Page images
PDF
EPUB

siècles. Mais pour l'avenir elle n'est pas liée; elle fera face avec fermeté à des circonstances nouvelles; elle ne languira pas dans une situation fausse et douteuse, car mécontenter la Porte et ne pas secourir l'Égypte serait pour elle le plus mauvais des partis.

Aucun évènement nouveau en Espagne n'est venu distraire l'attention des affaires d'Orient. La reine, accompagnée d'Espartero, retourne à Madrid; elle y aura plus de force et plus d'autorité que dans Barcelone ou dans le camp du duc de la Victoire. Il est probable au contraire que l'ascendant de ce dernier décroîtra à mesure que les souvenirs de la guerre civile s'éloigneront. Sans ennemis à combattre, sans le prestige que lui donnaient quelques triomphes sur les bandes carlistes, Espartero pourra difficilement, s'il en était tenté, mettre son pouvoir au-dessus de celui de la reine et des cortès. Livré à ses seules inspirations, il ne cherchera pas à se créer une autorité dictatoriale; mais c'est un modéré mené par des exaltés, et que la faiblesse peut conduire à des partis extrêmes. On a pu voir que dans sa conduite à Barcelone il n'y avait rien de prémédité; il a obéi aux impressions du moment, aux suggestions de son entourage, mais il n'avait formé aucun mauvais dessein contre la reine et son pouvoir constitutionnel. Il est possible même que, si les deux ministres qui avaient accompagné Christine à Barcelone, M. Perez de Castro et le général Cleonard, n'eussent pas pris si rapidement l'épouvante et la fuite, et que s'ils eussent résisté aux premières manifestations de l'émeute, les évènemens eussent pris une autre tournure. Le nouveau ministère n'a pas encore fait d'acte politique qui permette de juger sa marche et ses tendances. Il lui sera difficile d'agir sans se modifier et sans appeler dans son sein quelques hommes parlementaires qui aient de l'influence auprès des cortès.

L'ordonnance qui a renvoyé M. Louis Bonaparte et ses complices devant la cour des pairs n'a étonné personne : elle était attendue par l'opinion. Le ministère ne pouvait hésiter sur la juridiction à laquelle il voulait déférer l'attentat de Boulogne; elle lui était indiquée par la nature des choses. A un crime politique il faut un tribunal politique. On a dit que le jury était la justice du pays, et que le droit commun voulait qu'on renvoyât devant lui ceux qu'on accusait d'un attentat contre la sûreté de l'état. Il est vrai que le jury est une juridiction de droit commun, mais la cour des pairs n'est pas une juridiction exceptionnelle; pour tout ce qui tient à la politique, elle est aussi de droit commun. La charte la désigne comme un tribunal politique, existant en vertu même de la constitution; sa juridiction est écrite dans le texte même du pacte fondamental.

C'est au ministère, le cas échéant, de choisir entre les deux juridictions, celle du jury et celle de la chambre des pairs. Il apprécie les circonstances, la gravité de l'attentat, le caractère des accusés, et son choix est la conséquence de cette appréciation politique. Ici tout désignait la chambre des pairs, la nature de l'acte, la récidive et les prétentions du principal accusé. On avait beaucoup parlé, il y a quatre ans, de l'embarras où serait jetéé la 'cour des pairs, si M. Louis Bonaparte comparaissait devant elle; c'était une raison pour l'y renTOME XX. SUPPLÉMENT.

15

voyer; il fallait dissiper ce fantôme, et montrer que la dignité d'un des premiers corps de l'état était au-dessus de semblables appréhensions. En déférant à la cour des pairs la connaissance de l'attentat de Boulogne, le ministère, dans la sphère de ses attributions, prononce lui-même un jugement politique.

On ne témoigne pas au jury une défiance injurieuse; on montre plutôt pour sa juridiction une sollicitude constitutionnelle en ne la compromettant pas dans des circonstances auxquelles elle peut se trouver moralement inférieure. Est-on bien sûr que douze citoyens obscurs, isolés, puissent accepter à eux seuls toute la responsabilité d'un jugement, d'un acte politique? Ne se laisseront-ils pas intimider, ne pourra-t-on les séduire? Il est facile de dire d'une manière générale que le jury est la justice du pays; mais cette justice s'exprime par des représentans qui peuvent avoir leur faiblesse, leur insuffisance, leur côté vulnérable. Le sort fait-il toujours sortir, pour les affaires les plus délicates, le nom des citoyens les plus capables et les plus intègres? Ne pourrait-on pas citer aux partisans exclusifs du jury des cas où l'acquittement, en matière politique, n'était pas le résultat d'un verdict tout-à-fait désintéressé. Il n'y a aucune utilité pour l'institution même du jury à en aggraver hors de propos la responsabilité. Nous ne savons pas jusqu'à quel point la société a le droit d'exiger de quelques citoyens d'assumer sur eux seuls le poids des plus graves devoirs de l'ordre politique. Par ces exigences excessives, la société peut compromettre l'institution et sa propre sûreté.

