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N° 55.

CONSEIL D'ETAT (contentieux).— 1er avril 1881.

Animaux nuisibles, arrêté du 19 pluviôse an V, arrêtés préfectoraux prescrivant des battues pour la destruction des sangliers, cerfs, biches et lapins.

Les cerfs, biches et lapins ne sont pas des animaux nuisibles dans le sens de l'arrêté du 19 pluviôse an V; en conséquence, les préfets ne peuvent prendre des arrêtés prescrivant des battues pour leur destruction (1). Quant aux sangliers, des battues peuvent être ordonnées dans les forêts des particuliers, pour en opérer la destruction, lorsque leur trop grande multiplication dans un pays rend ces mesures nécessaires.

PREMIÈRE ESPÈCE.

(De la Rochefoucauld, duc de Doudeauville.)

Dans cette espèce, M. le duc de Doudeauville s'était d'abord pourvu devant M. le ministre de l'intérieur qui avait approuvé l'arrêté pris le 19 avril 1880, par M. le préfet de Loir-et-Cher. Le pourvoi contre cette décision a donné lieu à l'arrêt suivant rendu sur la plaidoierie de Me Mimerel qui a développé le système admis par le comité de jurisprudence de la Revue. (Voir ci-dessus page 97.)

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ARRÊT

LE CONSEIL D'ETAT: Considérant que, pour demander l'annulation de l'arrêté en date du 19 avril 1880, par lequel le préfet de Loir-et-Loir a autorisé des battues pour la destruction des sangliers, cerfs et biches, sur le territoire de la commune de....., et 2° de la décision ministérielle en date du 16 septembre 1880, confirmative dudit arrêté, le sieur de la Rochefoucauld se fonde sur ce que lesdits animaux ne sont pas des animaux nuisibles dans le sens de l'arrêté du 19 pluviôse an V;

(1) Les décisions que nous rappelons, très importantes pour les propriétaires de forêts, sont conformes à la doctrine exprimée par le comité de jurisprudence (supra, p. 97 et suiv.). Elles ont été rendues sur l'avis conforme de M. le commissaire du gouvernement. On doit remarquer qu'elles ne font pas obstacle au droit des propriétaires lésés d'obtenir des dommages-intérêts pour les dégâts causés par le gibier, dans les termes de droit, conformément à l'article 1382 du Code civil.

Relativement aux sangliers, le conseil d'Etat se réfère à la doctrine de la Cour de cassation, de laquelle il résulte que si ces animaux ne sont pas essentiellement nuisibles, ils peuvent le devenir par suite de circonstances particulières, d'où il suit que des battues peuvent être ordonnées pour leur destruction. Mais il résulte implicitement des arrêts rapportés que les arrêtés préfectoraux prescrivant les battues aux sangliers doivent être motivés sur la trop grande multiplication de ces animaux dans la forêt où elles doivent avoir lieu. Peu importe, au surplus, que le sanglier ait été préalablement classé par le préfet parmi les animaux nuisibles. Cette circonstance est absolument indifférente.

Considérant que si le sanglier n'est pas un animal naturellement nuisible, il peut le devenir par suite de circonstances particulières, notamment de sa trop grande multiplication dans un pays; qu'ainsi il appartenait au préfet, se conformant aux prescriptions des articles 3, 4 et 5 de l'arrêté du 19 pluviòse an V et de l'ordonnance du 2 août 1814, d'autoriser des battues pour la destruction des sangliers qui, d'ailleurs, ont été désignés comme animaux malfaisants ou nuisibles par un arrêté du préfet en date du 8 avril 1865 pris en exécution du paragraphe 3 de l'article 9 de la loi du 9 mai 1844 ;

Mais considérant que les cerfs et les biches ne rentrent pas dans la catégorie des animaux nuisibles dans le sens de l'arrêté du 19 pluviôse an V, que par suite le préfet n'a pu, sans excéder ses pouvoirs, autoriser des battues pour la destruction de ces animaux ;

Art. 1er. L'arrêté ci-dessus visé et la décision ministérielle du 16 septembre 1880 sont annulés en tant qu'ils ont autorisé des battues pour la destruction des cerfs et des biches.

