l'on entre d'ordinaire quand on procède à l'exécution de grands travaux publics.

Si l'on examine l'économie de cette loi de 1860, on remarque que, d'une part, le Corps législatif crée les ressources financières nécessaires pour l'exécution soit de travaux, soit des mesures que l'on juge opportun de décréter. On décide qu'une somme de 10 millions sera mise à la disposition du gouvernement pour donner des subventions, s'il y a lieu, aux propriétaires qui voudront faire des reboisements dans les montagnes ou exécuter certains travaux de consolidation. D'autre part, là où le mal, plus intense, exige des efforts plus considérables, efforts qui excèdent les ressources des propriétaires, l'Etat se charge d'exécuter lui-même les travaux de restauration du sol et de correction des torrents. (Conversations à droite.)

[ocr errors]

M. LE PRÉSIDENT. Veuillez écouter, messieurs!

M. LE SOUS-SECRÉTAIRE D'ETAT. Quand l'exécution de ces travaux est poursuivie sur des terrains appartenant à des particuliers, on ne saurait avoir la pensée de s'emparer de ces propriétés privées et de les mettre dans les mains de l'Etat sans indemnité. Aussi, dans ce cas, procède-t-on par acquisition à l'amiable ou par voie d'expropriation pour cause d'utilité publique. Mais ce qui arrive le plus souvent quand les terrains sur lesquels les travaux devront ètre exécutés appartiennent soit à des communes, soit à des établissements publics, l'Etat est autorisé à s'en emparer sans aucune espèce d'indemnité. C'est, vous le voyez, une véritable spoliation que l'on exerce, au profit de la chose publique, contre les communes propriétaires. Sans doute cela ne se fait pas sans que certaines garanties soient données aux intéressés : il faut qu'il intervienne un décret, rendu en conseil d'Etat, et ce décret est précédé d'une enquête faite dans les formes spécialement déterminées par la loi. - Mais, en principe, une fois que le conseil d'Etat aura décidé qu'il y a lieu de renfermer dans ce que l'on appelle un périmètre, des terrains appartenant à une commune, l'Etat met la main sur ces terrains, et ne devra aucune indemnité à la commune propriétaire. Il y a plus: quand les travaux que l'Etat doit faire exécuter sont achevés, la commune en rembourse le prix à l'Etat, si elle le peut; mais, comme on prévoit bien que, dans la plupart des cas, les communes seront trop pauvres pour pouvoir se libérer ainsi, on décide qu'elles seront tenues, pour couvrir l'Etat des avances qu'il leur a faites malgré elles, de tui abandonner la propriété de la moitié des terrains qu'il leur a pris.

Voilà l'économie de la loi de 1860. Que le Sénat veuille donc bien retenir ce point de départ qui me paraît très important. En vertu de la loi de 1860, l'Etat s'empare des propriétés appartenant aux communes, et non seulement il ne leur donne aucune indemnité, mais encore quand il a exécuté des travaux qui sont le plus souvent très coûteux, elles doivent, soit lui rembourser les sommes qu'il a dépensées, soit lui abandonner la moitié de leurs propriétés.

La loi de 1864, qui intervint quelque temps après, pose les mêmes principes. On crée une ressource de 5 millions au profit de l'Etat, afin qu'il puisse exécuter les travaux de gazonnement dans les mêmes conditions qu'avaient été

décrétés les travaux de reboisement par la loi de 1860. On lui donne le pouvoir de s'emparer des biens des communes, et non seulement il ne devra pas d'indemnité, mais encore on devra lui rembourser ses avances. Seulement, au lieu d'être obligées d'abandonner la moitié de leurs propriétés, les communes ne seront obligées d'en céder que le quart. Voilà la différence; mais les règles générales, les principes sont les mêmes.

Ces lois, messieurs, étaient des lois d'essai. Aussi a-t-on rencontré dans leur mise en vigueur de nombreuses difficultés. Leur application souleva de nombreuses réclamations: les populations, il faut bien le dire, étaient irritées de se voir dépouillées de leurs propriétés dans des conditions pareilles, sans recevoir aucune espèce d'indemnité ou de compensation.

