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- Eh quoi! madame, ne puis-je vous avoir vue ailleurs qu'à Madrid, en France, par exemple.... puisque vous êtes Française?

-Que voulez-vous dire?

Ici Mansfeldt crut remarquer un peu de trouble dans son interlocutrice, dont les yeux avaient brillé soudain d'un feu inaccoutumé à travers les étroites ouvertures de son masque; et, l'observant avec la plus vive attention :

-Elle est émue, se dit-il mentalement; maintenant je suis sûr que c'est elle. Elle ne veut pas en convenir, mais je saurai bien l'y forcer.

Puis il reprit après un silence:

-Excusez-moi, belle inconnue; mais je ne saurais vous expliquer ce que mes paroles ont d'obscur qu'après que vous aurez ôté votre masque, car la partie n'est pas égale entre nous. Vous savez qui je suis; moi, j'ignore totalement qui vous êtes....

Et vous devez l'ignorer toujours, monsieur le comte, entendezvous, s'écria la dame masquée avec une certaine solennité.

Eh bien! répliqua vivement le comte, qu'à cela ne tienne, je suis prêt à signer de mon sang l'engagement formel de ne jamais chercher à connaître votre nom; mais vous, en échange, ne ferezvous pas ce que je vous demande? J'embrasse vos genoux, madame; par grace, ne me refusez pas! Si vous saviez de quel intérêt il y va pour moi, oh! vous auriez pitié sans doute.... Que je puisse voir vos traits charmans, ne fût-ce qu'un instant, une seconde même : c'est bien peu, n'est-ce pas? Eh bien, je me tiendrai pour satisfait, et je ne vous importunerai plus de mes sollicitations, et je vous bénirai.... Oh! ne détournez pas ainsi la tête, ne soyez pas inexorable.

En parlant ainsi, le comte, agenouillé devant son interlocutrice, s'était emparé de ses deux mains qu'il osait presser dans les siennes, et il la regardait d'un air suppliant, et il avait des larmes dans les yeux. Sa physionomie mâle et pleine de régularité et de noblesse empruntait à cette attitude un caractère de beauté presque surhumaine. De son côté, la dame masquée, visiblement subjuguée par l'éloquence de Mansfeldt, muette et palpitante, semblait s'enivrer de ses douces paroles; par intervalles leurs haleines se confondaient, leurs têtes se touchaient presque. Bref, je ne sais comment il se fit que le masque tomba au moment même où, tremblant, éperdu, Mansfeldt effleurait de ses lèvres brûlantes une jolie bouche qui ne se dé– fendait qu'à moitié du contact de la sienne. A cet instant décisif, le comte ne put retenir une exclamation de surprise. La femme qu'il

avait devant lui était d'une beauté remarquable encore, bien qu'elle ne füt plus au printemps de la vie. La blancheur de sa peau, la pureté du profil de ses traits qui rappelait les plus beaux types de la Grèce et de l'Italie plus encore que ceux de France, je ne sais quelle expression d'orgueil à la fois et de volupté répandue dans toute sa personne, tout contribuait à en faire un objet digne d'admiration; mais ce n'était pas l'inconnue dont le souvenir vivait ineffaçablement dans

son cœur.

- Qu'est-ce donc? qu'avez-vous? s'écria-t-elle en fronçant légèrement le sourcil. Vous voyez bien, monsieur le comte, que j'avais raison de ne pas vouloir ôter mon masque.

Oh! répondit Mansfeldt en s'emparant de nouveau d'une main qu'on venait de lui retirer et en y déposant le plus ardent baiser, c'eût été dommage; car vous êtes si belle!...

Puis il murmura tout bas :

- O ciel! pourquoi n'avez-vous pas permis que ce fût l'autre? Son interlocutrice abaissa sur lui un regard satisfait, et sourit. En même temps trois coups bien distincts retentirent à une porte cachée derrière une tapisserie. Alors elle se leva, et faisant signe au comte de la suivre :

- On vient, dit-elle, m'annoncer que le souper est servi. Comte, votre main.

En même temps, une voix intérieure murmurait au fond de son ame: Mon Dieu! je vous remercie. Il ne m'a pas reconnue, car il m'aurait maudite.