Art. 2. Le surplus des conclusions est rejeté.

Conseil d'Etat; section du contentieux, 1er avril 1881; MM. Laferrière, prés.; de Rouville, rapp.; Marguerie, comm, du gouv.; pl. Me Mimerel, av.

DEUXIÈME ESPÈCE.

(Gravier et Schneider).

MM. Schneider et Gravier se sont pourvus contre des arrêtés du préfet d'Indre-et-Loire, autorisant des battues pour la destruction des sangliers, cerfs, biches et lapins sur différents territoires où les demandeurs sont propriétaires.

Ils soutenaient que les animaux dont la destruction était ordonnée n'étaient pas des animaux nuisibles dans le sens de l'arrêté du 19 pluviôse an V, qu'ils rentraient dans la catégorie du gibier dont la loi prohibe la destruction au moyen de battues, et que par conséquent les arrêtés préfectoraux ordonnant ces battues contenaient un abus de pouvoir.

A l'appui du pourvoi, Me Fosse a présenté les observations suivantes : La loi distingue deux classes d'animaux sauvages. L'une comprend, sous le titre d'animaux malfaisants ou nuisibles, ceux qui le sont par essence et dont la chair est impropre à l'alimentation. L'autre, sous le nom de gibier, comprend tous ceux qui sont propres à l'alimentation, et dont l'existence peut être considérée comme une richesse pour la propriété, surtout pour les bois qui en sont pourvus.

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Le législateur a édicté pour ces deux classes d'animaux des dispositions toutes différentes. - Pour la première, il a pris des mesures de destruction. C'est l'objet de l'arrêté du 19 pluviôse an V et de l'ordonnance du 20 août 1814, qui a organisé la louveterie.

L'arrêté du 19 pluviôse an V porte, en ce qui concerne la destruction des animaux nuisibles :

«Le Directoire exécutif, etc., Considérant que son arrêté du 28 vendé

miaire dernier, portant défense de chasser dans les forêts domaniales, ne doit mettre aucun obstacle à l'exécution des règlements qui concernent la destruction des loups et autres animaux voraces. Art. 2. Néanmoins, il sera fait dans les forêts nationales et dans les campagnes, tous les trois mois, et plus souvent, s'il est nécessaire, des chasses et battues générales ou particulières aux loups, renards, blaireaux et autres animaux nuisibles. >>

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L'ordonnance du 20 août 1814, sur la louveterie, bien qu'elle vise principalement les loups, déclare d'une manière générale que les lieutenants de louveterie << seront tenus de se procurer les pièges nécessaires pour la destruction des loups, renards et autres animaux nuisibles dans la proportion des besoins: - Le gibier a été, au contraire, l'objet de mesures de protection et de conservation. Le 20 août 1814, en même temps qu'il rendait une ordonnance destinée à assurer la destruction des loups, renards et « autres animaux nuisibles », reproduisant à cet égard les termes mêmes de l'arrêté du 19 pluviôse an V, le gouvernement rendait une autre ordonnance dans le but de garantir la conservation du gros gibier, et spécialement des cerfs et des biches. Cette autre ordonnance, du 20 août 1814, a été insérée au Bulletin des lois de 1830 et est encore en vigueur. Elle porte, dans son article 3: «<< Il est défendu à qui que ce soit de prendre ou de tuer, dans les forêts ou bois royaux, les cerfs et les biches. >>

En rapprochant cet article 3 de l'article 7 de la même ordonnance, prescrivant à nouveau la destruction des animaux nuisibles, on voit à quel point ́ le législateur a entendu distinguer le gros gibier en général, et les cerfs ou biches en particulier, des animaux nuisibles dont il a ordonné la destruction par l'arrêté du 19 pluviôse an V, ainsi que par l'ordonnance du 20 août 1814 sur la louveterie. La loi des 3 et 4 mai 1844 sur la chasse a achevé de consacrer la distinction entre les animaux nuisibles et le gibier gros ou petit.