De ces réclamations, on l'a dit hier, un membre de l'Assemblée nationale, aujourd'hui membre de la Chambre des députés, M. Chevandier, s'en est fait l'interprète autorisé, et, dès 1874, il avait saisi l'Assemblée nationale d'un projet de loi sur cette matière. En 1876, ce projet, un peu modifié, fut soumis à la Chambre des députés par le ministre des finances. Il fut étudié par une commission, puis voté par la Chambre au mois de février 1877. Immédiatement, messieurs, il fut soumis à votre examen. Une commission fut nommée par vous; elle s'est, dès 1877, mise à l'œuvre. Elle a examiné, je n'ai pas besoin de le dire, avec le plus grand soin le projet voté par la Chambre des députés; et, après les études auxquelles elle s'est livrée, elle a cru devoir écarter le projet de loi présenté par le Gouvernement et voté par la Chambre des députés. Elle y a substitué un projet nouveau qui nous fut soumis. En ce qui concerne l'administration que j'ai l'honneur de représenter, je dois dire qu'il a été l'objet d'un examen très approfondi. En face d'une œuvre aussi considérable, j'ai cru devoir prendre toutes les précautions possibles pour n'arriver devant vous que lorsque les propositions de la commission auraient été soumises au contrôle le plus sérieux.

C'est ainsi, messieurs, que le contre-projet de votre commission a été l'objet des investigations les plus minutieuses. Il a été envoyé notamment à tous les agents de l'administration qui, dans nos pays de montagnes, s'occupent, en vertu de la loi de 1860, des travaux de restauration, de consolidation du sol, ainsi que du reboisement et du gazonnement. Il était important, le Sénat le comprendra, de consulter les hommes spéciaux qui ont mis la main à l'œuvre, qui sont tous les jours en face des difficultés pratiques que l'exécution de ces mesures peut soulever; qui, en un mot, connaissent les besoins auxquels on doit pourvoir et les moyens que l'on peut employer. De cette vaste enquète est résultée pour nous la conviction que le projet élaboré par votre commission ne pourrait pas être exécuté; qu'il soulèverait, dans l'application, des difficultés plus grandes encore que celles qu'avait soulevées l'application de la loi de 1860. Ces réponses devaient, le Sénat le comprend... (Bruit de conversations à droite.)

M. GRIFFE. Attendez le silence, on n'entend pas.

M. LE PRÉSIDENT. Messieurs, veuillez faire silence.

M. LE SOUS-SECRÉTAIRE D'ETAT. Ces réponses nous imposaient tout naturellement... (Bruit croissant de conversations à droite.)

M. LE PRÉSIDENT. Veuillez faire silence, messieurs; vous avez demandé qu'il y eût séance aujourd'hui, il faut écouter.

M. GRIFFE, à l'orateur. Demandez le renvoi à un autre jour, il n'est pas possible de discuter au milieu de ces conversations.

M. LE SOUS-SECRÉTAIRE D'ETAT... l'obligation d'étudier à nouveau cette importante matière.

Je puis dire au Sénat que ces études furent faites. avec le plus grand soin, sans aucun parti pris et avec le plus vif désir d'arriver à faire une œuvre sérieuse, qui répondit à tous les besoins et donnât satisfaction à tous les intérêts.

Sur ces entrefaites, une grande commission fut installée au ministère des travaux publics à l'effet d'étudier tout ce qui concerne l'amélioration, l'utilisation et l'aménagement des eaux en France. Vous savez, messieurs, dans quelles conditions cette commission fut constituée et quels éléments la composaient. Son programme comprenait évidemment toutes les questions concernant non seulement la distribution des eaux dans les montagnes, mais aussi la consolidation du sol, en un mot la conservation et la restauration des montagnes. Le travail de la commission fut réparti entre trois sous-commissions, dont l'une reçut mission de s'occuper particulièrement de ce sujet : elle était spécialement chargée de rechercher les moyens de prévenir ou de restreindre les inondations. Cette sous-commission était composée des éléments les plus divers, mais dont la réunion assurait une étude impartiale des questions à résoudre. On y trouvait en effet, comme l'indiquait, dans le rapport présenté à M. le président de la République, le ministre des travaux publics d'alors, des membres du Parlement, des représentants des intérêts engagés, des représentants de la science et de la haute administration. En un mot, cette sous-commission répondait au programme que M. de Freycinet formulait d'une façon si nette dans son rapport quand il disait : « L'expérience a démontré que la diversité d'origine chez les membres d'une commission donne beaucoup plus de largeur à ses délibérations et d'autorité à ses décisions. >>

