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conclure l'affaire le plus tôt qu'il se pourrait. Au reçu de ces bonnes nouvelles, Sainte-Grève partit pour Paris.

A peine arrivé, il se rendit chez Mme du Val-Noir, qui le reçut avec une affabilité sans pareille. Les quatre années écoulées depuis la rupture des deux amans n'avaient eu aucune fâcheuse influence sur la beauté de la marquise; au contraire, elles l'avaient achevée, pour ainsi dire, en la mùrissant. Le teint de Mme du Val-Noir, moins transparent qu'autrefois, n'en offrait qu'un plus doux charme. Ainsi de ses yeux, dont le rayon, moins éblouissant, mais plus limpide, semblait jaillir maintenant d'un cristal mouillé. Paul, en la retrouvant plus que jamais gracieuse et séduisante, sentit dans son cœur un invincible mouvement de haine contre elle. Poussé par ce besoin de dévouement qui tourmente les ames généreuses, il fùt tombé tout en pleurs à ses pieds, peut-être, pour lui offrir, avec le sacrifice de ses récens projets, un cœur de nouveau dompté et fidèle, s'il l'eût trouvée affligée et légèrement courbée sous un souffle de décadence; mais en la voyant sereine et confiante, évidemment ambitieuse et sûre encore de flatteurs triomphes, et si fière de la solidité de ses avantages, la colère prit en lui la place qu'aurait occupée l'attendrissement. La douloureuse émotion qu'il éprouvait, il la cacha d'abord sous les apparences d'une glaciale politesse; mais bientôt, rappelé au but de sa visite par son dépit même, il ne songea plus qu'à jouer habilement son rôle et à rester le mieux possible en situation. Mme du Val-Noir lui ayant parlé à brûle-pourpoint de Me de Blancourt et du bon goût dont il témoignait en méditant de s'unir à cette jeune fille :

- Madame, répondit-il, ne me félicitez pas trop vite! car rien n'est encore fait. Quand j'ai demandé à Mme de Blancourt la main de Mile Pauline, je me croyais capable de vous revoir sans danger...

-Oh! de grace! monsieur, interrompit malicieusement la marquise, ne sortons pas de notre sujet.

-Hélas! madame, reprit Paul en affectant un mélancolique sourire, pardonnez-moi cette allusion involontaire aux plus beaux jours de ma vie!

- Toujours fantasque! dit Mme du Val-Noir avec un petit balancement de tête ironique. Prenez garde! monsieur; le roman et le mariage ne vont guère ensemble. N'allez pas m'exposer, je vous prie, à m'entendre reprocher un jour par la baronne l'appui que je vous prête auprès d'elle en ce moment.

Soyez sans inquiétude là-dessus, madame!

Ce mot fut prononcé d'un ton railleur qui aurait certainement

blessé la marquise, si elle eût conservé la moindre étincelle de son ancienne passion pour Paul. Le jeune homme craignit même un instant d'avoir manqué de prudence; il fut aussitôt rassuré par la bienveillante approbation que son interlocutrice lui exprima.

- A la bonne heure! dit-elle; soyez raisonnable, et vous trouverez toujours en moi une sincère amie.

Votre bonté a de quoi me confondre, madame; surtout, lorsque je me rappelle une certaine circonstance qui aurait dù m'attirer votre haine, et qui paraît s'être effacée de votre indulgente mémoire, comme tant d'autres choses indignes d'y rester gravées.

De l'ironie! dit finement la marquise; est-ce de l'ironie? singulier diplomate que vous êtes! Le procédé est nouveau, de lancer des traits satyriques aux gens dont on veut se faire des créatures. Quoi qu'il en soit, je vous pardonne, à condition que vous vous expliquerez plus clairement.

- En vérité, madame, j'ai honte! Je voudrais pouvoir oublier, ainsi que vous l'avez oubliée vous-même, cette affreuse lettre...

Quelle lettre? Parlez donc!

- Que je vous glissai à un bal de l'ambassade anglaise, il y a quatre ans?

La marquise partit d'un adorable petit éclat de rire.

- Ah! oui, dit-elle, j'y suis: un carré de papier barbouillé au crayon, et d'une façon illisible. Quoique ma mémoire soit en général fort mauvaise, selon votre peu charitable remarque, je me souviens très bien que je pus déchiffrer deux lignes à peine de votre épître, et que je la brùlai sans aller au bout. Ah çà! il paraît donc que vous m'y disiez des méchancetés bien grosses? N'importe! je ne vous en veux pas.