S'il est une juridiction qui offre aux accusés politiques toute garantie pour l'indépendance et les lumières, c'est à coup sûr la cour des pairs. Le nombre des juges et leur mérite individuel font de la cour des pairs un tribunal supérieur à l'entraînement des passions. A côté de jurisconsultes éminens siégent des hommes d'état; la franchise et la loyauté militaire s'y trouvent associées à l'expérience d'administrateurs consommés. Quel homme compromis pour des actes ou pour des écrits politiques ne préférerait à toute juridiction ce tribunal élevé où tous les faits, toutes les idées peuvent trouver des appréciateurs éclairés dans leurs détails les plus difficiles, dans leurs nuances les plus délicates? Dire que le jury représente exclusivement la justice du pays, et que la chambre des pairs ne la représente pas, c'est adresser au jury une adulation grossière dont le mensonge est démontré par le témoignage incorruptible des faits et de la pratique.

Mais on argumente de l'article 28 de la charte ainsi conçu : « La chambre des pairs connaît des crimes de haute trahison et des attentats à la sûreté de l'état, qui seront définis par la loi. » La loi de définition n'est pas encore faite. Donc, dit-on, l'article 28 ne peut être encore applicable. On oublie que cette difficulté a été plus d'une fois résolue par la cour. « Les mots, qui seront définis par la loi, ne se rapportent pas nécessairement à une loi future, a dit M. Portalis dans une des plus savantes délibérations de la cour; très souvent ils se réfèrent dans la langue de la législation à une loi déjà existante. Ce qui indique que sous ce rapport la charte de 1830 n'a rien changé à la charte de

1814, c'est qu'elle n'a point compris la loi qui devait régler la compétence de la chambre des pairs au nombre de celles qui devaient être portées dans un bref délai pour assurer l'exécution de cette charte. La compétence de la chambre des pairs n'est donc pas une compétence éventuelle, soumise à l'intervention d'une loi à venir; c'est la compétence actuelle d'un tribunal en activité. » La loi de définition est, pour ainsi dire, faite successivement par la chambre des pairs à chaque procès qu'on lui défère, et toutes les fois qu'elle prononce sur sa compétence, elle définit elle-même l'attentat, tant comme cour de justice que comme portion du pouvoir législatif. Il ne faut pas oublier, en effet, que la cour des pairs porte dans sa juridiction l'omnipotence législative; c'est ainsi que dans l'arbitrage des peines elle prononce souverainement, jamais pour les aggraver, toujours pour les adoucir. C'est l'avantage de cette haute juridiction sur toutes les autres qu'elle réunit dans sa main les droits et les attributions du juge, du juré et du législateur.

Le mandement que l'archevêque de Paris a publié à l'occasion de son sacre a réuni tous les suffrages. Le siége métropolitain a trouvé un prélat qui sait élever la religion au-dessus des débats et des passions des partis. C'est dans une fidélité sincère au gouvernement constitutionnel qui l'a institué que M. Affre trouve naturellement la haute indépendance qui convient au prêtre catholique. Tel est l'esprit de notre siècle de respecter d'autant plus la religion qu'elle se sépare davantage de toute préoccupation politique. Ce n'est pas seulement en France qu'on peut remarquer ces dispositions salutaires. Le roi de Prusse profite de son avénement pour offrir à l'archevêque de Posen l'oubli complet des griefs qui divisèrent si péniblement le prélat et FrédéricGuillaume III. La cour de Rome, de son côté, vient de recevoir avec de grands égards un envoyé prussien. Il faut se féliciter, pour l'honneur de notre époque, de ce rapprochement entre le siége apostolique et l'état protestant le plus considérable de l'Allemagne. Nous avons assez en Europe des dissidences que font naître entre les peuples leurs intérêts positifs et matériels, sans y mêler encore des haines religieuses qui s'accordent si peu avec le bon sens de notre siècle.

Le successeur de M. Daunou est nommé; c'est M. Letronne, qui passe de l'administration de la Bibliothèque royale à la garde générale des archives du royaume. L'héritage du savant oratorien tombe en de dignes mains. L'érudition et le talent de M. Letronne ne sont pas sans analogie avec la science et l'esprit de M. Daunou; c'est la même sagacité analytique et le même scepticisme judicieux et fin. M. le ministre de l'intérieur et M. le ministre de l'instruction publique, qui se sont vus entourés dans cette circonstance de prétentions fort diverses, ont eu encore, dans cette occasion, comme dans d'autres, le mérite d'aller droit au plus digne. M. Naudet succède à M. Letronne à la Bibliothèque royale. On lui prête, outre son mérite, un esprit conciliant qu'il aura lieu d'exercer plus d'une fois dans le gouvernement d'un corps dont les membres paraissent fort jaloux de leurs droits et attributions. Enfin M. SainteBeuve est nommé à la place que M. Naudet laisse vacante à la Bibliothèque

Mazarine. Un gouvernement est heureux de pouvoir offrir un témoignage d'estime à un homme d'un talent si reconnu. Nous prions seulement M. SainteBeuve de ne pas donner tout son temps aux livres de la Bibliothèque, et de songer à ceux qu'il nous doit.