Cette sous-commission procéda à son tour à une enquête. Elle entendit les témoignages de membres du Parlement, sénateurs et députés, d'ingénieurs nombreux et choisis parmi les plus compétents, des publicistes les plus éclairés. C'est alors seulement qu'elle formula le projet nouveau qui a été déposé sur le bureau du Sénat au nom du Gouvernement et sur lequel votre commission a eu ensuite à délibérer.

Ce projet, vous le voyez, n'était pas un projet improvisé. - Cependant il ne trouva pas grâce devant votre commission. Celle-ci avait, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, préparé un contre-projet sur le projet qui lui avait été soumis après le vote de la Chambre. Elle crut devoir le maintenir, et aujourd'hui elle vous demande de le sanctionner.

On vous a dit hier qu'après les expériences faites depuis la mise à exécution de la loi de 1860, il était temps de sortir de la période des essais, et qu'il fallait remplacer ce qui n'avait été qu'une loi transitoire par une législation définitive. Nous sommes, quant à nous, absolument de cet avis; seulement qu'on nous permette une remarque: il est vraiment étrange, quand on veut

se servir des expériences faites, que l'on commence par les mettre absolument de côté.

[ocr errors]

C'est pourtant ici ce que fait la commission. Le projet qu'elle soumet à vos délibérations, c'est elle qui l'a élaboré. Elle l'a fait à coup sûr avec toute la maturité et toute l'autorité qui s'attache à une œuvre sortie d'une commission du Sénat, mais enfin, messieurs, il est impossible de ne pas le remarquer, sans apporter à l'appui de son œuvre ce contrôle que l'on trouve toujours, surtout en pareille matière, dans les expériences et dans les faits. C'est là un trait caractéristique que je vous demande la permission de signaler à votre attention. Alors qu'on se propose de faire une œuvre définitive, on nous jette en réalité dans des situations nouvelles, dans des essais nouveaux. Le projet du gouvernement, au contraire, a été contrôlé par les faits; il n'émane pas des agents chargés de le mettre à exécution; mais, inspiré par les renseignements fournis par ces agents, il se présente avec l'autorité que donne l'expérience acquise. Pourquoi, alors que nous paraissions si bien d'accord. sur les causes du mal et sur la nature des remèdes à y apporter, pourquoi rencontrons-nous, de la part de la commission, une insistance aussi grande à maintenir son œuvre ?

M. PARIS. Retournez à la question!

[ocr errors]

M. LE SOUS-SECRÉTAIRE D'ETAT. J'y viendrai, monsieur Paris, mais je crois avoir expliqué précisément tout à l'heure au Sénat quelle différence il y a entre les deux projets, et par conséquent je crois avoir justifié par là même l'insistance du gouvernement. Quant aux raisons qui inspirent votre commission, je vous demande très respectueusement la permission de les exposer ici. La commission ne conteste pas la gravité du mal; je n'en veux pour preuve que le discours prononcé hier par M. le rapporteur. Il suffit, d'ailleurs, de parcourir quelques-unes des pages de son remarquable rapport pour en étre immédiatement frappé. Voyez, en effet, messieurs, ce que dit M. le rapporteur à la page 3 : «La science et l'administration ne sont-elles d'accord pas pour constater la nature du mal, en mesurer la profondeur et proposer des remèdes correspondant au caractère spécial des causes de détresse? Le gouvernement de la République ne doit-il pas exaucer aujourd'hui le cri d'alarme poussé même avant la Révolution, entendu par le premier empire et répété sous les gouvernements de la restauration, de la révolution de juillet et du second empire? « Des administrateurs de tous les régimes, et les ingénieurs les plus expérimentés et les plus consciencieux, n'ont-ils pas réduit cette question de salut à sa plus simple expression? Il n'y a plus aujourd'hui qu'à conclure l'affaire est instruite, la discussion est épuisée, et, par un hasard fort rare dans les débats de ce genre, tout le monde est d'accord sur le caractère et sur l'intensité du mal, sur la nature du remède, sur l'urgence de l'appliquer, et sur la possibilité de le faire aujourd'hui, demain, quand on voudra. >> Et plus loin, à la page 5: « La science a prouvé que le vrai moyen d'attaquer les torrents et de les éteindre, est de couronner leur source de verdure, au lieu d'endiguer leur cours inférieur. » - A la page 6: « On voit les torrents se heurter, se livrer entre eux des combats gigantesques dans le lit même des rivières qui les séparent, fouiller profondément les terres sur

