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BIBLIOTHÈQUE CHOISIE.

En présence de la littérature de jour en jour avilie et de la librairie française menacée de ruine, bien des esprits se sont légitimement émus. Toutefois, tandis que chacun accusait le mal, on s'inquiétait peu jusqu'ici de découvrir et d'appliquer le remède. Nous ne parlons même pas de la contrefaçon étrangère, dont la répression appelle à la fois une haute intervention et d'universels efforts. Mais à côté de cette grande et vitale question, il s'en présentait encore une autre fort essentielle, et d'ailleurs plus aisée à tenter immédiatement, je veux dire celle de la moralisation et du bon marché dans notre commerce littéraire. Il s'agissait, avant tout, d'arrêter le cours torrentiel des méchantes productions qui nous débordaient, en lui opposant une digue salutaire de saines et honnêtes publications. Après cela, une fois le public ramené aux vraies sources, il fallait de plus en plus lui en faciliter l'accès, et l'y maintenir par un charme durable; une fois son penchant ravivé, l'entretenir, l'accroître sans cesse, à l'aide de l'intérêt et du plaisir réunis. En un mot, mettre les plus riches produits de l'intelligence dans un grand nombre de mains peu fortunées, tel était le difficile et intéressant problème qu'il s'agissait de résoudre : car, on le sait trop, les esprits les plus délicats et les cœurs les plus généreux ne sont pas toujours ceux qui ont, pour satisfaire la suprême élégance de leur goût, les bourses les mieux dorées et les plus pleines.

La Bibliothèque Charpentier, conçue à peu près dans ce dernier but, n'a pas tardé à produire des résultats qu'il était logiquement facile de prévoir. De bons et beaux ouvrages, bien compacts, très pleins de matière, et cepen

TOME XIX. JUILLET.

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dant clairement lisibles, aisément maniables, imprimés avec soin, et, pardessus tout, peu coûteux, devaient faire oublier sans peine les mauvais livres très chers et assez peu comfortables publiés précédemment. On a été généralement charmé et comme surpris, après le flux trivial de nos méchantes improvisations de chaque jour, de voir apparaître tant d'œuvres d'un mérite à la fois brillant et solide, qui ne passeront pas. Des noms qui, pour la plupart, sont autant de gloires consacrées, ont bien vite éclipsé et rejeté dans l'ombre nos petites illustrations tout en fusées rapides et en feux-follets qu'un souffle suffit à éteindre. Tel qui ignorait ou dédaignait de plus en plus la boutique discréditée du libraire, en a dès-lors facilement repris le chemin. La modicité inusitée des prix a déterminé les volontés les plus rêtives et achevé de vaincre les apathies les plus résistantes. Grace à cette condition fort importante, bien que secondaire, des ouvrages modernes ont pu atteindre en quelques semaines un chiffre de débit pour le moins aussi élevé que celui obtenu en dix ans, malgré tout leur crédit, par les premières éditions trop onéreuses. Le nouvel éditeur, instruit par l'expérience, acceptant tous les progrès récens, et sachant borner ses bénéfices, a pu dès-lors marcher hardiment sur un terrain tout neuf, où il ne tiendrait qu'à la librairie nationale de le suivre d'un commun accord. Ainsi, chose, par malheur, assez rare en tous les temps, la réussite matérielle s'est trouvée aller de pair, cette fois, avec le succès moral; une œuvre bonne et intelligente est devenue en même temps une heureuse spéculation.

Un fait assez curieux, très clairement mis au jour par la publication de la Bibliothèque Charpentier, c'est que, généralement, les livres les meilleurs sont aussi ceux qui s'achètent le plus. Ce qui doit paraître d'abord assez surprenant, après toutes les débauches d'esprit, après tous les égaremens de goût dont nous avons été témoins, ce qui est irrécusable toutefois, c'est que le public accueille avec une préférence marquée les ouvrages à la fois bien pensés et bien écrits. La tendance morale et le style, tels sont les deux élémens constans et étroitement unis du succès de la publication qui nous occupe. Nous savons même, à ce sujet, des chiffres certains et tout-à-fait concluans. Est-ce, par hasard, que le goût public serait moins perverti en réalité qu'il a pu souvent le paraître? Suivant toute apparence, il n'y avait qu'une légère déviation qui s'est redressée au moindre effort. Des œuvres mauvaises au fond ou dépourvues d'une beauté de forme durable, si parées qu'elles soient de dehors séduisans, sont tôt ou tard vouées à leur inévitable sort. Elles peuvent, pendant un temps, surprendre l'attention, usurper l'intérêt par des moyens plus ou moins illégitimes; mais, malgré tout, ce qui ne porte pas en soi le cachet de la raison, du sentiment et du style, ne saurait jouir d'un règne de longue durée. Le public, c'est-à-dire cet être collectif auquel le sens ne défaut jamais entièrement, revient toujours, après quelques égaremens passagers, au droit et vrai chemin. En définitive, l'avantage demeure aux esprits sensés et délicats sur les audacieux exploitateurs d'une vogue éphémère.