En ce moment, une horloge de Boule, placée dans un angle de la chambre, sonna onze heures.

Le jour commençait à poindre lorsque Mansfeldt et la dame au masque se séparèrent.

Cher comte, s'écria celle-ci en baissant les yeux, ne voulez-vous pas me laisser quelque chose en souvenir de vous et de cette nuit sitôt écoulée?

Que voulez-vous de moi, chère ame? Choisissez. Est-ce mon écharpe qui vous plaît ou bien mon nœud d'épée? Préférez-vous cette bague?

Oh! non. Bien que tout ce que vous avez porté doive m'être précieux, je veux une chose qui aura pour moi plus de valeur encore,

parce que c'est de vous seul qu'elle me viendra. Laissez-moi couper moi-même une boucle de vos blonds cheveux.

Volontiers, ma toute belle, mais c'est à condition que le don sera réciproque.

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Ingrat! Sans moi vous n'eussiez pas même songé à le demander. Je devrais vous en vouloir pour cela; mais le puis-je? Je vous aime tant! beaucoup plus qu'il ne convient sans doute. Au surplus, je vous l'ai déjà dit, cela était écrit dans les astres.

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— Vous riez? Ne riez pas ainsi, mon beau comte. C'est une science mystérieuse et profonde que l'astrologie, une science qui ne trompe jamais.

— Dieu vous entende, ma charmante prophétesse, car, moi aussi, j'ai eu ma part dans les prédictions de vos devins de France, et une belle part, je vous jure.

-Que vous ont-ils annoncé, cher comte?

-Oh! la plus étrange destinée; mais vous êtes la dernière à qui je voudrais en parler. Jusqu'à ce qu'elle se réalise, ce qui n'arrivera sans doute jamais, permettez-moi de ne croire qu'à une chose, à vos beaux yeux.

- Impie!

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Que voulez-vous? nous différons tous deux d'opinion. Vous pensez, vous, que notre destinée est écrite là-haut, et que tous nos efforts n'y sauraient rien changer; moi, j'ai meilleure opinion de l'espèce humaine, et je crois que les hommes se font eux-mêmes leur destinée, en dépit de Dieu et du diable. C'était l'avis de mon grand oncle, le comte Ernest de Mansfeldt, et je prétends être fidèle à ses principes; comme lui, je veux mourir debout.

De grace, Mansfeldt, cessez ce badinage et ces vaines bravades. Je ne sais pourquoi je me sens toute triste, ce matin, en vous quittant. A coup sûr il arrivera malheur à l'un de nous deux, car mes pressentimens ne me trompent jamais. Les pressentimens jouent un grand rôle dans l'astrologie, Mansfeldt.

Je le crois, ma belle Circé, puisque vous le dites.

-Songez donc, si nous ne devions plus nous revoir, si l'un de nous devait mourir... bientôt! Oh! quelle affreuse idée!

-Écartez-la bien vite. Nous sommes l'un et l'autre pleins de vie et de santé; la mort aurait trop à faire.

-Insensé, qui parle ainsi de la mort! Mais vous n'avez donc jamais vu quelque charmante jeune femme, quelque beau seigneur ne rêvant qu'amour et plaisir, frappés tout à coup au milieu des joies d'un

repas ou des pompes d'une fête par un mal terrible, inconnu, mourir dans l'espace d'une heure, que dis-je, de quelques minutes!

Lorsque j'étais en France, j'ai entendu parler de pareils trépas; mais cette mort cruelle, instantanée, la cause en est connue : c'est le poison qui la donne.

Eh bien?

Eh bien! que m'importe après tout? nous sommes ici en Espagne, et non point en France.

Mansfeldt, le poison est de tous les pays.

Je le sais, car votre chambre ardente n'a pas fait justice de tous les coupables; elle en a laissé échapper plusieurs et des plus considérables par leur rang comme par leurs crimes.

- Et vous aussi, Mansfeldt, vous croyez à de pareils mensonges? Madame, je crois que la comtesse de Soissons est à Madrid.

