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BULLETIN.

La convention de Londres a changé les rapports des grandes puissances de l'Europe. Avant le traité du 15 juillet, il y avait en regard l'un de l'autre deux systèmes d'alliance d'où sortait naturellement l'équilibre européen. D'un côté, les états régis par le gouvernement constitutionnel, de l'autre, les trois monarchies absolues semblaient liés par une sorte de solidarité morale. L'analogie des principes avait déterminé les rapprochemens et les accointances politiques. Cette combinaison n'avait rien d'arbitraire et de forcé; elle était l'expression régulière de la nature des choses. Aussi, quand en 1834 l'Angleterre et la France, de concert avec l'Espagne et le Portugal, signèrent un traité pour assurer à Madrid et à Lisbonne le triomphe du gouvernement représentatif, cette quadruple alliance ne fut que la déclaration légale de la division que traçait en Europe la différence des principes et des constitutions politiques. A cet état de choses, le traité du 15 juillet fait succéder une autre situation. L'un des deux grands états constitutionnels s'est séparé de l'autre pour s'allier avec les trois monarchies absolues, et toutes les sympathies morales ont été sacrifiées à ce qu'on a considéré comme une satisfaction plus complète des intérêts positifs.

Le discours qu'a prononcé la reine d'Angleterre pour proroger le parlement au 8 octobre, annonce formellement que la Grande-Bretagne s'est engagée, de concert avec l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse, l'empereur de Russie et le sultan, dans des mesures ayant pour but d'effectuer la pacification permanente du Levant, de maintenir l'intégrité et l'indépendance de l'empire ottoman, et d'apporter ainsi une nouvelle sécurité à la paix de l'Europe. Si l'on avait été tenté d'attacher quelque importance aux phrases polies que lord Palmerston, en répondant à M. Hume, avait prononcées sur le compte de la France et de son gouvernement, le discours de la couronne doit faire tomber cette dernière illusion. Lord Palmerston aura pensé qu'il pouvait se montrer d'autant plus courtois dans la forme, qu'il se donnait plus entière satisfaction

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sur le fond des choses. Accusé d'avoir laissé voir quelquefois de la pétulance et de l'emportement, il a affecté de mettre dans son langage une mesure presque doucereuse; mais aujourd'hui il n'y a plus à s'arrêter aux complimens un peu suspects qu'a jugé à propos de nous adresser le ministre anglais. La couronne a parlé, et elle a hautement avoué l'engagement contracté par l'Angleterre avec la Prusse, l'Autriche et la Russie.

L'Angleterre n'a pu résister aux flatteries et aux séductions dont l'a entourée le cabinet de Saint-Pétersbourg. Elle a souri à la pensée de jouer le rôle d'arbitre de l'Europe, de faire succéder à la quadruple alliance de 1834 une quadruple alliance nouvelle où elle déploierait toute sa prépondérance. Elle croit ainsi tenir sous sa main le nord de l'Europe aussi bien que le midi. La Russie n'a rien épargné pour capter l'orgueil britannique, et les concessions temporaires n'ont pas dû lui coûter. Il était d'un si grand prix pour elle d'attirer la Grande-Bretagne dans sa sphère, et de dissoudre l'alliance anglo-française. L'Angleterre s'est laissée entraîner dans cette voie. Après dix années d'alliance avec la France, elle croit utile à ses intérêts et à sa grandeur d'essayer d'autres combinaisons et d'autres chances politiques.

Il n'est plus question aujourd'hui de s'adresser à la raison et à l'intérêt bien entendu de telle ou telle puissance, et de l'engager à ne pas signer ou ratifier une convention dont les conséquences peuvent être menaçantes pour la paix de l'Europe. Le traité existe, et désormais il n'y a plus à s'occuper que du mode d'exécution. Quelle part la quadruple alliance nouvelle a-t-elle faite à l'initiative et à l'action de la Russie? Les trois autres puissances ont-elles au moins su prendre des garanties suffisantes contre la coopération même de leur redoutable alliée?

