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par la musique de M. de Nareschkin, la même que j'avais entendue sur la Néva pendant les belles nuits d'été. Chaque homme tenait à la main son cor, prêt à pousser sa note. L'enceinte tout entière était entourée ainsi, de manière à ce que les ours, de quelque côté qu'ils se présentassent, fussent repoussés par le bruit. Entre chaque musicien, il y avait un piqueur, un valet ou un paysan avec un fusil chargé à poudre seulement, de peur qu'une des balles ne vint nous atteindre, le bruit des coups de feu devant se joindre à celui des instrumens si les ours tentaient de forcer. Nous franchîmes cette ligne et nous entrâmes dans l'enceinte.

A l'instant même le bois fut enveloppé d'un cercle d'harmonie qui fit sur nous le même effet que la musique militaire doit faire sur les soldats au moment de la bataille; si bien que moi-même je me sentis tout transporté d'une ardeur belliqueuse dont, cinq minutes auparavant, je ne me serais pas crú capable.

J'étais placé entre le piqueur de M. de Nareschkin, qui devait à mon inexpérience l'honneur de prendre part à la chasse, et le comte Alexis, sur lequel j'avais promis à Louise de veiller, et qui, au contraire, veillait sur moi. Il avait à sa gauche le prince Nikita Mouravieff, avec lequel il était extrêmement lié, et au-delà du prince Nikita Mouravieff, je pouvais encore apercevoir, à travers les arbres, M. de Nareschkin. Au-delà je ne voyais rien.

Nous marchions ainsi depuis dix minutes à peu près, lorsque les cris medvede, medvede (1), retentirent, accompagnés de quelques coups de feu. Un ours qui s'était levé au bruit des cors avait probablement apparu sur la lisière, et était repoussé à la fois par les piqueurs et les musiciens. Mes deux voisins me firent de la main signe d'arrêter, et chacun de nous se tint sur ses gardes. Au bout d'un instant nous entendîmes devant nous le froissement des broussailles, accompagné d'un grognement sourd. J'avoue qu'à ce bruit, qui paraissait s'approcher de mon côté, je sentis, malgré le froid qu'il faisait, la sueur me monter au front. Mais je regardai autour de moi; mes deux voisins faisaient bonne contenance; je fis comme eux. En ce moment l'ours parut, sortant la tête et la moitié du corps d'un buisson d'épines situé entre moi et le comte Alexis.

Mon premier mouvement fut de lâcher mon poignard et de prendre: mon fusil, car l'ours étonné nous regardait tour à tour, et paraissait

(1) Medvede, mot composé de med, qui veut dire miel, et vede, qui sait; littéralement qui sait le miel; l'animal ayant reçu son nom de l'adresse qu'il a reçue de la nature à découvrir son mets favori.

encore indécis vers lequel de nous deux il s'avancerait; mais le comte ne lui donna pas le temps de choisir. Jugeant que je ferais quelque maladresse, il voulut attirer à lui l'ennemi, et, s'approchant de quelques pas, afin de gagner une espèce de clairière où il n'était plus libre de ses mouvemens, il lui jeta au nez une des plaques de ferblanc qu'il tenait à la main. L'ours aussitôt se jeta dessus d'un seul bond, et avec une légèreté incroyable, prit la plaque entre ses griffes, puis la tordit en grognant. Le comte alors fit encore un pas vers lui, et lui en jeta une seconde; l'ours la saisit comme fait un chien de la pierre qu'on lui lance, et la broya entre ses dents. Le comte, pour augmenter sa colère, lui en jeta une troisième; mais cette fois, comme s'il eût compris que c'était une folie à lui de s'acharner à un objet inanimé, il laissa dédaigneusement la plaque tomber à côté de lui, tourna sa tête vers le comte, poussa un rugissement terrible, fit vers lui quelques pas au trot, de manière qu'ils ne se trouvèrent plus qu'à une dizaine de pieds l'un de l'autre. En ce moment le comte fit entendre un coup de sifflet aigu. A ce bruit, l'ours se dressa aussitôt sur ses pattes de derrière : c'était ce qu'attendait le comte; il se jeta sur l'animal, qui étendit ses deux bras pour l'étouffer; mais avant même qu'il ait eu le temps de les rapprocher, l'ours jeta un cri de douleur, et faisant trois pas en arrière, en chancelant comme un homme ivre, il tomba mort. Le poignard lui avait traversé le cœur.