Pour toute réponse, Sainte-Grève tira lentement de sa poche un assez volumineux paquet de papiers, qu'il tendit à la marquise. -Eh! bon Dieu! qu'est-ce que cela? dit-elle d'un ton de joyeuse épouvante.

- Un dépôt sacré que vous m'aviez confié, madame, et que je regrette de ne vous avoir pas rendu plus tôt.

La marquise eut l'air de réfléchir un moment aux paroles de SainteGrève; puis, comme retrouvant un souvenir perdu :

Quoi! vous avez conservé ces autographes de moi? répondit-elle. Je les croyais brûlés depuis long-temps.

Elle sonna et demanda une bougie allumée.

Cet ordre exécuté, elle parcourut de l'œil, au hasard, la volumineuse correspondance que venait de lui remettre Paul.

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- C'est singulier! reprit-elle après quelques minutes de lecture silencieuse; il me semble que je rêve, ou que je lis un roman. Ai-je bien pu imaginer de pareilles sottises? « C'est pour me donner du courage et égayer le commencement de cette journée, que je vous adresse ce petit mot... Je suis bien découragée et bien malheureuse! Vous aurez des remords, plus tard... Vous sentirez votre faute, il ne sera plus temps. » — Il n'y a pas à se dédire, ajouta-elle gaiement; je reconnais on ne peut mieux mon écriture.

Après avoir approché de la bougie et jeté dans le foyer la lettre dont elle venait de citer quelques phrases incohérentes, elle poursuivit : —«Si l'on pouvait ouvrir mon cœur, je suis sûre qu'on t'y trouverait tout entier... Au revoir, et jamais adieu, entends-tu!... Je te supplie de ne point être trop aimable avec les autres femmes. Par pitié! que j'aie toujours une place dans ton cœur... Il y a quatre jours que je ne vous ai vu, il y en a trois que je souffre... Oh! n'oublie jamais cette pauvre femme qui ne vit plus que pour toi!... » — Décidément, je suis de l'avis de mon médecin, qui traite l'amour de fièvre chaude; mais je n'aurais jamais cru en avoir été atteinte si sérieusement.

-

Cela dit, Mme du Val-Noir alluma tranquillement tout le paquet de lettres.

Dès qu'il fut entièrement consumé :

- Et vers quelle époque, à peu près, comptez-vous épouser Me de Blancourt? demanda-t-elle à Paul, aussi simplement que s'il n'y avait pas eu entre eux deux, jusques-là, d'autre sujet de conversation que ce mariage.

Lorsque Sainte-Grève raconta à M. de Seyssinet les détails de son entrevue avec la marquise, celui-ci se pinça la moustache de l'air satisfait d'un prophète dont les prédictions sont accomplies.

-Eh bien! quel sentiment éveille en vous, à cette heure, dit-il, le souvenir de Mme du Val-Noir?

- Aucun, répondit Sainte-Grève. Et la seule idée que m'inspire cette femme, c'est le désir de ne la revoir jamais.

- Bravo! vous voilà parfaitement guéri. Mais, au moins, que ceci n'ait pas été pour vous une épreuve inutile! Quand vous allez être en ménage, gardez-vous d'accabler votre femme de témoignages d'affection, aussi bien que de faire de trop longs voyages sans elle. En amour, vous le savez à présent par expérience, l'importunité ni l'absence ne valent rien.

J. CHAUDES-AIGUES.

SOUVENIRS DE BERLIN.

Quelques mois passés en Prusse, à Berlin, m'ont mis à même d'y bien observer les hommes, les lieux et les choses. J'ai pu, en plusieurs occasions, étudier par moi-même le caractère du roi dont la Prusse déplore aujourd'hui la perte. J'ai vu de près sa cour et son peuple, mon intention n'est point de me faire ici l'historien fidèle d'un règne de quarante-trois ans, traversé par des circonstances et des vicissitudes que personne n'ignore. Il me suffira de faire connaître l'homme privé, d'après les renseignemens que j'ai recueillis sur les lieux, autant que d'après mes souvenirs. Quelques mots sur la cour de Berlin, sur les rapports de Frédéric-Guillaume III avec ses sujets, trouveront naturellement place dans ce travail.