Nous ne voudrions de ceci qu'une seule preuve entre mille autres. L'éditeur de la Bibliothèque choisie avait eu le tort, au début, d'introduire dans sa publication quelques ouvrages d'une exécution peut-être piquante, et qu'il pouvait croire d'une facile amorce pour la curiosité, mais, en tout cas, peu dignes, selon nous, d'une collection d'élite. La Physiologie du Goût et la Physiologie du Mariage ne sauraient passer, en effet, pour des ouvrages bien littéraires et d'une moralité fort choisie. Depuis, M. Charpentier a pensé devoir s'engager dans la pleine série des romans de M. de Balzac, soit qu'il imaginât en cela servir l'attente du public, soit qu'il fût séduit par l'idée d'enrichir sa collection d'une galerie de tableaux réflétant la société contemporaine. Eh bien! cette conception lui a beaucoup moins réussi qu'on ne serait d'abord tenté de le croire. Il s'est trouvé que M. de Balzac se vendait trois ou quatre fois moins que tel autre écrivain de renom moins bruyant, et dont l'œuvre ne visa jamais au scandale, Xavier de Maistre, par exemple, avec ses histoires si simples, si morales, si sobrement contées. A y regarder d'un peu près, l'insuccès de M. de Balzac dans un certain monde de lecteurs ne doit pas surprendre. Sans contredit, l'auteur des Scènes de la vie privée a une grande valeur comme peintre de mœurs et de caractères, comme physiologiste sagace et minutieux; mais le don même d'observation dont est doué très heureusement M. de Balzac se trouve singulièrement obscurci par les mille couleurs bizarres dont il le surcharge à plaisir, par ses nombreuses aberrations d'analyse microscopique, et sa manie perpétuelle d'étirer la matière. Puis il y a encore une raison meilleure que celle-là. M. de Balzac, à quelques rares et belles pages près, tout-à-fait de rencontre, ne sait pas écrire. Chez lui, les grandes lignes du style se brouillent et se noient dans la plus inconcevable diffusion. Or, nul livre ne saurait long-temps fixer l'attention s'il ne se recommande par le style. Aujourd'hui surtout que plusieurs écrivains ont porté le talent du style à un très haut degré de perfection, le public a quelque droit de se montrer difficile en cette matière. Lorsque de très jeunes gens, presque à leur début, annoncent déjà un remarquable sentiment de la forme, on ne saurait pardonner à un homme vieilli dans le métier et qui se pose comme une gloire contemporaine, de jeter ses conceptions dans un moule partout surchargé de bavures et de scories.

Du reste, on doit à l'éditeur cette justice qu'il n'est plus retombé pour d'autres dans les péchés complaisans auxquels l'a induit M. de Balzac. Il est rentré franchement dans un ordre de publications à peu près irréprochables, où la faveur publique le suit et le maintiendra, espérons-le, autant que sa propre volonté. Conseillé, dirigé par des hommes de talent et de goût, il épure de plus en plus ses choix ; il relève et embellit chaque jour sa collection par des réimpressions de toute façon excellentes, qui l'absolvent de la Peau de Chagrin, de César Birotteau et autres productions de même espèce, auxquelles il s'est d'abord trop complu. C'est ainsi seulement qu'il pouvait conserver et accroître les suffrages d'élite acquis maintenant à son utile entreprise. Après

tout, ne vaut-il pas mieux s'adresser à un public plus restreint, mais constant et éclairé, que de satisfaire à tout prix la tourbe aussi vaine et frivole que changeante des lecteurs de hasard?

Nous avons là sous les yeux quantité d'ouvrages qui à la fois réjouissent le regard et satisfont l'esprit les ouvrages les plus délicats, les plus fins ou les plus éloquens, les mieux pensés et les mieux écrits qui se puissent lire, et en même temps les volumes les plus frais et les plus lustrés qu'il soit possible de voir sous un même format commode et agréable, simple et élégant. On avait tant vu jusqu'ici de platitudes richement habillées et de solides mérites pauvrement vêtus, que savoir unir le bon et le beau, doit passer justement pour une nouveauté fort estimable. Cette fois, la matière et l'esprit sont conciliés avec un plein succès; ils sont dignes l'un de l'autre et n'ont rien à s'envier. De belles phrases s'étendent doucement sur un lit moelleux et satiné; de bonnes pensées peuvent se jouer à l'aise et briller distinctement dans des pages claires, nettes, aérées, sans interligne frauduleux toutefois et sans des steppes infinies de papier blanc.