Je courus au comte pour lui demander s'il n'était point blessé, et je le trouvai calme et froid, comme s'il venait de couper le jarret à un chevreuil. Je ne comprenais rien à un pareil courage; j'étais tout tremblant, moi, pour avoir assisté seulement à ce combat.

Vous voyez comme il faut faire, me dit le comte, ce n'est pas plus difficile que cela. Aidez-moi à le retourner; je lui ai laissé le poignard dans la blessure, afin de vous donner la leçon entière.

L'animal était tout-à-fait mort. Nous le retournâmes avec peine, car il devait bien peser quatre cents, étant un ours noir de la grande espèce. Il avait effectivement le poignard enfoncé jusqu'au manche dans la poitrine. Le comte le retira, et plongea la lame deux ou trois fois dans la neige pour la nettoyer. En ce moment nous entendîmes de nouveaux cris, et nous vîmes, à travers les branches, le chasseur qui était à la gauche de M. de Nareschkin aux prises à son tour avec un ours. La lutte fut un peu plus longue; mais enfin l'ours tomba comme le premier.

Cette double victoire, que je venais de voir remporter sous mes yeux, m'avait exalté; la fièvre qui me brûlait le sang avait écarté

toute crainte. Je me sentais la force d'Hercule Néméen, et je demandais à mon tour à faire mes preuves.

L'occasion ne se fit pas attendre. A peine avions-nous fait deux cents pas depuis l'endroit où nous avions laissé les deux cadavres, que je crus apercevoir le haut du corps d'un ours, à moitié sorti de sa tanière, placé entre deux rochers. Un instant je fus incertain, et pour me tirer d'incertitude, je jetai bravement vers l'objet, quel qu'il fût, une de mes plaques d'étain. La preuve fut décisive : l'ours releva ses lèvres, me montra deux rangées de dents blanches comme la neige, et fit entendre un grognement. A ce grognement, mes voisins de droite et de gauche s'arrêtèrent, apprêtant leur carabine, afin de me prêter secours si besoin était, car ils virent bien que celui-là était pour moi.

Le mouvement que je leur vis faire de mettre la main à leur fusil me fit penser que j'étais autorisé à me servir du mien; d'ailleurs j'avoue que j'avais plus de confiance dans cette arme que dans mon poignard. Je le passai donc à ma ceinture, et, prenant à mon tour ma carabine, j'ajustai l'animal avec tout le sang-froid que je pus appeler à mon aide; lui, de son côté, me fit beau jeu en ne bougeant pas; enfin, quand je le vis bien au bout de mon canon, j'appuyai le doigt sur la gachette, et le coup partit.

Au même instant un rugissement terrible se fit entendre. L'ours se dressa, battant l'air d'une de ses pattes, tandis que l'autre, brisée à l'épaule, pendait le long de son corps. J'entendis en même temps mes deux voisins me crier : Garde à vous! En effet, l'ours, comme s'il fût revenu d'un premier mouvement de stupéfaction, vint droit à moi, avec une telle rapidité, malgré son épaule cassée, que j'eus à peine le temps de tirer mon poignard. Je raconterai mal ce qui se passa alors, car tout fut rapide comme la pensée. Je vis l'animal furieux se dresser devant moi, la gueule tout ensanglantée. De mon côté, je lui portai, de toute ma force, un coup terrible; mais je rencontrai une côte, et le poignard dévia; je sentis alors peser comme une montagne sa patte sur mon épaule, je pliai les jarrets et tombai à la renverse sous mon adversaire, le saisissant instinctivement au cou de mes deux mains et réunissant toutes mes forces pour éloigner sa gueule de mon visage. Au même instant, deux coups de feu partirent, j'entendis le sifflment des balles, puis un bruit mat. L'ours poussa un cri de douleur et s'affaissa de tout son poids sur moi. Je réunis toutes mes forces, et, me jetant de côté, je me trouvai dégagé. Je me relevai aussitôt pour me remettre en défense, mais c'était inutile, l'ours était

mort; il avait reçu à la fois la balle du comte Alexis derrière l'oreille et celle du piqueur au défaut de l'épaule. Quant à moi, j'étais couvert de sang, mais je n'avais pas la moindre blessure.