La Russie ne manque pas de graves sujets de sollicitude et de plaies à guérir. L'insurrection permanente du Caucase la mine et l'humilie. Elle a à réparer le désastre de son expédition de Khiva, pour montrer aux populations asiatiques qu'elle peut toujours les atteindre quand elle le veut. La famine désole en ce moment une partie de son empire, et appelle des ressources extraordinaires. Toutefois ces embarras ne sauraient distraire la Russie de la pensée de presser l'exécution du traité de Londres : elle a eu l'insigne bonheur de le faire signer aux trois puissances; elle tient entre ses mains un acte qui lui ouvre pour l'avenir les portes de Constantinople, quelles que soient d'ailleurs les restrictions dans lesquelles elle ait consenti d'enfermer pour le présent sa puissance et son action. Elle serait infidèle à sa politique et à sa fortune si elle ne travaillait pas à tirer le profit le plus prompt et le plus complet des succès diplomatiques de M. de Brunow. Peut-être, quand l'exécution aura commencé, quand le premier coup de canon aura retenti, l'Angleterre regrettera-t-elle de s'être donné un si ambitieux allié, un si redoutable coopérateur; peut-être alors ouvrira-t-elle les yeux et ne s'entêtera-t-elle pas dans le contresens où elle s'égare aujourd'hui, car n'est-il pas étrange que la même puissance qui frémit à la pensée de voir l'influence française s'affermir en Égypte, livre l'Asie mineure et la Syrie aux troupes russes?

Quant à l'Autriche et à la Prusse, elles paraissent s'être résignées au rôle de spectateur. C'est une singulière abnégation de la part de ces deux monarchies qui sont à la tête de l'Allemagne, de se réduire elles-mêmes à la condition de puissances de second ordre, et d'assister passivement aux évolutions des armées russes et des vaisseaux anglais. M. de Metternich en serait-il donc venu à la fin de sa carrière à subir de la part du czar une sorte d'intimidation dont il ne se rend pas compte et qui l'enchaîne dans une obséquieuse immobilité? Peut-être aussi l'Autriche et la Prusse ont vu dans la convention de Londres une occasion excellente d'enlever à la France l'alliance de l'Angleterre, de séparer les deux grands états constitutionnels, et de faire entrer la GrandeBretagne dans une sorte de solidarité avec les monarchies absolues. Au fond, il y a toujours un vieux levain contre la France ét sa révolution. Mais ces réminiscences d'antipathie ont égaré l'Autriche et la Prusse, et ces deux gouvernemens se fourvoient dans une politique surannée. Pour faire face à l'ennemi, ce n'est plus du côté de la France que l'Allemagne doit regarder, mais elle doit tourner la tête vers la Russie. L'Autriche et la Prusse ont pris des souvenirs pour des inspirations; elles n'ont pas vu que dans la question d'Orient leur véritable intérêt était de s'unir à la France, dont la politique est à coup sûr plus désintéressée que celle de la Russie et de l'Angleterre. La France ne convoite pas de conquête nouvelle; elle travaille pour tous les peuples, en voulant établir partout la facilité et la liberté du commerce.

La France se trouve aujourd'hui seule, non parce que son ambition menace les autres puissances, mais parce que sa modération ne veut pas s'associer aux projets d'agrandissement des unes, à l'aveuglement des autres. Qu'on veuille y regarder de près : c'est la France qui défend la paix, le statu quo, l'équilibre du monde. Affaiblir Méhémet-Ali, lui ôter la Syrie, démembrer sa jeune monarchie, ce n'est pas, comme le prétendent la Russie et l'Angleterre, travailler au maintien de l'empire ottoman, mais à l'ébranlement de l'Europe qu'on pousse ainsi sur l'Asie. L'Égypte, la Syrie, l'Asie mineure deviennent autant de champs de bataille, et ce qu'il fallait éviter sur toute chose, Constantinople est occupée par une armée russe. Quand la France tombait d'accord avec les autres puissances sur cette formule du maintien de l'empire ottoman, elle entendait que Constantinople serait soustraite à l'occupation russe, que l'Europe garantirait au sultan les provinces dont il était en possession, mais elle n'a pas entendu s'engager à détrôner Méhémet-Ali ou à saper les fondemens de sa donination nouvelle en lui ôtant la Syrie. Ici les intentions révolutionnaires appartiennent aux quatre puissances; c'est la France qui veut maintenir, modérer et conserver.