Le roi Frédéric-Guillaume, qui vient de mourir, était âgé de soixante et dix ans. Hâtons-nous de le dire, c'était l'homme de bien dans toute la valeur du mot. Monté sur le trône en 1797, il a, dans sa longue carrière royale, donné des preuves constantes du plus pur, du plus loyal caractère. S'il ne fut point doué de ces qualités éminentes qui font les grands monarques, il eut toutes celles qui font les bons rois; gardons-nous d'entendre par cette concession que Frédéric-Guillaume n'eut que cette bonté passive qui consiste à aimer son peuple, et à s'en faire aimer. Le roi de Prusse possédait, à un très haut degré, la fermeté indispensable à tout homme qui gouverne; et en Prusse, le roi règne et gouverne; il avait la ténacité du juste ; sa volonté était presque toujours inébranlable, en ce qu'elle se fondait constamment sur des principes de raison et d'équité. Ce ne fut pas seulement dans ses états que Frédéric-Guillaume sut faire prévaloir cette force de résolution, qui n'avait rien de ce qu'on est convenu d'appeler parmi nous obstination allemande ; le mérite n'eût été que médiocre; en Prusse, la monarchie est absolue, comme on sait, et vouloir là, c'est pouvoir. Mais au dehors, à l'égard des têtes couronnées et à des époques que la situation de l'Europe rendait très difficiles et très critiques, il sut faire respecter la force de ses convictions; c'est sans contredit au roi de Prusse qu'a été dû, en 1830, le maintien de la paix européenne.

TOME XIX. JUILLET.

9

L'attitude qu'il prit et conserva dans ces circonstances, où tout bouillonnait autour de lui, la sage et courageuse persévérance qu'il déploya malgré les obsessions de tous ses alliés, lui valent à coup sûr la reconnaissance générale et le respect du monde entier. Il s'est conquis par là des titres à une gloire, sinon éblouissante, du moins vénérable et solide. Et certes, ce ne fut pas par un sentiment timoré, que Frédéric-Guillaume s'opposa à cette espèce de fièvre héroïque qui avait saisi ses tributaires et ses alliés; il lui était permis, plus qu'à tout autre souverain, de compter sur la force et l'esprit de ses troupes, car la Prusse peut, d'un jour à l'autre, mettre sur le pied de guerre une armée formidable, dont le chiffre dépasserait sans effort cinq cent mille hommes.

Frédéric-Guillaume III était marié, quand il hérita de la couronne de son père; il avait épousé une princesse de Mecklembourg-Strelitz, l'une des plus belles personnes de l'Allemagne. Huit enfans naquirent de ce mariage, sept vivent encore, ce sont quatre fils: le prince royal, qui devient roi aujourd'hui, le prince Guillaume, le prince Charles, et le prince Albert; trois filles: l'impératrice de Russie, la princesse Frédérique des Pays-Bas, et la grande duchesse de Mecklembourg-Schwerin. Les quatre fils du feu roi sont mariés : le prince royal à une princesse de Bavière, les princes Guillaume et Charles aux deux sœurs, princesses de Saxe-Weymar, et le prince Albert à la fille unique du roi de Hollande. J'ai vu toute cette nombreuse et belle famille réunie, et je puis dire que, groupée autour de ce vieillard vénérable, et d'un aspect si martial encore, malgré son âge avancé, elle offrait l'un des spectacles les plus propres à édifier le cœur et la pensée. Seul entre tous ses frères et sœurs, le roi actuel, Frédéric-Guillaume IV, n'a pas d'enfans.

Frédéric-Guillaume III devint veuf en 1810. La reine mourut dans le Mecklembourg, d'une affection de poitrine; elle était alors dans tout l'éclat de sa beauté, et ses hautes qualités l'avaient rendue chère et respectable à toute la Prusse. Le roi ne se consola jamais de cette perte, et, à chaque anniversaire de la mort de sa femme, il était beau de voir le monarque, agenouillé au tombeau qu'il lui fit élever à Charlottembourg, y attendant ses nombreux enfans, car il les y précédait toujours. Près de trente ans se sont écoulés depuis cet évènement douloureux, et, l'année dernière encore, le vieillard versait les mêmes larmes sur le marbre admirable qui reproduit aux yeux la belle et gracieuse reine de Prusse, demeurée jeune et ravissante sous le ciseau du sculpteur (1).

On s'étonnera peut-être que, possédé par d'aussi vifs regrets et sous le charme, si je puis m'exprimer ainsi, d'une aussi touchante douleur, le roi de Prusse ait consenti à épouser une autre femme, quinze ans environ après la mort de la reine; on s'étonnera peut-être encore d'avoir vu cette douleur demeurer aussi profonde, après la formation de ces nouveaux liens. Quiconque a pu voir et connaître Frédéric-Guillaume, ne saurait partager cette surprise.

(1) Le monument de la reine de Prusse est dû au ciseau du professeur Rauch de Berlin.

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