Tout le monde accourut, car du moment où l'on avait su que j'étais aux prises avec un ours, chacun avait craint que la chose ne tournât mal pour moi. Ce fut done avec une grande joie que l'on me vit sur mes pieds près de mon ennemi mort.

Ma victoire, toute partagée qu'elle était, ne m'en fit pas moins grand honneur, car je ne m'en étais pas encore tiré trop mal pour un débutant. L'ours, comme je l'ai dit, avait l'épaule cassée par ma balle, et mon poignard, tout en glissant sur une côte, lui était remonté jusque dans la gorge : la main ne m'avait donc tremblé ni de loin ni de près.

Les deux autres ours, qui avaient été reconnus dans l'enceinte, ayant forcé nos musiciens et nos piqueurs, la chasse se trouva terminée; on traîna les cadavres jusque dans le chemin et on procéda au dépouillement des morts, puis on leur coupa les quatre pattes qui, considérées comme la partie la plus friande, devaient nous être servies à dîner.

Nous revinmes au château avec nos trophées. Un bain parfumé attendait chacun de nous dans sa chambre, et ce n'était pas chose inutile après être resté, comme nous l'avions fait, toute une demijournée enveloppés dans nos fourrures. Au bout d'une demi-heure, la cloche nous avertit qu'il était temps de descendre à la salle à manger. Le dîner n'était pas moins somptueux que la veille, à part les sterlets, qui étaient remplacés par les pattes d'ours. C'étaient nos piqueurs qui, réclamant leurs droits, les avaient fait cuire, au détriment du maitre d'hôtel, et cela tout bonnement dans un four creusé en terre, au milieu des braises ardentes et sans préparation aucune. Aussi, quand je vis paraître ces espèces de charbons informes et noircis, je me sentis peu de goût pour ce singulier mets; on ne m'en passa pas moins ma patte comme aux autres, et, résolu de suivre l'exemple jusqu'au bout, j'enlevai, avec la pointe de mon couteau, la croûte brûlée qui la couvrait, et j'arrivai à une chair parfaitement cuite dans son jus, et sur le compte de laquelle je revins dès la première bouchée. C'était une des plus savoureuses choses que l'on pût manger. En remontant dans mon traîneau j'y trouvai la peau de mon ours qu'y avait courtoisement fait porter M. de Nareschkin.

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LES POÈTES

DE

MADAME DE POMPADOUR.

L'ABBÉ DE BERNIS.

C'était Babet la Bouquetière parmi les gens de lettres, le Pigeon patu parmi les gens de cour; enfin, pour le reste du monde, c'était François-Joachim de Pierres, ou l'abbé de Bernis. Il est né à SaintMarcel, près de Narbonne, au mois de mai 1715. Sa famille, qui était de la plus ancienne noblesse, avait des parentés avec le roi par la maison de Rohan, ce qui ne l'empêchait pas d'être des plus pauvres. Comme on n'avait rien à donner à Joachim, on en fit un abbé. Il vint très jeune à Paris, tout comme Bernard, confiant dans son étoile, souriant à tout venant, afin de ne rencontrer que des sourires. C'était un garçon de belle allure et de bonne façon, l'œil agaçant, la bouche animée, le cœur sur ses gardes, l'esprit sur les lèvres. La nature l'avait fait à l'image d'Hercule, ni plus ni moins; ici le style n'était pas l'homme, non plus que chez Bernard. Ne vous étonnez pas trop que ce garçon-là, si bien fait de corps et d'esprit, soit devenu, au XVIII° siècle, ministre, cardinal, presque roi de France, en admettant la dynastie de Mme de Pompadour; on deviendrait tout cela à moins.

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