Ce serait un triste spectacle que de voir l'Europe, sous prétexte de défendre les droits et la légitimité de l'empire turc, se précipiter sur la Syrie et sur l'Égypte pour y détruire ce qu'a su y élever depuis trente ans le génie de Méhémet. De quel côté serait la barbarie? Le pacha d'Égypte a pour lui les droits de la conquête et la légitimité de la victoire; il a fondé un empire utile, nonseulement à sa propre ambition, mais aux rapports de l'Europe et de l'Asie,

mais à la civilisation générale du monde. Méhémet-Ali ne se donne pas pour l'ennemi systématique de l'Angleterre; seulement il veut être autre chose que son esclave ou son intendant. N'est-ce pas au reste de l'Europe à lui savoir gré de son indépendance et de sa force, bien loin de vouloir lui ravir l'une et détruire l'autre? L'heureuse usurpation de Méhémet-Ali a déjà pour elle, la consécration d'un quart de siècle, elle a pris place parmi les faits puissans de notre époque, elle a sa raison et son sens dans l'économie du système général. La détruire, c'est faire une œuvre révolutionnaire, un acte de barbarie; les intérêts conservateurs de l'Europe sont avec le pacha. Dans ces derniers temps, il a fait preuve d'une habileté peu commune; il a su rapidement réprimer l'insurrection du Liban, et étouffer les germes de révolte que fomentait le machiavélisme anglais; il a soustrait la flotte égyptienne à une rencontre qui pouvait lui être fatale avec le pavillon britannique; il est toujours maître de la flotte turque; il est dans une situation forte et digne, qui lui permet de traiter et de se défendre en souverain. L'Égypte est en ce moment l'objet de l'attention générale; l'Europe se tourne vers elle et en attend la paix ou la guerre. On ne peut avoir de doutes sur le fond même des résolutions du pacha; il se croit à la Syrie des droits incontestables, et il n'épargnera rien pour les faire triompher. Mais ayant devant lui quatre puissances européennes qui prennent fait et cause pour le sultan, il doit naturellement entrer en négociation avec elles, et la guerre ne saurait venir qu'après de nouvelles discussions diplomatiques. Si la quadruple alliance du Nord met pour s'exécuter autant de lenteur et de circonspection qu'on en a montré dans la quadruple alliance du Midi, la diplomatie ajournera long-temps et modifiera beaucoup l'usage de la force.

Le cabinet soutient le poids de ces circonstances difficiles avec une vigueur habile dont il faut lui savoir gré. Il a à fournir sa carrière entre deux écueils, entre deux extrêmes. Si l'on écoutait quelques exaltés, on ne saurait parler trop haut, se livrer à des démonstrations trop énergiques; il faudrait sans plus attendre menacer l'Europe de déchaîner contre elle la propagande révo lutionnaire, et déclarer qu'on est prêt à se porter sur le Rhin. En dehors de ces mesures, quelques hommes ne voient que honte et trahison. Mais les moyens qu'ils indiquent sont précisément les plus propres à nous aliéner l'Europe, à éloigner de nous toute sympathie de la part de l'Allemagne. Le ministère s'est conduit plus sagement; il n'a pas déclamé, il a agi; il n'a pas annoncé que la France allait attaquer; il s'est mis en mesure pour qu'elle ne fût pas surprise, et il a tenu un langage politique sans faire appel aux passions révolutionnaires. Cette fermeté judicieuse et calme, qui est l'objet des dédains et des clameurs de quelques-uns, paraît à d'autres avoir quelque chose d'excessif et de provocateur qui compromet la paix générale; ces derniers reprochent au ministère d'égarer et d'exalter les sentimens du pays; ils ne s'élèvent pas contre la Russie ou l'Angleterre, mais contre le cabinet, contre M. Thiers. Le même journal qui attaque avec tant de persévérance le président du conseil, remarque que depuis quelque temps la presse anglaise a cessé, ses agres