[ocr errors]

leur passage, les ravager, les détruire, les charrier au loin, ensevelir les plaines sous leurs déjections, et transplanter les héritages broyés et dispersés dans la campagne. Dans plusieurs régions, et particulièrement dans les Alpes, la dévastation marche à pas de géant. Cette œuvre de destruction est surtout produite par l'état superficiel du sol. La terre, dépouillée d'herbes et d'arbres, par l'abus du pacage et par le déboisement, porphyrisée par un soleil brûlant, sans cohésion, sans point d'appui, se précipite alors dans le fond des vallées, tantôt sous forme de lave noire, jaune ou rougeâtre, puis par courants de galets, et même en blocs énormes qui bondissent avec un terrible fracas et produisent dans leurs courses impétueuses les plus étranges bouleversements. >> Plus loin: « Cette destruction provient tout à la fois du déboisement des montagnes et de l'abus du pâturage. »

[ocr errors]

M. le rapporteur ne craint pas de dire : Puisque les défrichements favorisent les éboulements, il faut imposer à la culture des conditions et des limites. Et la commission, dit-il, estime qu'il faut se hâter, car l'œuvre d'anéantissement croît à vue d'œil et menace de tout engloutir. Voilà, messieurs, comment l'honorable rapporteur, au nom de la commission, s'exprime. Vous le voyez, la commission ne conteste pas plus que nous le mal profond auquel il importe de remédier.

D'où vient donc le désaccord? Il faut le dire, messieurs, si la loi de 1860, ainsi que je le déclarais tout à l'heure, sacrifiait véritablement l'intérêt de la montagne et faisait payer le salut de la plaine à la montagne, il s'est opéré une réaction naturelle, mais qui a dépassé le but. Aujourd'hui on voudrait, inconsciemment peut-être, favoriser plus qu'il ne convient l'intérêt qui a été sacrifié jusqu'à présent, l'intérêt de la montagne. On donne la préférence à la montagne sur la plaine. Nous croyons que, dans cette matière, les intérêts qui sont engagés sont si divers, qu'il ne faut pas sacrifier les uns aux autres, mais s'efforcer de donner à tous la plus complète et la plus légitime satisfaction. (Très bien !)

Il y a, messieurs, en effet, des intérêts très divers engagés dans la question. Certes, les populations des montagnes, ces populations si laborieuses et si malheureuses, sont dignes de toute notre sympathie et de toute notre sollicitude; mais à côté d'elles et au-dessous d'elles on rencontre les populations des vallées, les populations de la plaine, qui sont exposées à toutes les déjections provenant des dégradations du sol et des rochers, qui sont inondées par tout ce qui leur tombe d'en haut. Il importe à ce point de vue de restaurer, de consolider le sol de la montagne, pour que précisément les détritus qui viennent envahir les propriétés de la vallée ne se précipitent plus avec le même caractère de ravage et de destruction.

L'intérêt des populations de la plaine est aussi digne d'attention et de sollicitude l'intérêt des populations de la montagne. que Mais il Y a aussi un intérêt que vous ne pouvez pas négliger: c'est l'intérêt de l'Etat. Oui, messieurs, l'intérêt de l'Etat est très engagé dans la question, car nous possédons un très grand nombre d'ouvrages d'utilité publique qui sont sans cesse menacés et atteints par les dégradations de la montagne; nous avons des routes qui sont emportées, des chemins de fer qui sont encombrés, des rivières qui

« PreviousContinue »