- En effet, je l'ai entendu dire; mais alors, ajouta l'inconnue avec un sourire, voilà une raison de plus pour se montrer défiant. - Pourquoi? je n'ai pas, moi, de succession à laisser.

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On peut avoir à se venger de vous.

Je n'ai point d'ennemi.

Aujourd'hui c'est possible, mais demain... Écoutez, Mansfeldt, laissez-moi vous faire un présent, et promettez-moi de le porter sur vous sans cesse, en tous lieux, pour l'amour de moi.

En même temps la dame au masque tira de son sein un petit flacon qu'elle présenta au comte. Celui-ci le prit et se mit à le contempler en souriant.

Serait-ce, dit-il, un talisman pour me rendre immortel? Grand merci du présent, ma belle inconnue. Je vous jure ma foi de gentilhomme catholique, apostolique et romain...

-Comte, interrompit la dame avec une expression de visage presque sinistre, ceci est chose plus sérieuse que vous ne pensez. Ce flacon contient le plus puissant des contrepoisons. C'est le résultat des recherches et de la science combinées de la Voisin et de l'Italien. Exili. Si jamais une torture poignante, horrible, vient vous révéler la présence du poison dans vos veines, si vous sentez votre sang se glacer et les sources de la vie près de se tarir en vous, avalez quelques gouttes de la liqueur contenue dans ce flacon, et vous serez sauvé, quand bien même on aurait eu recours pour vous tuer à la plus énergique et à la plus savante des combinaisons chimiques connues, à celle dont se servit Beuvron pour Madame, ou même à la poudre de Mme de Brinvilliers.

En recueillant ces dernières paroles, le comte ne put s'empêcher d'attacher sur son interlocutrice un regard où la surprise commençait déjà à faire place à un léger sentiment de méfiance. Bien qu'à l'époque où se passe cette histoire, il ne fût point rare d'entendre, dans les cercles, les belles dames disserter savamment sur la chimie ou la magie blanche, tant d'érudition en ces matières alarmait Mansfeldt, et il jugea ne devoir point prolonger davantage son entrevue. Toutefois, en véritable diplomate qu'il était déjà, il sut dissimuler la fåcheuse impression qu'il éprouvait sous une apparence de légèreté :

- Chère ame, s'écria-t-il, je garderai précieusement ce flacon, mais permettez-moi de souhaiter n'être jamais dans le cas d'y avoir recours, et pour que mon vœu soit exaucé, renvoyez-moi bien vite, de peur des jaloux, car le jour vient, je pourrais être reconnu. D'ailleurs mes gens doivent être fort inquiets sur mon compte. Je suis sûr qu'à cette heure ils sont courant toutes les rues de Madrid, s'attendant à me trouver assassiné sous quelque balcon. Je vais les rassurer. Adieu.

Adieu, mon beau comte. Quand vous reverrai-je? -Bientôt, ma charmante.

- N'oubliez pas le moyen que je vous ai indiqué pour cela.

-Je m'en souviens au mieux : une lettre déposée le matin dans l'église des Franciscains, sous le troisième pilier à droite de la nef; il y a une fente. J'expliquerai cela à mon page, et puis j'irai me promener le soir au Prado comme hier.

- C'est à merveille; adieu encore, et un dernier baiser!

Un moment après, la dame au masque agita une clochette, et deux valets parurent, dont l'un tenait à la main un bandeau.

Allons! dit Mansfeldt, il paraît que ce sera la même cérémonie au retour qu'à l'arrivée.

Plaignez-moi, répondit-on tendrement, de ne pouvoir vous affranchir de cette condition.

-Oh! repartit Mansfeldt avec beaucoup de galanterie, s'il y a quelqu'un à plaindre ici, ce ne peut être que vous en effet, ma toute belle, et non pas moi; car je n'avais hier soir, en entrant dans ce logis, qu'une espérance, et j'en emporte un souvenir.

Le comte de Mansfeldt avait déjà en parlant ainsi atteint le seuil de la porte; là, il plaça lui-même le bandeau sur ses yeux, porta deux doigts à ses lèvres et disparut. A peine la porte se fut refermée sur lui, que celle qu'il venait de quitter, arrachant convulsivement les voiles qui couvraient les deux portraits de femme que le comte avait

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