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sions contre lord Palmerston, et s'est ralliée à sa politique. Ne pourrait-on pas imiter cet exemple? et si l'Angleterre, par patriotisme, soutient le ministre qui risque de troubler la paix du monde, ne devrait-on pas en France s'abstenir de poursuivre l'homme d'état qui la défend? Quelle opinion l'Europe prendrait-elle de nous, si la France, au lieu d'augmenter sa flotte, de fortifier ses armées, se mettait à changer son ministère? C'est une singulière manie que de rabaisser le problème qui nous agite à une question personnelle : de cette façon, on ne nuit pas à l'homme d'état qu'on attaque, mais à celui qu'on croit servir.

Les conjonctures ont une telle portée que successivement tous les états s'en émeuvent et songent à s'y préparer Les États-Unis d'Amérique déclarent que, dans le cas d'une guerre maritime entre la France, l'Angleterre et la Russie, ils maintiendront le droit des neutres envers et contre tous. On parle déjà d'un traité commun entre les puissances maritimes du second ordre, entre l'Espagne, le Portugal, la Suède, le Danemark et la Sardaigne, pour défendre et maintenir la neutralité. La Hollande agite la question de savoir quelle serait dans son intérêt la conduite la plus prudente à tenir. De son côté, le roi Léopold s'inquiète des dangers que lui ferait courir une collision entre la France et l'Angleterre; une guerre entre les deux pays, dont il est également l'allié, le mettrait dans une situation cruelle, et il interviendra jusqu'au bout pour l'empêcher. Partout on sent qu'il ne s'agit pas d'une lutte particulière, mais d'un ébranlement général. Quand la France et l'Angleterre sont en paix, le monde partage leur tranquillité; quand elles se combattent, il se divise et s'agite avec elles.

L'inquiétude et le malaise qui se font voir partout ne nous décourageront pas à ce point de regarder comme inutiles et stériles les dix années de paix dont nous avons joui, et de les appeler un temps perdu. Rien ne se perd en politique et en histoire; tout a sa raison, tout a son effet. Il n'a pas été inutile à la France de montrer à l'Europe qu'elle savait se modérer elle-même; la haute sagesse du roi n'a pas été stérile; les hommes d'état qui ont secondé et servi sa politique ne se sont pas consumés en de vains efforts. Dix années transforment bien les choses; elles modifient les sentimens, changent les situations, minent les obstacles au lieu de les renverser violemment, opèrent enfin dans les passions et dans les idées un déplacement qui est un progrès. Pendant dix années, la France a montré le double désir de conserver la paix, et de résoudre, de concert avec l'Angleterre, les grandes difficultés européennes. On l'avertit aujourd'hui qu'une autre phase politique doit commencer pour elle; mais apparemment elle n'y entrera pas sans les forces que donne une longue paix, sans l'expérience qu'apporte le passé, et sans des vues nouvelles pour son avenir et ses alliances. La France.a le mérite d'avoir persisté pendant dix ans dans ses amitiés politiques, et d'avoir adhéré à tout ce qui pouvait honorablement pour elle maintenir la paix générale. C'est ainsi qu'elle s'est réunie aux autres puissances pour reconnaître le maintien de l'empire ottoman. En cela d'ailleurs, elle était fidèle à une politique qui remonte à trois

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