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Le gibier a été placé sous la protection de la loi à tel point qu'il n'est pas permis au propriétaire lui-même de le détruire sur ses terres. Non seulement il y a des époques ou parties de l'année pendant lesquelles le gibier ne peut être détruit d'aucune façon, et qui sont consacrées à sa reproduction, mais de plus, pendant le temps où il est permis de le chasser, on ne peut le faire qu'aux conditions et par les procédés que la loi autorise. Le législateur a vu dans le gibier une richesse qu'il lui a paru nécessaire de protéger, et il n'a pas distingué à cet égard le gros du petit. En réglementant la chasse à courre notamment, la loi du 3 mai 1844 a compris le gros gibier parmi les animaux qu'elle entendait placer sous sa protection. Une circulaire du ministre de l'intérieur du 1er mars 1865 atteste du reste, de la part du gouvernement, la préoccupation d'assurer la conservation du gros gibier.

Il suit de là que le fait par le propriétaire d'avoir sur ses terres du gibier, de quelque espèce que ce soit, même de le faire garder et de le mettre par une surveillance particulière à l'abri du braconnage, est parfaitement licite et constitue un usage légitime du droit de propriété. On admet cependant, et l'on doit reconnaître que si, par le fait d'un propriétaire, la multiplication excessive du gibier peut devenir une cause de dommage pour ses voisins,

ceux-ci ont le droit de lui demander la réparation du préjudice qu'ils ont éprouvé par sa faute. C'est ce que décide une jurisprudence constante, et c'est ainsi, par une action en dommages-intérêts soumise aux tribunaux ordinaires, que se résout la question de savoir si le maître d'un domaine a outrepassé ses pouvoirs en laissant le gibier se développer à l'excès sur ses terres. Il appartient d'ailleurs au propriétaire de prendre lui-même toutes les mesures, notamment de faire exécuter personnellement les battues qui peuvent être nécessaires pour opérer, non l'entière destruction, mais la réduction dans une mesure convenable du gibier existant sur son domaine.

La première question soulevée par le pourvoi est de savoir si des battues administratives peuvent être prescrites pour la destruction du gibier sur les propriétés particulières.

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La négative résulte, ce nous semble, manifestement des dispositions de l'arrêté de pluviôse an V et de l'ordonnance du 20 août 1814 qui ont organisé ces battues. — D'après ces dispositions, les battues ne doivent être prescrites par l'administration que pour la destruction des animaux essentiellement nuisibles, à l'exclusion du gibier. Ce n'est que pour ces sortes d'animaux, qui constituent un mal public et ne sont un bien pour personne, que le législateur a permis de violer la propriété privée (art. 2 de l'arrêté de pluviôse), de porter atteinte à la liberté des personnes en requérant le concours des habitants (art. 4), qu'il a été jusqu'à créer des primes ou récompenses (art. 7 du même arrêté et 5 de la loi du 10 messidor an V); enfin, qu'il a pris cet ensemble de mesures dont le détail se trouve dans diverses lois et ordon

nances.

On s'est demandé si des battues administratives pourraient être ordonnées relativement aux sangliers, et l'on a décidé, à raison du caractère en quelque sorte mixte de ces animaux et des dégâts qu'ils occasionnent lorsqu'ils existent en trop grand nombre, que les sangliers pourraient être considérés, exceptionnellement, comme rentrant dans les prévisions de l'article 2 de l'arrêté du 19 pluviôse an V.

Cette solution n'a toutefois pas été adoptée sans difficulté. Consulté sur cette question à l'occasion d'une affaire de Plumartin et Dorveau contre le ministère public (jugée par la cour de Poitiers le 11 décembre 1836), le directeur général des eaux et forêts avait émis l'avis suivant: << Le sanglier n'est dangereux ni pour l'homme ni pour les animaux ; il n'est point un animal carnassier; habitant constamment les forêts, il n'en sort que quand il ́est poursuivi, ou pour fouiller les champs ensemencés en pommes de terre, dont il est très friand. Ces dommages peuvent exciter quelques plaintes, mais ils ne sont jamais assez grands pour nécessiter des battues extraordinaires, qui auraient pour résultat la destruction totale de l'espèce. Le sanglier ne peut donc être considéré ni comme dangereux, ni comme nuisible, dans la véritable acception de ce mot. Les seuls animaux dont la destruction est ordonnée par l'arrêté du 19 pluviôse an V sont les loups, les renards, blaireaux, putois, chats sauvages, et en général toutes bêtes puantes. En effet, tous ces animaux sont très dangereux pour les troupeaux, les basses-cours, et même pour l'homme qui les attaque. »