La traduction complète du Faust de Goethe, que M. Henri Blaze vient de publier (1), présente plus d'un titre à la reconnaissance des lecteurs qui s'intéressent à la littérature allemande. Ce n'est pas seulement, en effet, le mérite de l'exactitude qu'il faut louer dans ce travail; c'est la verve qui en anime toutes les parties, c'est l'enthousiasme profond ressenti pour le poète par le traducteur; c'est enfin le zèle avec lequel il a réuni autour de l'œuvre de Goethe tous les éclaircissemens, tous les commentaires qui pouvaient la faire comprendre et la faire aimer. Le poème de Faust n'est pas de ceux qui livrent leur beauté à une première lecture, à un premier regard; il exige des lecteurs préparés, et même une sorte de contemplation attentive, assidue. Il ne suffisait donc pas de placer une traduction des deux parties de Faust sous les yeux du public français; il fallait nous rendre le poème de Goethe accessible; il fallait conduire le lecteur par la main en quelque sorte dans toutes les parties de cette œuvre bizarre, qui ouvre d'immenses perspectives sur presque toutes les régions parcourues dans ce siècle par la pensée allemande. C'est ce qu'a su faire M. Henri Blaze, c'est ce qui assure à sa traduction de Faust, à son étude sur Goethe et sur la mystique, de nombreux et sérieux suffrages. Une traduction des Paralipomènes de Faust, récemment découverte, termine le beau travail de M. Henri Blaze. Les fragmens recueillis sous ce titre servent presque tous à développer, à éclaircir quelque scène importante du poème. Ce sont des commentaires sur Faust présentés par Goethe sous une forme dramatique; c'est le dernier mot du poète sur l'œuvre à laquelle il consacra toute sa vie. La place des Paralipomènes était donc marquée à la suite de l'œuvre qu'ils expliquent et qu'ils complètent. Parmi ces fragmens, les nouvelles scènes du Brocken, et la Conférence, où la vie universitaire en Allemagne est raillée avec une verve pleine d'ironie, méritent principalement de fixer l'attention.

Dans un moment où la situation de l'Égypte éveille de toutes parts de si graves préoccupations, l'ouvrage publié par le docteur Clot-Bey, sous le titre d'Aperçu général sur l'Egypte, mérite d'être consulté avec la plus sérieuse attention. On sait quelle activité généreuse Clot-Bey a mise au service de l'Égypte, quels services il a rendus en Orient à la cause de la science et de la civilisation. Les renseignemens qu'il donne sur les ressources actuelles de l'Égypte doivent être accueillis en France avec un sympathique intérêt. Outre l'Aperçu sur l'Égypte, Clot-Bey vient de publier un essai sur la peste, observée dans ce pays. L'accueil empressé du public savant ne saurait manquer aux consciencieuses recherches de Clot-Bey, ni aux judicieuses considérations qui les accompagnent.

(1) Un vol. in-18; chez Charpentier, rue de Seine.

F. BONNAIRE.

MÉMOIRES

D'UN

MAITRE D'ARMES.

VIII.'

A compter de ce moment, comme ma position était à peu près fixée, je résolus de quitter l'hôtel de Londres et d'avoir un chez moi. En conséquence je me mis à parcourir la ville en tous sens : ce fut dans ces excursions que je commençai à connaître véritablement Saint-Pétersbourg et ses habitans.

Le comte Alexis m'avait tenu parole. Grace à lui, j'avais, dès mon arrivée, obtenu un cercle d'écoliers que, sans ses recommandations, je n'eusse certes pas conquis par moi-même en toute une année. C'étaient M. de Nareschkin, le cousin de l'empereur; M. Paul de Bobrinski, petit-fils avoué, sinon reconnu, de Grégoire Orloff et de Catherine-le-Grand; le prince Troubetskoi, colonel du régiment de Preobwjenskoi; M. de Gorgoli, grand-maître de la police; plusieurs autres seigneurs des premières familles de Saint-Pétersbourg, et enfin deux ou trois officiers polonais servant dans l'armée de l'empereur. Une des choses qui me frappa le plus chez les grands seigneurs russes fut leur politesse hospitalière, cette première vertu des peu

(1) Voyez les livraisons des 26 juillet, 2 et 9 août.

TOME XX. AOUT.

16

« PreviousContinue »