La Bibliothèque choisie figure assez bien une sorte d'assemblée littéraire aussi homogène que possible et sans trop de faux mélange, même un peu aristocratique, s'il faut le dire, mais d'ailleurs largement ouverte, et sans parti pris d'exclusion. Les talens les plus divers y ont droit d'asile, pourvu que leur renommée soit consacrée entre toutes par une longue suite de suffrages, ou que leur droit, moins évident, ait été révélé par un de ces infaillibles arrêts d'une critique qui impose l'admiration. Chaque genre, histoire, morale, roman, poésie, théâtre, y peut être admis, s'il a été d'ailleurs réalisé dans de certaines proportions assorties, et avec une beauté d'expression toute particulière. Elle adopte au même titre les auteurs étrangers et les écrivains nationaux, les prosateurs et les poètes du XIXe siècle, non moins que ceux des âges précédens, en tant qu'ils réunissent en eux les conditions essentielles de pensée et de style. Ainsi l'on peut y voir déjà Benjamin Constant et X. de Maistre, Mme de Souza et Mme de Staël, Racine et André Chénier. D'autre part, Alfieri et Goethe, Klopstock et Manzoni, Goldsmith et Pellico, s'avoisinent et s'y rallient. Plus tard, nous aurons Rabelais et Rousseau, Mme de Sévigné à côté de Lesage, Sterne en face d'Hoffmann, Moratin après Lope de Vega; les uns, traduits par des plumes élégantes et fidèles; les autres, commentés par les critiques les plus fins, les plus ingénieux, ou les plus habiles de ce temps. Ce n'est rien moins, pour tout dire, qu'une vraie fraternisation d'idées, un délicat banquet de renommées et de mérites unis entre eux par un même esprit de sympathie vivifiante. Chacun s'y peut adresser afin de puiser l'aliment propre à son esprit, la substance nécessaire à son ame. Chacun, suivant ses études, ses goûts, ses tendances ou ses prédilections secrètes, peut faire aisément son triage parmi des produits de saveurs fort diverses et de couleurs très variées. Si vous voulez, c'est un musée dans lequel plus d'un chef-d'œuvre, plus d'un tableau de maître est entré en ligne ou prendra rang à son tour. C'est une

galerie où bien des portraits, des paysages, des drames divers, mais tous exécutés par quelque main habile, reçoivent successivement le même accueil intelligent et respectueux, sont à l'instant revêtus d'un même cadre qui indique la communauté de famille en laissant à chacun la distinction spéciale de son dessin ou de sa couleur.

Pour notre part, nous ne saurions assez nous féliciter de tenir si facilement dans nos mains bien des livres que nous avions connus sans les posséder, qu'il nous avait été donné de lire une fois en passant, sans les déguster à loisir, que nous admirions pour tout dire et que nous aimions un peu trop à distance, faute de les avoir ainsi groupés ensemble, nettement choisis, sans recherche et sans peine. On sait ce qui arrive trop souvent pour les livres qu'on aime le mieux, qu'on lirait le plus volontiers, qu'on serait le plus jaloux d'avoir en sa possession. Les uns sont englobés dans des collections complètes et fort mélangées, dont il n'est pas possible de les disjoindre, ou bien se dérobent sous quelque titre général qui les absorbe dans son tout superbe. Les autres n'existent que dans des formats volumineux, incommodes, dispendieux, tels qu'on n'en saurait beaucoup loger dans les étroits rayons d'une modeste bibliothèque. Un assez grand nombre se trouvent flanqués, on ne sait comment, de notices imparfaites, de critiques arriérées, de commentaires absurdes, qui les gâtent et les feraient presque haïr. D'autres enfin dont la gloire a été humble, discrète ou tardive, ont été publiés à petit nombre, dans un demi-jour, sont épuisés depuis et ne se rencontrent pas ou guère du moins. Ainsi, dans la plupart de ces cas, on est réduit à désirer la possession du livre, on l'espère d'un jour à l'autre, et jusque-là on s'est privé. Or, ce qui nous plaît justement dans la collection dont il s'agit, c'est qu'elle s'attache pardessus tout à réunir, soit des livres auparavant peu répandus dans le commerce, soit d'autres qui n'existaient pas dans les mêmes conditions intelligentes de groupe et de séparation. Si plus d'une œuvre de renom célèbre n'y figure pas, et n'y devra point paraître, ce n'est pas qu'elle n'en soit jugée digne, mais parce que celle-là sans doute, propagée en des éditions multiples et variées, n'a pas besoin, pour se transmettre au public, d'une forme nouvelle, ou même parce que sa prodigieuse diffusion en a vulgarisé quelque peu le mérite.

En outre, on ne s'est pas seulement inquiété ici des noms les plus significatifs, des individualités les plus marquantes dans la littérature française et étrangère. On a fait mieux, on a discerné scrupuleusement, même parmi les productions du génie. Il y avait à se garder des œuvres complètes où presque toujours le pire avoisine l'excellent, où parfois le grave et l'essentiel se mélange d'oiseux et de futile; car, même les plus purs écrivains, les plus souvent pareils à eux-mêmes, les moins reprochables, ont eu des chances diverses dans l'inspiration, et des jets d'une hauteur inégale. Aussi n'a-t-on pas voulu prétendre à édifier un de ces panthéons ambitieux où trop de divinités tiennent à la fois pour qu'elles soient toutes vraies et dignes d'adoration. On n'a pris à

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