Jamais la question n'a été posée, et elle ne semble pas pouvoir l'être, relativement aux cerfs et aux biches, qui, indépendamment de leur caractère inoffensif et de leur existence retirée au fond des bois, sont protégés par le texte formel de l'article 3 de l'ordonnance du 20 août 1814.

A plus forte raison ne peut-elle exister pour les autres espèces de gibier, telles que les lièvres, chevreuils, perdrix, faisans, que le propriétaire lui-même ne peut détruire sur ses terres en dehors des conditions déterminées par la loi du 3 mai 1844, et que l'administration a reçu pour mission expresse de la loi de protéger et de faire respecter.

Les lapins sont susceptibles de nuire dans certaines circonstances, mais ils n'en sont pas moins du gibier; et ce n'est pas pour eux qu'ont été édictés l'arrêté du 19 pluviôse et l'ordonnance de 1814 sur la louveterie. Leurs conditions d'existence sont d'ailleurs telles que ce n'est pas au moyen de battues qu'on pourrait arriver à leur destruction. Aussi la loi s'en est-elle rapportée aux propriétaires des garennes pour les mesures à prendre, sous leur garantie, et sauf les dommages-intérêts auxquels ils devraient être condamnés envers les voisins qui auraient à se plaindre d'un trop grand développement donné à cette sorte de gibier. C'est, du reste, en ce sens que l'arrêté du 19 pluviôse an V à toujours été interprété et appliqué par l'administration. Les préfets en ont toujours restreint l'application aux animaux autres que le gibier. Les sangliers sont la seule espèce susceptible d'être considérée comme gibier, pour laquelle des battues administratives aient été autorisées dans le passé; encore les arrêtés qui les prescrivaient avaient-ils soin de pourvoir, par des dispositions particulières, à la protection des cerfs, biches, chevreuils, et de tout le gibier proprement dit. Les arrêtés récemment pris en sens contraire constituent une innovation et une atteinte à la loi que le conseil d'Etat reconnaîtra la nécessité de réprimer. Les termes de l'arrêté attaqué dans l'espèce mettent en relief l'excès de pouvoir qui a été commis, et ils démontrent l'inconvénient d'appliquer à une matière des dispositions édictées pour une autre. L'arrêté de pluviôse an V et l'ordonnance de 1814 sur la louveterie prescrivent « la destruction» proprement dite, absolue des animaux nuisibles dont ils s'occupent, loups, renards, blaireaux, etc. De même, et par l'application qu'il a faite de ces dispositions, l'arrêté attaqué a prescrit, non une simple réduction, mais « la destruction» (voir ses termes) des trois espèces de gibier qu'il indique sur le territoire de la commune de Chambourg, de sorte que l'exécution de cet arrêté emporte l'anéantissement de ces espèces de gibier sur ladite

commune.

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L'avocat aborde ensuite le grief subsidiaire, tiré de ce que, en fait dans l'espèce, les battues avaient été ordonnées sans que les propriétaires eussent été mis en demeure de détruire eux-mêmes l'excès de gibier qui aurait existé dans leurs bois. Dans tous les cas, continue-t-il, M. le préfet d'Indre-etLoire n'aurait pu prescrire la destruction du gibier sur la propriété de l'exposânt sans que la nécessité de cette destruction eût été régulièrement établie, et sans qu'il eût été mis en demeure de l'accomplir lui-même. C'est une règle fondamentale de notre droit, applicable en matière administrative comme en matière civile, que toute personne tenue d'accomplir une obligation doit

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